Changement d’heure, heure d’été et heure d’hiver: faut-il chercher midi à quatorze heures?

Lundi 26 novembre 2018

Les pays de l’Union Européenne se dirigent vers l’abolition du changement d’heure, mais chaque État doit fixer quelle heure il adopte, sans obligation d’harmonisation régionale. Amsterdam pourrait, par exemple, être en retard d’une heure sur Bruxelles. En août dernier, une consultation citoyenne a été lancée sur ce sujet. «Voulez-vous encore du changement d’heure, et dans la négative, préférez-vous rester à l’heure d’hiver ou l’heure d’été?». Voilà une question qui mêle de façon intéressante économie, sociologie, physique, biologie, géographie: comment choisir l’heure légale dans un pays, comment les organiser sur un continent?

Certes, décider qu’il est telle ou telle heure, que le soleil se couche à 22h ou 21h, ou même à midi, est pure convention. «Quelle importance? c’est arbitraire, c’est une fausse question!» pourrait-on dire. Si nous vivions sous terre, le choix de l’heure serait en effet arbitraire. Mais ce n’est pas le cas: malgré sa tendance marquée à s’enfermer dans des bureaux, des écoles et des maisons, Homo sapiens est un animal diurne, physiologiquement sensible à la lumière du soleil. Par exemple, nous devons en moyenne nous activer plutôt de jour, et nous avons besoin de deux heures d’affaiblissement de la lumière avant de nous endormir dans le noir complet. À partir de ce genre de données incontournables, on peut se demander: quand commencer les activités diurnes (travail, école, etc.)? Combien de temps après le lever du soleil, combien de temps avant son coucher? Choisir l’heure, c’est donc, ni plus ni moins, organiser les activités humaines par rapport au rythme du soleil, et donc de notre rythme biologique. Voici donc un problème qui concerne tout le monde, sans que nous soyons toujours vraiment au courant des conséquences concrètes: c’est un enjeu politique très important, pas du tout une fausse question!

Fin 19e : L’heure légale est l’heure solaire de la capitale

Pour mesurer le temps en un point donné, il faut un instant de référence. Le plus commode est de prendre comme repère le «midi», instant défini comme le moment où le soleil est au milieu de sa course journalière (midi signifie «milieu du jour»). C’est aussi le moment où, au sommet de sa trajectoire, il passe plein sud du lieu donné[1] . Puis on divise en 24 heures égales la durée entre deux midis consécutifs. C’est ainsi que, depuis bien longtemps, on définit l’heure solaire (ou naturelle) en un lieu donné. Mais comme la Terre tourne d’ouest en est, les points situés à l’est sont en avance sur ceux situés à l’ouest. La notion de midi change donc d’un lieu à l’autre! Quand il est midi à Bruxelles, il est déjà 12h05 à Liège. La longitude, mesurée à partir de Londres, traduit ce décalage. Par exemple, la longitude de Berlin est de 15 degrés est (15 degrés représentent une heure d’avance sur Londres). Celle de Plymouth est de 3 degrés ouest (15 min de retard sur Londres). Avec la généralisation des chemins de fer, on s’est retrouvé, à la fin du 19e siècle, face à un petit casse-tête: comment organiser des transports ferroviaires commodes si deux villes d’un même pays n’ont pas la même heure? Raisonnablement, on a choisi de prendre, pour tout un pays donné, l’heure de la capitale. Ainsi, c’est l’heure naturelle de Londres qui fixe les horloges dans tout le Royaume Uni. Lorsque le soleil passe au sud dans le ciel de la capitale, il est officiellement midi (heure légale) dans tout le pays, même s’il est déjà (au soleil) 12h05 à Douvres et encore 11h45 à Plymouth. Ce petit décalage n’est pas très ennuyeux pour un petit pays; c’est le prix à payer pour le synchroniser. À l’échelle d’un continent ou d’un pays très étendu d’est en ouest, le problème est plus compliqué. Si on synchronisait les horloges de Russie sur l’heure naturelle de Moscou, le soleil à Vladivostok se lèverait à 23h et se coucherait à 11h du matin! On divise alors le pays ou le continent en «fuseaux horaires», bandes orientées nord-sud où l’heure légale est la même, afin que l’heure officielle d’une région coïncide à peu près avec son heure naturelle.

L’anomalie France/Benelux/Espagne: depuis l’Occupation, une heure d’avance sur le soleil

Environ 40 degrés de longitude séparent l’Irlande de l’Ukraine, soit près de trois heures de décalage. L’Europe (hors Russie) est donc divisée en trois fuseaux: le fuseau ouest, fixé sur l’heure naturelle de Londres, référence mondiale appelée GMT (Greenwich Mean Time); le fuseau central, en avance d’une heure sur Londres, appelé GMT+1 (l’heure naturelle de Berlin), et le fuseau est, en avance de deux heures sur Londres, appelé GMT+2 (l’heure naturelle de Kiev). De façon logique, les pays d’Europe de l’Est sont réglés sur GMT+2, et ceux d’Europe Centrale sont sur GMT+1. Mais bizarrement, ceux d’Europe de l’Ouest ne sont pas tous à GMT! Pourquoi donc ces cinq pays occidentaux (France, Espagne, Benelux), qui auraient dû naturellement suivre l’heure anglaise, sont-ils sur le fuseau d’Europe Centrale (GMT+1)? À cause de l’expansion nazie! Hitler voulait en effet que le Reich entier soit à l’heure de Berlin[2], et Franco a accordé les pendules de son pays à celles d’Allemagne[3] . Curieusement, à la Libération, ni la France ni la Belgique ne sont revenues à l’heure GMT. D’où, de la Seconde Guerre aux années 70, un étrange décalage d’une heure environ entre l’heure légale et l’heure naturelle dans cinq pays d’Europe de l’Ouest.

1977, le changement d’heure: deux heures d’avance sur le soleil en été!

Une deuxième modification d’heure est le changement d’heure entre l’hiver et l’été, qui a lieu en mars et en octobre. Décidé au début du XXe siècle dans plusieurs pays d’Europe, abandonné pendant la Seconde Guerre, puis finalement réadopté après le choc pétrolier de 1973, il est supposé permettre des économies d’énergie. En effet, en Belgique avant 1977, le soleil se levait vers 5h et se couchait à 21h à la fin juin. Mais peu de gens se lèvent avant 5h, alors que beaucoup se couchent après 21h en consommant de l’électricité. Pour allumer moins de lampes le soir, il semble avantageux de profiter de la luminosité du soir en décalant l’heure légale d’une heure supplémentaire: le soleil se couche donc désormais à 22h au lieu de 21h en juin. On économise une heure d’éclairage électrique. Ainsi, en France, Benelux et Espagne, depuis les années 70, la pendule est décalée en été de non pas une, mais de deux heures sur l’heure naturelle! Lorsque le soleil est à son midi à Bruxelles, il est près de 14h sur les horloges. En résumé, nous sommes donc dans le fuseau GMT+1 en hiver et dans GMT+2 en été. C’est ce qu’on appelle «l’heure d’été double», un phénomène presque unique au monde.

Première critique: le changement en lui même

Voyons maintenant les critiques du système actuel d’heure en Europe de l’Ouest. La première critique porte sur le changement proprement dit. La deuxième sur le décalage entre l’heure légale et l’heure naturelle. Il est facile de comprendre pourquoi le changement est pénible. Pendant quelques jours en avril et en novembre, le corps (sommeil, digestion, habitudes liées à l’éclairement naturel) ne suit pas facilement les nouveaux horaires: rappelons-nous que le changement de mars, qui avance l’heure légale, consiste purement et simplement à aller au travail/école une heure plus tôt, ce qui est toujours difficile. Quant au changement d’octobre, certes agréable le matin, il nous fait du jour au lendemain rentrer du travail entre chien et loup, après le coucher du soleil. Nous voici tout à coup, début novembre, presque dans le noir à 17h, d’où une recrudescence d’accidents de piétons dans la rue. Il est probable que le coût de ces inconvénients dépasse les faibles gains énergétiques invoqués initialement[4]. D’où la proposition actuelle et le consultation lancée par l’Europe: si nous Deuxième critique: on se lève trop tôt! Il faut donc choisir entre trois fuseaux: GMT+2 (conserver l’heure d’été toute l’année), GMT+1 (heure d’hiver toute l’année), ou même GMT (retour à l’heure naturelle toute l’année, comme c’était le cas avant 1917: mais ce choix n’a même pas été proposé par la consultation européenne, et ne semble pas à l’ordre du jour, nous verrons pourquoi).abandonnons le changement d’heure (comme beaucoup de pays du monde l’ont fait d’ailleurs), quelle heure conserver? En plus de l’économie d’énergie qui motiva le changement d’heure en 1977, plusieurs enjeux se mêlent: pensons par exemple au secteur de l’horeca, qui profite des longues soirées en terrasse dues à GMT+2, soirées qui seraient raccourcies en cas de choix de GMT+1. Mais pensons également aux personnes travaillant tôt le matin, qui souffriraient particulièrement du choix de GMT+2 en hiver, car ils iraient au travail dans le noir complet durant quatre mois, voire plus. Pensons également à la pollution des villes, qui semble être accentuée par l’heure d’été double, car l’émission de polluants à la fin des horaires de bureau coïncide avec le pic de chaleur de la journée. Pensons aux relations économiques avec nos voisins européens, et au casse-tête ferroviaire en cas de décalage horaire avec Lille, Amsterdam ou Cologne. Pensons enfin au problème le plus souvent évoqué: le sommeil, et pas seulement celui des enfants. Faisons en effet un petit calcul sur la situation en été. Comme on l’a vu, le coucher doit avoir lieu après au moins deux heures de faible lumière, donc en gros deux heures après le coucher de soleil. De mai à août, le coucher de soleil, qui a lieu autour de 21h30 (22h fin juin, et même 22h20 en Bretagne!), rend un endormissement avant 23h30 difficile. En comptant 1h30 de préparatifs et transport pour un travail qui commence vers 8h, il nous faut nous lever à 6h30. Soit un total de sept heures de sommeil, ce qui est trop peu (nous en avons besoin de huit en moyenne, et plus pour les enfants). En d’autres termes: à cause du trop grand décalage entre l’heure légale et le soleil, il est physiquement difficile, sinon impossible, de dormir suffisamment de mai à août avec l’heure d’été actuelle (GMT+2). Ou, ce qui revient exactement au même: avec GMT+2, les activités diurnes commencent une heure trop tôt. En somme, suite à l’Occupation nazie et au choc pétrolier, notre pays est habité quatre mois par an par une population en manque chronique de sommeil, avec des conséquences en termes de santé et d’accidents sans doute considérables, quoique difficiles à estimer. Autre petit calcul, concernant l’hiver: si on gardait GMT+2 en hiver, le soleil se lèverait après 8h30 pendant quatre mois (9h30 début janvier!). Le réveil et le début des activités diurnes s’effectueraient donc en pleine nuit pendant plusieurs mois, ce qui comporte également une foule de conséquences négatives sur la santé et la sécurité. Bref, pendant environ deux tiers de l’année (mai-août et novembre-février), du point de vue de la physiologie du sommeil, GMT+2 nous fait lever trop tôt le matin.

GMT+1, meilleur choix?

La solution est donc de tout retarder, travail et école, d’une heure … ou, ce qui revient au même, de garder GMT+1, l’heure d’hiver, toute l’année! Mentionnons que le choix de GMT, l’heure naturelle (que nous avons abandonnée au début du XXe), serait sans doute encore meilleur du point de vue du sommeil: le soleil se coucherait à 19-20h de mai à août, ce qui permet un endormissement correct à 22h pour avoir huit et même neuf heures de sommeil. Mais une telle mesure serait sûrement impopulaire, car le soleil se coucherait déjà vers 19h30 en été, ce qui supprimerait la possibilité de (par exemple) boire un verre un 24 mai à 20h en plein soleil. De plus, l’impératif d’être en phase avec l’UE plaide contre GMT: le cœur de l’Europe (autour de l’Allemagne, et non du RoyaumeUni) a pour heure naturelle GMT+1, et ne choisira jamais l’heure naturelle de Paris ou Bruxelles. En somme, cette fois-ci pour des raisons pacifiques, le Benelux doit abandonner son heure naturelle pour l’heure allemande. Même si personne n’aime se dire qu’on reviendrait à une situation imposée par les nazis il y a près de 80 ans, il semble que le choix de GMT+1 serait le plus rationnel, avec un bon compromis entre sommeil et plaisir estival. Le soleil ne se coucherait pas trop tôt en été, une heure plus tôt qu’actuellement, donc vers 20-21h de mai à août. Un barbecue pendant les vacances se terminerait certes plus vite dans l’obscurité, mais finir une soirée aux chandelles sous les étoiles de la constellation du Dauphin, cela ne manque pas de charme. Et le soleil ne viendrait pas trop tard les matins d’hiver (au pire, vers 8h30 en janvier: c’est la situation actuelle).

Image tirée du film «Monte là-dessus» avec Harold Lloyd, 1923 de Sam Taylor et Fred Newmeyer.

GMT+1 vs GMT+2: dentiste contre pâtissier?

Alors pourquoi tant de Belges, pendant la consultation, se sont dit·e·s favorables à GMT+2 (heure d’été toute l’année)? Je pense, d’une part, que peu de gens sont sensibilisés aux conséquences pénibles de GMT+2 toute l’année. On imagine mal ce que signifie un lever de soleil hivernal à 9h30 en termes de fatigue matinale. Et, tout en appréciant les longues soirées d’été, on ne comprend pas toujours qu’elles ne sont tout simplement pas compatibles avec un sommeil normal, à moins de disposer d’un horaire de travail flexible. Pour gagner des deux côtés, il faudrait totalement repenser l’organisation de la société, avec des journées de travail/école moins longues: un débat bien plus profond qu’un simple choix de fuseau, débat qui n’est malheureusement pas à l’ordre du jour. En somme, conserver l’heure d’hiver toute l’année serait meilleur pour la santé publique mais l’heure d’été est bien plus agréable le soir, du moins pour une partie de la population. Faut-il faire passer la santé avant le plaisir et la convivialité? La question mérite d’être posée. Pourquoi la santé serait-elle sacrée? Si c’était le cas, on interdirait des choses agréables MAIS nocives, comme le bon vin, les gâteaux et le chocolat à l’orange. Heure d’hiver contre heure d’été, une variante de «dentiste contre pâtissier»...

Sociologie du changement d’heure: à qui profite GMT+2?

Mais il me semble aussi que cette consultation par internet n’est pas très représentative, car les personnes qui ont répondu, familières d’internet, connectées et probablement plus éduquées, sont en moyenne celles qui profitent des avantages estivaux de l’heure d’été sans trop en subir les inconvénients. Car ces avantages (sortir en terrasse, etc.) coûtent relativement cher d’une part. Et d’autre part, il est plus facile de s’endormir à minuit un soir de juin quand on est (par exemple) une graphiste indépendante se levant à 8h et allumant son portable à 9h en prenant un café, que pour un ouvrier se levant à 6h pour prendre le bus et être à l’usine à 8h. De même en hiver, où le lever de soleil à 9h imposé par GMT+2 serait facile à supporter par ceux et celles qui peuvent commencer le travail plus tard. Autrement dit, il me semble que les catégories les plus aisées et plus connectées, avec des horaires de travail souvent plus flexibles, pâtiraient en moyenne moins si on choisissait GMT+2 toute l’année. On pourrait ainsi craindre, en cas de choix de l’heure d’été, une aggravation de la coupure entre différentes classes sociales, les milieux les plus aisés profitant (en moyenne) mieux de la lumière du jour, devenant lève-tard et couche-tard, et les milieux plus pauvres, plutôt couche-tôt et lève-tôt. Dans le même ordre d’idées, la contrainte de synchronisation avec les pays voisins, qu’on présente souvent comme un impératif absolu (on a, par exemple, l’impression que le fait de ne pas avoir la même heure qu’Amsterdam serait extravagant) est sans doute plus importante pour la classe moyenne supérieure (cadres, commerciaux, etc.), que pour une personne au train de vie plus modeste sortant rarement du pays. Personnellement, je ne vois aucun inconvénient à régler ma montre lorsque je vais à Lille ou à Cologne. Où est le problème? Une ou deux heures de jetlag en allant à la côte d’Opale, cela redonnerait même un peu d’exotisme aux vacances en France… En conclusion, j’espère que les responsables de cette décision la prendront après avoir interrogé des gens suffisamment au fait des tenants et aboutissants du dossier, et ne se satisferont pas d’une consultation en ligne qui ne reflète sûrement pas un avis éclairé d’un échantillon représentatif de la société belge.

François Chamaraux, enseignant en physique et mathématiques  

[1] Toute la discussion qui suit concerne les régions tempérées de l’Hémisphère Nord et en particulier l’Europe moyenne: pas le Congo, ni la Norvège où les données astronomiques sont différentes. [2] www.slate.fr/story/79264/ heure-hiver-allemagne-france-occupation [3] C’est une des raisons pour lesquelles les Espagnols semblent vivre décalés: ils vivent «tard» en heure légale, mais de façon relativement normale par rapport à leur heure naturelle. [4] www.heure-ete.net/ached.htm    

nov 2018

éduquer

141

Du même numéro

Une vague verte sur les écoles?

Une vague verte a déferlé sur Bruxelles et dans les Provinces wallonnes, provoquant ci et là, des changements importants dans les majorités communales. Que peut-on attendre de celles où Ecolo aura la ...
Lire l'article

Un film pour raconter son histoire

À travers le film d’animation «Vivre dans un autre pays», les femmes du cours d’alpha-FLE de la Ligue de l’Enseignement, encadrées par l’équipe de Smala Cinéma, racontent leur exil, les séparations fa...
Lire l'article

Quelques faits sur les langues

  Non, les Diables Rouges ne se parlent pas en anglais! Dans son livre paru en juin dernier («Belgium. Une utopie pour notre temps»[1]), Philippe Van Parijs propose l’anglais comme langue commune en...
Lire l'article

Articles similaires