Une lecture de la BD "Le Monde sans fin"

Jeudi 1 juin 2023

François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Ingénieur, conférencier et enseignant français, Jean-Marc Jancovici est l’un des vulgarisateurs des questions climatiques et énergétiques les plus en vue. Sa bande dessinée Le Monde sans fin1 , parue à la fin de 2021, l’a propulsé sur le devant de la scène médiatique car elle crée le débat.

Je suis les publications de Jean-Marc Jancovici depuis de nombreuses années, et j’apprécie sa façon brillante de parler de son sujet. Comme beaucoup d’étudiant·es de ma génération, j’ai été impressionné par ses talents d’orateur, ses trouvailles pédagogiques, sa vision synthétique de situations a priori complexes. Sa récente BD Le Monde sans fin est un énorme succès de librairie. A tel point que, dans les milieux scientifiques ou écologistes, se positionner «pour ou contre Janco» devient un passage obligé de discussions de fin de soirée. On le dit génial, visionnaire ou au contraire aveuglé par ses convictions, réactionnaire2  3 . D’abord peu intéressé par cet ouvrage, plutôt redondant avec ses autres publications4 , j’ai fini par le lire.

Le monde sans fin Jean-Marc Jancovici
Le Monde sans fin

En 191 pages faciles à parcourir, souvent assez drôles et imagées, l’auteur5 résume les points principaux de sa pensée. En voici la substance. La disponibilité des combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz) a permis, depuis le XIXe siècle, une croissance vertigineuse des biens et services, presque tous dépendants de l’énergie bon marché. Ces combustibles fossiles ne se renouvellent pas6 et donc se tariront; l’abondance énergétique actuelle est un moment unique de l’histoire de l’humanité, qui prendra fin dans peu de temps. De plus, cette utilisation des fossiles amplifie le réchauffement climatique, aux conséquences désastreuses. Pour que l’humanité poursuive son existence dans des conditions matérielles et sociales correctes, la politique énergétique mondiale doit sortir de cette dépendance aux fossiles, en jouant simultanément sur deux tableaux: réduction de notre consommation et mise en service massive de sources d’énergie non fossiles. Les énergies renouvelables ne sont pas capables d’assurer cet avenir énergétique. L’énergie nucléaire est donc la seule solution viable pour cet avenir.

Discours classique: fin du pétrole et sobriété

Un des principaux mérites du Monde sans fin est de présenter de façon claire la nécessité absolue de préparer un avenir énergétique qui prenne en compte la fin prochaine du pétrole ainsi que le réchauffement climatique. L’énergie, nous dit Jancovici, est en effet une ressource absolument centrale, qui ne sert pas seulement à se déplacer, s’éclairer et se chauffer, mais aussi à produire, manger, faire tourner l’industrie (métal, textiles, chaussures, absolument tout!), transporter, construire, soigner, etc. Presque toute l'activité humaine repose sur l’abondance de l’énergie bon marché, qui nous fournit en permanence une quantité de travail littéralement pharaonique. Car nous sommes, comme des puissants de l’Egypte ou de la Rome antique, servis par l’équivalent énergétique de «200 esclaves en permanence» (p. 43). Or cette énergie facile présente deux graves défauts: elle va se tarir dans assez peu de temps et elle occasionne le réchauffement climatique.

Ainsi, une bonne partie du propos du Monde sans fin converge avec la pensée écologiste classique: notre monde fini ne supportera pas une croissance indéfinie, contradiction que suggère le titre d’ailleurs; la décroissance énergétique et industrielle n’est pas une option, mais une obligation; pour ne pas la subir dans le chaos, il faut l’anticiper; pour se préparer à cette transition, il y a urgence à relocaliser l’économie, repenser l’urbanisme et les transports en commun, revenir à une certaine sobriété dans notre vie quotidienne, et trouver de nouvelles sources d’énergie.

Moins classique: les renouvelables sans avenir

Même avec une réduction de notre consommation d’énergie, le maintien d’un certain niveau de vie (alimentation correcte, déplacements possibles, médecine performante, etc.) demande de produire une certaine quantité d’énergie électrique. Or, pour Jancovici, les renouvelables ne conviendront absolument pas. Il faut massivement recourir au nucléaire, et ce dès maintenant, pour amortir le choc prochain de la fin du pétrole. C’est bien sûr avec cette assertion que l’auteur se distingue du discours dominant presque toujours pro-renouvelable.

Concernant le nucléaire, Jancovici rappelle qu’à côté des décès dus à l’électronucléaire7 , il existe une bien plus grande hécatombe liée à la combustion du charbon et du pétrole, souvent passée sous silence (p. 150). Pour aller dans le sens de l’auteur, je souligne ici que dans un paysage énergétique dominé par ces deux combustibles, donc à peu près partout en 20238 , une personne sur 10 environ meurt précocement à cause de ce qu’elle a respiré (400 à 800.000 décès par an en Europe!)9 . Une véritable décimation donc, et on ne parle même pas ici des morts dans les événements météorologiques extrêmes, inondations et canicules notamment, très probablement dus au renforcement de l’effet de serre. Jancovici s’insurge donc, à raison à mon avis, contre la diabolisation excessive du nucléaire, dont l’accidentologie est comparable à celle de l’avion: très peu d’accidents mais très médiatisés, qui nous font craindre quelque chose d’assez sûr. Tandis que la mortalité due au pétrole et au charbon est à la fois massive, régulière et discrète.

Après avoir rappelé les avantages du nucléaire par rapport aux énergies fossiles, Jancovici brosse un tableau très noir des énergies renouvelables. Sur certains points, on lui donne facilement raison: lorsqu’il calcule le nombre d’éoliennes nécessaires pour alimenter la France (p. 127) ou lorsqu’il compare la faible emprise au sol d’une centrale nucléaire à la grande surface prise par un parc photovoltaïque de même puissance, il s’agit de calculs faciles à vérifier10 . On le suit également sur d’autres points (p. 160): les installations hydroélectriques noient des zones immenses, les éoliennes ont un impact néfaste sur les populations d’oiseaux et de chauve-souris. Et surtout, le solaire photovoltaïque ainsi que l’énergie éolienne présentent l’immense défaut de l’intermittence: pas d’électricité sans soleil ni sans vent! Des systèmes de stockage performants pourraient compenser cet énorme inconvénient, mais de tels procédés, très gourmands en matières premières, posent d’immenses problèmes de réalisation.

A raison encore, Jancovici rappelle que ces énergies (hydroélectricité, solaire, éolien11 ) ne sont absolument pas propres. Le mot renouvelable est trompeur, puisqu’il renvoie à l’idée de recyclable ou de durable, et peut induire l’idée fausse qu’il s’agit d’une technique sans déchet, sans conséquence sur les milieux naturels ou la santé – de l’énergie bio en somme. Or ici, renouvelable signifie que les phénomènes naturels permettent de renouveler l’énergie presque en même temps qu’elle est consommée, par opposition au pétrole qui ne se reconstitue qu’en plusieurs millions d’années. Il n’y a donc strictement aucun lien entre régénération et propreté d’une filière énergétique. Les panneaux solaires, les éoliennes et les barrages défigurent le paysage, nécessitent l’extraction de métaux variés, engendrent des déchets problématiques, etc. La BD rappelle donc utilement que le trio hydro-éolien-solaire n’a rien d’une solution facile.

Où sont les sources ?

Pas une solution facile donc, mais solution quand même? D’après Jancovici, non. C’est page 157 qu’il enterre rapidement l’idée d’un avenir énergétique renouvelable, en affirmant qu’aucune technique de stockage (qui permettrait de corriger l’intermittence) n’est réaliste. C’est à ce moment de ma lecture que, déjà un peu alarmé plus haut par le bilan sanitaire de Tchernobyl extrêmement optimiste (p. 139), j’ai voulu consulter la bibliographie à la fin de l’ouvrage afin d’examiner les articles académiques sur lesquels s’appuie l’auteur. A ma grande surprise, je n’ai trouvé aucune source sur ces sujets… ni sur aucun autre d’ailleurs. Sauf erreur de ma part, il n’existe tout simplement pas de bibliographie appuyant les affirmations du Monde sans fin, ni dans l’ouvrage ni sur le site jancovici.com.

En toute rigueur, un ouvrage à prétention scientifique qui ne propose aucune bibliographie devrait être considéré avec la même circonspection qu’un album de Yoko Tsuno ou un épisode de Star Wars. La fiction peut se permettre de nous faire rêver sur les voyages dans le temps et les sabres laser, sans citer de sources prouvant la viabilité du scénario – heureusement! Mais en sciences, toute affirmation – et en particulier chiffrée – doit être étayée au moyen de publications revues par des pairs. L'argument d’autorité ne suffit pas, et ce d’autant moins que Jancovici ne se prétend ni expert ni scientifique12 . Certes, on comprend bien que Le Monde sans fin n’est pas de la fiction et que la BD repose sur des bases scientifiques plus solides que celles de Star Wars, mais l’impossibilité de retrouver ces bases met mal à l’aise.

Remis de ma stupéfaction, j’ai essayé de trouver des sources scientifiques ailleurs. Le journal Nature, par exemple, indique un bilan de l’ordre de plusieurs milliers de décès pour Tchernobyl13 .  D’après de nombreux chercheurs, la recherche sur les renouvelables a évolué par rapport à la situation présentée par Jancovici, et un certain nombre de problèmes soulevés (intermittence, grande surface prise au sol) sont en partie résolus14 . Je découvre également que la théorie neuroscientifique due à Sébastien Bohler tentant d’expliquer pourquoi l’humain pille les ressources planétaires (p. 184-192) est, au minimum, sujette à caution, d’après des scientifiques s’alarmant dans une tribune parue en 202215 . Il apparaît donc que plusieurs affirmations du Monde sans fin sont inexactes; quant à celles qui sont exactes, elles manquent de preuves. Par conséquent, sans aucun moyen de distinguer les deux, il me semble impossible, dans l’état actuel des choses, d’adhérer à la thèse la plus novatrice du livre – la supériorité du nucléaire sur les renouvelables comme solution d’avenir.

L’avantage du défaut

Faut-il dès lors déconseiller ces 191 pages? Sûrement pas, à mon avis. Quoi qu’on puisse lui reprocher, Jancovici a sûrement bien plus contribué à la prise de conscience climatique que beaucoup de scientifiques bien intentionné·es, antinucléaires ou non. Aidé par le dessinateur, il utilise des images percutantes (comme les «équivalents-esclaves») pour expliquer notre immense consommation d’énergie, notre dépendance aux énergies fossiles et les subtilités du réchauffement climatique. Il remet un peu d’équilibre dans les deux équations fausses «renouvelables = la panacée» et «nucléaire = le diable». Il nous évite la pensée confortable «Tout ira tout seul avec les énergies renouvelables». Il trace quelques solutions réalistes dans les processus d’économies d’énergie, sans qu’il s’agisse d’un retour au Moyen Age. Ce genre de pistes concernant l’alimentation, les transports ou l’urbanisme (p. 165-184) aident à sortir de cette écoanxiété qui peut nous saisir sous un flux de mauvaises nouvelles écologiques.

Enfin, d’une certaine façon, on peut retourner le défaut principal de la BD16 – des propos affirmés sans preuves – en un avantage: il contribue à créer le débat et à réfléchir. Des centaines de milliers de personnes ont lu ce livre et parlent de ces questions cruciales, s’intéressent, s’indignent, critiquent, se renseignent par elles-mêmes17 . Les tenant·es du renouvelable comme celles et ceux du nucléaire s’expriment, affûtent leurs arguments, discutent et pourront peut-être, qui sait, aider à la publication d’un autre ouvrage de vulgarisation correctement sourcé, ce qui serait une excellente nouvelle.

 

 

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