L’enseignement et l’éducation permanente ont un rôle essentiel à jouer dans la défense du pluralisme. En invitant au respect des opinions, en rejetant la violence et en entraînant à la discussion rationnelle et argumentée, elles permettent de faire exister et perpétuer le modèle démocratique.
Dans les sociétés contemporaines multiculturelles et démocratiques, les religions sont exposées aux conséquences liées au pluralisme: non seulement elles n’y détiennent pas le monopole de la vérité, mais elles sont, de plus, exposées à la discussion et à la critique de leurs dogmes, valeurs et pratiques. Cette situation a plusieurs effets. Elle contraint les croyants à développer une certaine réflexivité vis-à-vis de leur propre foi; elle leur impose d’admettre jusqu’à un certain point le relativisme dans le domaine des valeurs et des croyances; elle les conduit à devoir adopter a minima une attitude de tolérance dans leur rapport avec les personnes et les groupes qui ne partagent pas leurs convictions.1
Quelle place pour les religions aujourd’hui ?
La liberté de conscience comme la liberté de religion et de culte dont bénéficient les croyants dans les sociétés multiculturelles démocratiques sont une déclinaison du principe général de liberté qui se trouve à la base du fonctionnement démocratique. Celui-ci reconnait aux individus des droits subjectifs (la liberté d’expression, de pensée, d’association, etc.) et offre des garanties dans l’exercice de ces droits (par exemple l’habeas corpus, qui implique que nul ne peut être privé de liberté sans être présenté à un juge qui motive la privation de liberté), basées sur l’état de droit et les règles de fonctionnement de la société.
Dans ce contexte, la liberté de conscience et de religion dont bénéficient chaque individu et chaque collectif est le résultat d’un mécanisme de réciprocité: ma liberté de croire et de pratiquer ma religion implique que je reconnaisse à ceux qui ne partagent pas ma foi une égale liberté.
Effets du pluralisme démocratique sur l’éducation
Cette situation particulière des religions dans les sociétés multiculturelles démocratiques a eu de nombreuses implications sur l’évolution de l’enseignement et sur les conceptions de l’éducation. Alors que dans le contexte du christianisme dominant, l’église catholique pouvait imposer l’autorité unilatérale de son magister sur l’éducation et l’enseignement, ne tolérant que les variations entre les conceptions éducatives prônées par les différentes congrégations religieuses à vocation éducative, la réalité du pluralisme démocratique la contraignit, non seulement à accepter le développement de systèmes d’enseignement concurrents reposant sur des valeurs et des principes en opposition avec ses propres valeurs et principes, mais aussi à intégrer au sein des écoles qu’elle organise une certaine dose de pluralisme, de réflexivité et d’acceptation de l’altérité.
C’est ainsi qu’en Belgique, le projet éducatif de l’enseignement catholique repose aujourd’hui sur un «pluralisme situé», «proposant» un parcours éducatif respectant la liberté de conscience des élèves, mais adossé à une foi et une tradition qui lui donnent sens.
L’enseignement public non confessionnel aborde quant à lui le pluralisme sur la base du principe de neutralité, un principe en quelque sorte heuristique, qui implique une certaine approche de la vérité, dans le cadre d’une conception constructiviste des savoirs, basée sur la recherche de l’objectivité, la clarification des valeurs, le libre examen, l’expérimentation, l’éthique de la discussion basée sur l’argumentation rationnelle et la prise en compte du point de vue de l’autre.
Rejet du pluralisme démocratique
L’application sans réserve du mécanisme de réciprocité dans l’exercice de la liberté conditionne l’acceptabilité et la légitimité de la présence des religions dans les sociétés multiculturelles démocratiques. Vouloir y déroger a, au contraire, pour effet immédiat, de jeter une suspicion sur la nature de la participation des croyants à la vie sociale et entraine ipso facto la remise en question de leur propre liberté à pratiquer leur religion.
La tentation de rompre avec le principe de réciprocité en s’arrogeant l’exclusivité de la liberté de pratiquer sa religion est celle du sectarisme et du fondamentalisme qui, chacun à leur manière, rejettent le pluralisme et veulent détenir le monopole de la vérité.
Le sectarisme cherche à se couper de la société pour recréer en son sein une unité incontestable. Le fondamentalisme, au contraire, cherche à étendre à l’ensemble de la société ses propres principes ou, s’il ne le peut, rejette la société dans son ensemble, désormais perçue comme ennemie, au profit de son propre modèle, qu’il existe quelque part ou soit simplement rêvé.
La rupture avec l’acceptation du pluralisme a de multiples conséquences immédiates: la volonté d’imposer aux autres, au besoin par la violence, sa propre prétention à détenir la vérité; le fait d’empêcher l’expression des autres conceptions; le fait de soustraire sa propre vérité à la discussion et à la critique; l’imposition de ses propres convictions à tous.
Intolérance religieuse à l’école
Dans le contexte scolaire, le rejet du pluralisme prend différentes formes religieuses : l’affirmation identitaire, l’introduction de pratiques et de règles de comportement inspirées par la religion, l’intolérance à l’égard de personnes ayant d’autres convictions ou jugées non conformes (harcèlement, pressions, rejet, intimidations, menaces, violences), la contestation des contenus d’enseignement en opposition avec la doctrine religieuse, le refus de participer à certaines activités.
Le rejet s’exprime certes de manière multiforme mais ses manifestations ont un objectif identique: réduire au maximum le pluralisme et en limiter les effets dans l’éducation. Il s’agit de soustraire à la discussion et à la critique humaine les vérités de la foi et, en particulier, celles qui concernent l’existence de Dieu ou les fondamentaux de la religion; ainsi de la condamnation du blasphème. Il s’agit également de contester tout ce qui remet en question la vision du monde professée par la religion; ainsi du rejet de la cosmologie de la science physique ou de l’évolution de la vie inspirée du darwinisme. Il s’agit aussi d’interdire tout ce qui est considéré comme une atteinte à l’existence humaine en tant que créature créée par Dieu; ainsi de la contestation de tout ce qui a trait à la procréation, à l’orientation sexuelle, à la fin de vie. Il s’agit enfin d’empêcher la discussion ou la critique de tout ce qui fait autorité dans la religion: dignitaires, rites, objets, paroles, livres, lieux, territoires, etc. qui font autorité ou ont un caractère sacral.
Défense du pluralisme en éducation
La vie politique actuelle offre de multiples exemples de la volonté de réduire le pluralisme à sa plus simple expression. On pense immédiatement aux grands systèmes autoritaires ou totalitaires d’aujourd’hui que sont la Russie, la Chine ou la Corée du Nord. Mais la tentation de réduire le pluralisme tend également à se développer dans les sociétés démocratiques, avec, par exemple, le mouvement MAGA incarné Donald Trump aux USA ou les partis politiques identitaires situés à l’extrême-droite de l’échiquier politique dans différents pays de l’Union européenne.
Sans doute est-il temps de se rappeler que faire vivre le pluralisme suppose d’accepter le dissensus comme moteur de l’évolution de la société. Il implique d’écouter l’autre, de développer la capacité de se mettre à sa place pour envisager son point de vue et en tenir compte. Il suppose aussi un certain courage: celui d’exprimer son désaccord, de pouvoir dire non, de ne pas consentir à l’inacceptable, d’oser s’opposer, voire de se confronter à d’autres points de vue.
Il y a en démocratie une vertu à promouvoir l’expression de la pluralité des opinions. On peut parler à cet égard d’un véritable ethos démocratique. Celui-ci consiste, comme l’a montré le philosophe Jürgen Habermas, à réguler les désaccords par des procédures qui permettent de dégager des accords, de manière pacifique, par une discussion argumentée et rationnelle.
Le modèle démocratique, pour autant, ne peut fonctionner sans la volonté des membres de la société de rechercher l’entente par des voies pacifiques et par l’argumentation. L’éthos démocratique n’est pas lui-même inné ou pérenne: il s’apprend, il s’entretient et il se développe, et cela, seulement, s’il est appris, cultivé et vécu.
L’enseignement et l’éducation permanente ont leur rôle à jouer sur ces différents plans: former, entraîner, faire exister cet éthos démocratique. Ils ne pourront cependant y apporter leur contribution qu’à la condition de ne jamais transiger eux-mêmes sur ce qui fonde cette éthique: le respect de la pluralité des opinions, la renonciation à la violence, la recherche de l’accord par la discussion argumentée et rationnelle.
- 1HABERMAS Jürgen. «Entretien sur Dieu et le monde», in Une époque de transitions, éd. Fayard, Paris, 2005, p. 317 et suivantes.