Rendez-vous avec Morphée, de la Préhistoire à nos jours

Jeudi 19 septembre 2024

Image par 愚木混株 Cdd20 de Pixabay
François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Parmi tous les troubles du sommeil, l’insomnie est à la fois l’un des plus classiques et des plus pénibles. Elle est définie par «une insuffisance de sommeil en quantité ou qualité, alors que les conditions environnementales sont favorables au sommeil, avec la sensation de ne pas avoir récupéré suffisamment»1 . Et pourtant, de la Préhistoire à aujourd’hui, les nuits coupées n’ont pas toujours été considérées comme anormales.

Schématiquement, on peut distinguer quatre types d’insomnies: la difficulté à s’endormir, le réveil trop précoce, les multiples réveils dans la nuit, et enfin le gros «trou» d’une à deux heures au milieu de la nuit. Intéressons-nous à ce dernier phénomène, que nous appellerons «insomnie de milieu de nuit», dont voici un exemple typique. Alice se couche à 22h30 et se réveille à 2h30 du matin, de façon spontanée. Après quelques tentatives infructueuses d’endormissement, elle se lève pour manger une tartine, lire à la cuisine ou travailler, avant de se rendormir à 3h30. En se réveillant à 7h30, elle aura dormi huit heures au total, en deux fois quatre heures. Presque tout le monde a vécu cela une fois ou l’autre, et certaines personnes l’expérimentent même très régulièrement.
Il est possible qu’Alice connaisse, après une telle nuit, une sensation désagréable de somnolence, un mal de tête ou d’autres symptômes de manque de sommeil. Mais parfois, une telle insomnie ne laisse pas de trace désagréable. Bob, par exemple, après sa nuit trouée, se sent bien reposé, avec la satisfaction d’une pause calme et utile autour de 3h du matin. Autrement dit, pour certaines personnes du moins, une insomnie de milieu de nuit se révèle tout à fait bénin, voire normal.

Entretenir le feu, faire des enfants

Cette dernière hypothèse semble indirectement confirmée par les travaux de l’historien Roger Ekirch, publiés dans les années 2000 et plus récemment vulgarisés pour le public francophone2 . En enquêtant sur le sommeil avant la révolution industrielle, cet auteur a montré que nos ancêtres dormaient généralement en deux parties. Ce sommeil biphasique était composé de deux périodes de sommeil d’environ quatre heures, séparées par une ou deux heures de veille. Même si l’hypothèse reste controversée du point de vue des dates et de l’ampleur géographique du phénomène, il semble établi qu’en Europe de l’Ouest, avant la révolution industrielle, le sommeil biphasique ait été, sinon la norme, du moins répandu.
Ainsi, une Bruxelloise typique de 1600 allait au lit à 20h, s’endormait à 21h3 , se réveillait naturellement à 1h, passait une ou deux heures éveillée, et se rendormait jusque vers 6 ou 7h. La période de veille était consacrée à diverses tâches du quotidien. De nombreuses traces dans la littérature, l’iconographie, dans les minutes de procès, évoquent ces éveils de milieu de nuit comme des périodes d’activité parfaitement normales, que ce soit pour bricoler, entretenir le feu, discuter tranquillement ou encore faire des enfants4 .

L’insomnie, un vestige de l’ère préindustrielle ?

Des expériences modernes semblent corroborer la thèse de R. Ekirch: en isolant des personnes dans des conditions hivernales (nuits longues et journées courtes) où elles peuvent dormir comme elles le désirent, elles finissent par adopter un mode de sommeil biphasique5 , ce qui suggère une certaine naturalité dans cette façon de dormir. Toujours d’après R. Ekirch, c’est la révolution industrielle, avec l’arrivée de lumières puissantes bon marché et des horaires de travail plus astreignants, qui a éliminé le sommeil en deux parties.
Ce résultat sur le sommeil change notre vision de l’insomnie de milieu de nuit, qui peut alors être vue non comme une pathologie, mais comme un vestige d’habitudes anciennes, presque complètement abandonnées depuis l’industrialisation. Les conseils donnés par la médecine (ne pas chercher à rester au lit, mais s’activer à des tâches tranquilles, comme la lecture ou le bricolage, et se rendormir une à deux heures plus tard) sont alors moins un moyen de traiter un problème que des suggestions pour s’occuper utilement pendant un temps de veille parfaitement «naturel». Voilà un argument qui peut contribuer à détendre certain·es insomniaques, qui apprendront qu’ils ou elles ne font que perpétuer une pratique oubliée6 !

Sommeil préhistorique: dormir peu, en une fois, dans le froid

Dans ses recherches sur le sommeil en deux phases, Roger Ekirch remonte jusqu’à l’Antiquité, en mentionnant que les Romains faisaient la fête pendant cette coupure nocturne. Mais quid de nos ancêtres préhistoriques? Un article paru en 2015 apporte un éclairage intéressant sur le sommeil dans un lointain passé. Dans cette étude7 , des équipes de recherche ont analysé le sommeil de trois sociétés préindustrielles de chasseurs-cueilleurs de régions équatoriales ou tropicales (Bolivie, Tanzanie, Namibie), en supposant raisonnablement que leurs résultats s’étendent à la Préhistoire lointaine, lorsque l’habitat humain se limitait aux régions équatoriales. Ces recherches ont montré plusieurs résultats inattendus.
D’abord, ces gens ne se plaignent presque pas de problèmes de sommeil, tout en dormant peu: entre 5,7 et 7,1 heures en moyenne, sans sieste! Ensuite, leur sommeil est monophasique: contrairement aux dormeuses et dormeurs occidentaux préindustriels, ils ne connaissent pas de «trou» dans leur nuit. D’ailleurs, le mot insomnie n’existe pas dans leur langue. Ensuite, ils s’endorment assez longtemps après le coucher du soleil et se réveillent généralement peu avant le lever du soleil. Par exemple, si la nuit dure de 19h à 6h, le sommeil a lieu de 23h à 6h: donc plutôt dans la deuxième partie de la nuit, partie qui est aussi la plus froide8 . Enfin, ils s’activent physiquement et s’exposent à la lumière surtout le matin, et non l’après-midi pendant laquelle ils recherchent l’ombre pour des activités plus calmes. On peut résumer en affirmant que ces humains, et donc nos ancêtres lointains d’Afrique, dormaient peu, en une fois, dans le froid, et s’activaient à la lumière le matin.

Les lumières artificielles, un retour aux sources africaines !

Nous pouvons tirer plusieurs conclusions de cette étude, qui change de nouveau notre regard sur le sommeil. D’abord, le fameux sommeil biphasique, s'il était «naturel» en Europe occidentale, ne l’est pas pour l’Homo sapiens tropical ancestral. L’étude confirme ensuite que nous avons besoin de plusieurs heures de noir avant de s’endormir, ce qui est compatible avec ce que l’on sait de la mélatonine: cette «hormone de l’endormissement» apparaît en effet après deux heures passées sans lumière vive (et en particulier bleue), ce qui fait coïncider le sommeil avec les heures les plus froides. Cette subtile horlogerie hormonale serait le résultat d'une adaptation permettant de ne pas s’activer dans le froid, ce qui économise l’énergie. Plus surprenant: une nuit de sommeil de six à sept heures aurait suffi à nos ancêtres, alors que cette durée est plutôt inférieure à ce qui est préconisé ici et maintenant.
Alors, pourquoi les êtres humains d’Europe dormaient-ils en sommeil biphasique? D’après les auteurs, ce sommeil en deux temps serait une adaptation «récente» (depuis l’arrivée de notre espèce dans nos contrées, il y a 50 à 100 000 ans) aux longues nuits d’hiver de nos latitudes. Rappelons qu’une nuit de Noël dure quinze heures ici, contre onze en Afrique équatoriale; l’être humain n’ayant pas besoin de plus de huit heures de sommeil, la veille de milieu de nuit apparaît comme une solution naturelle au problème posé par une si longue période obscure.
Les auteurs ajoutent: « Dans ce cadre, la disparition post-industrielle du sommeil biphasique n’est pas un développement pathologique, mais plutôt un retour au schéma de sommeil encore observé de nos jours dans les groupes que nous avons étudiés, retour rendu possible par les lumières artificielles et le contrôle de la température qui a reproduit des aspects des conditions tropicales naturelles.» Ainsi, de façon complètement inattendue, du point du vue du sommeil, le mode de vie industriel permet de revenir aux conditions du chasseur-cueilleur des savanes africaines! On pourrait donc voir notre appétence pour la lumière électrique du soir non comme une tendance addictive et «contre-nature» à rester éveillé, mais plutôt comme un retour à nos origines tropicales.

Le «naturel» et le «pathologique»

Revenons à notre insomnie de milieu de nuit: nous l’avons dé-pathologisée dans le cadre du sommeil biphasique préindustriel adapté à nos longues nuits d’hiver. Mais dans le cadre d’une société permettant de s’éclairer facilement le soir, elle redevient plutôt anormale. Et elle n’existe pas pour les chasseurs-cueilleurs équatoriaux, qui dorment peu et d’une seule traite. Que conclure quant à l’aspect «pathologique» ou «naturel» de telle ou telle façon de dormir?
Comme souvent en biologie humaine, il nous semble qu’il faille surtout conclure que l’être humain montre une formidable capacité d’adaptation, et que la notion de «naturel» est à prendre prudemment, avec pincettes et guillemets. Partie d’Afrique au climat équatorial avec des nuits de onze heures, notre espèce a brillamment colonisé des régions glaciales où la nuit peut durer jusqu’à seize heures, voire… plusieurs mois si on pense au nord de la Scandinavie9 ! Par conséquent, il n’existe sans doute pas une façon de bien dormir, mais divers types de sommeil selon le lieu et le mode de vie. Pourquoi ne pas, si cela nous repose bien et nous plaît, dormir en sommeil biphasique, autrement dit, voir les «nuits trouées» comme un non-problème, et en profiter pour s’activer tranquillement? Ceci suppose d’aller au lit de 21h à 1h, bricoler un peu, puis dormir de 2h30 à 6h30, ce qui demande en principe de ne pas trop s’éclairer à partir de 19h. Ceci semble peu réaliste en été, mais faisable en hiver, à condition de bénéficier d’un environnement social compréhensif (voisins, enfants, travail, etc.).
Les expériences de Jerome Siegel nous montrent aussi que six ou sept heures suffisaient à nos ancêtres. Peut-on transposer cela de nos jours? Pas sûr, car il se peut que les conditions de vie modernes, avec des journées de travail plus longues que celles que connaissaient les chasseurs-cueilleurs, avec des stimulations plus complexes, nécessitent plus de sommeil. Comme quoi, la notion de pathologique et de naturel restent dépendantes d’un environnement social, géographique, climatique…

Finalement, comment bien dormir?

Cette étude sur les chasseurs-cueilleurs qui, rappelons-le, ne connaissaient pas le mot «insomnie», donne quelques pistes et confirme plusieurs conseils classiques pour améliorer son sommeil. D’abord, il faut s’exposer à la lumière (en particulier bleue) et pratiquer une activité physique dès le matin. Prendre un petit-déjeuner au soleil et marcher dehors très tôt reste un peu utopique dans une vie urbaine classique contrainte par la vie familiale et professionnelle, mais allumer de fortes lumières à la maison peu après le réveil, sortir rapidement de chez soi, marcher ou pédaler sur le chemin du travail, tout ceci contribue à régler notre rythme veille-sommeil.
Ensuite, éviter les fortes lumières (surtout bleues) le soir, avec si possible au moins deux heures entre la fin des lumières bleues et l’endormissement, ceci pour que la mélatonine inonde l’organisme au bon moment. Les conseils habituels sur la fin des écrans vers 19 ou 20h vont en ce sens. De même pour l’adoption de l’heure d’hiver (GMT+1), voire de l'heure d’hiver de Londres (GMT) toute l’année, qui permettrait d’éviter de se coucher en plein soleil en été et de partir au travail dans le noir en hiver10 . Enfin, Homo sapiens semble réglé pour dormir dans le froid et non dans un appartement à 20°C; donc, si l’environnement acoustique le permet, ouvrons les fenêtres la nuit, même en hiver. Les autres conseils de bon sens n’ont rien à voir avec les hommes préhistoriques: évitons l’alcool, la caféine, les repas trop lourds; et enfin… laissons la pleine lune tranquille11 !

 

  • 1 https://www.inserm.fr/dossier/insomnie/
  • 2Son livre grand public a été traduit en français en 2021: EKIRCH Roger. La grande transformation du sommeil. Comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits, Ed. Amsterdam, 2021.
  • 3Notons que nous sommes décalés de 1 heure (hiver) ou 2 heures (été) sur l’heure solaire utilisée autrefois. Vingt-et-une heures à Bruxelles à l’époque s’entendent donc de nos jours 22 h (hiver) ou 23 h (été).
  • 4https://www.bbc.com/afrique/60016098
  • 5WEHR Thomas A. «In short photoperiods, human sleep is biphasic», Journal of Sleep Research 1, p. 103-107, 1992.
  • 6Bien sûr, de très nombreux cas d’insomnies restent pathologiques (difficultés d’endormissement, réveils très fréquents, anxiété, etc.).
  • 7SIEGEL Jerome M. et al. «Natural Sleep and Its Seasonal Variations in Three Pre-industrial Societies», Current Biology 25, p. 2862-2868, 2015.
  • 8La nuit, la température décroît jusqu’au lever du soleil.
  • 9Mais les habitants de ces régions présentent de nombreux troubles du sommeil…
  • 10Voir Éduquer 141 : https://ligue-enseignement.be/changement-dheure-heure-dete-et-heure-dhi…
  • 11Des études confirment que l’endormissement survient plus tard non pas à la pleine lune, mais en premier quartier, pour la bonne raison que la pleine lune brille en pleine nuit et non le soir. Et notre satellite n’influe pas sur la qualité du sommeil après endormissement. https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.abe0465

oct 2024

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