Les poisons #2 / Poisons artificiels: la dose fait-elle toujours le poison?

Jeudi 4 avril 2024

©Tumisu - Pixabay.com
François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Nous avons vu comment certains êtres vivants (en particulier bactéries, plantes, champignons et certains animaux) sécrètent des poisons, capables de tuer des animaux à des doses étonnamment faibles. Dans cette deuxième partie, nous allons nous intéresser aux poisons créés par l’être humain et nous reviendrons sur cette phrase de Paracelse: «La dose fait le poison».

Si les plantes, via l’évolution et la sélection naturelle, ont «mis au point» des poisons pour leur défense ou leur attaque, les êtres humains, eux, n’en sécrètent pas. Notre espèce a donc pris aux autres êtres vivants quelques-unes de leurs créations mortelles: curare ou anémonine sur les flèches pour paralyser le gibier, toxines de champignons antibiotiques pour se défendre face aux bactéries, pyrèthre et nicotine pour tuer les insectes, etc.

Poisons artificiels

Mais, avec les fulgurants progrès de la chimie au XIXe et surtout au XXe siècle, les scientifiques peuvent créer des molécules aux propriétés étonnantes, parmi lesquelles des poisons. Ces substances agissent à des niveaux vitaux, où des doses souvent faibles suffisent pour désorganiser et tuer. Par exemple, les pesticides organophosphorés agissent sur l’influx nerveux: une petite quantité suffit pour tuer un insecte par paralysie. Les DL50 (dose nécessaire pour tuer, avec une probabilité de 50%, un animal d’un kilo) de ces molécules atteignent couramment des valeurs aussi petites que 0,00001 kg/kg, ce qui signifie que dix grammes de ces produits suffisent théoriquement à tuer la moitié d’une tonne d’insectes, soit l’équivalent du contenu de dix mille ruches.
C’est ainsi que diverses familles de poisons ont vu le jour, dont les noms, finissant par le suffixe -cide, indiquent la cible visée: insecticides, herbicides, acaricides, raticides, nématicides (contre certains vers, les nématodes) ou encore fongicides (contre les champignons). Les usages sont très nombreux: défense de nos plantes et animaux domestiques (herbicides, insecticides, fongicides, vermicides), préservation de la récolte (fongicides sur les fruits ou le blé), protection des meubles ou des charpentes contre les insectes et les champignons, ou encore de nos chats et chiens contre les puces. Citons également l’entretien des voies ferrées et des routes envahies d’herbe, des terrasses et des trottoirs couverts de mousse, des gazons de golf endommagés par des vers parasites, des parcs infestés de rats, etc. Sans oublier, bien sûr, toutes les applications à la santé humaine (antibiotiques, virucides, etc.).

Inconvénients et protection

L’utilisation de ces substances, généralement efficace à court terme, pose de nombreux problèmes, à plusieurs niveaux. D’abord, la résistance: le mécanisme d’évolution par sélection engendre des lignées plus résistantes aux produits utilisés. Ce phénomène, bien connu pour les antibiotiques, vaut également pour les pesticides en agriculture. On assiste alors à une «course à l’armement» entre l’être humain et le ravageur des cultures.
Ensuite, on relève des conséquences néfastes sur l’environnement et la biodiversité. On peut citer ici l’exemple classique du DDT, dont Rachel Carson a montré en 1962 les effets délétères sur la faune sauvage dans son livre Printemps silencieux1 . Plus récemment, le journaliste Stéphane Foucart explique comment l’effondrement des populations d’insectes est dû notamment aux puissants insecticides néonicotinoïdes2 . Notons qu’il s’agit là d’un mélange de toxicité aiguë (effet immédiat d’une forte dose) et chronique (effet à long terme de faibles doses).
Enfin, certains pesticides possèdent une toxicité chronique en santé humaine. Il s’agit d’effets sur la santé, manqués ou sous-estimés lors de la mise sur le marché, qui se révèlent après des années, voire des dizaines d’années, sous forme d’une surincidence de telle ou telle maladie grave, que les épidémiologistes relèvent lors d’études longues et difficiles. On peut citer par exemple le lien établi entre certains pesticides et la survenue de la maladie de Parkinson, qui est d’ailleurs considérée comme maladie professionnelle chez les agriculteurs en France depuis 20123 .
Dans ce contexte se pose donc la question: comment utiliser les pesticides4 sans abîmer l’environnement et la santé humaine?

Le bon sens de Paracelse

Portrait présumé de Paracelse. Copie anonyme du XVIIIe siècle, probablement d'après une gravure d'Augustin Hirschvogel (1503- 1553). ©Wikipedia

Réexaminons cette fameuse phrase de Paracelse: «Rien n’est poison, tout est poison, c’est la dose qui fait le poison», qui semble tenir du bon sens. D’une part, tout produit «inoffensif» peut devenir mortel en grande quantité (l’eau !). D’autre part, des produits réputés dangereux deviennent inoffensifs à des doses suffisamment basses: un microgramme de cyanure, par exemple (quelques graines de lin), ne fera pas de mal à un être humain. Le même type de bon sens semble s’appliquer pour la toxicité chronique, suggérant donc, pour les pesticides auxquelles nous sommes exposés, un «effet de seuil», c’est-à-dire une quantité en dessous de laquelle aucun effet indésirable ne sera observé.
Actuellement, la protection de la santé humaine repose donc essentiellement sur cette idée de seuil. Sur le papier, tout est simple: si la ou les toxicités d’une molécule est/sont bien connue(s); si la dose seuil (au-dessous de laquelle aucun effet délétère n’est observé) est bien déterminée; si on peut fixer des normes d’utilisation permettant de respecter ce seuil (équipement de protection, quantité épandue par hectare, distance minimale entre épandage et habitation, interdiction d’utilisation les jours de vent, etc.); et si, enfin, ces normes sont respectées; alors Paracelse nous assure que le pesticide peut être utilisé en toute sécurité pour la santé humaine. Cependant, même en supposant – ce qui est loin d’être toujours le cas, mais c’est une autre question – que toutes ces conditions sont réunies, Paracelse a-t-il raison?

Paracelse, première limitation: effet sans seuil

Voici une première entorse à son bon sens: certains toxiques possèdent des effets sans seuil. Prenons par exemple l’alcool et le tabac, les poisons chroniques les plus célèbres: il n’existe pas de seuil au-dessous duquel ils sont inoffensifs5 . Il en est de même pour certains cancérogènes. Cela ne signifie pas, bien sûr, que fumer trois cigarettes ait le même effet que d’en fumer 100.000. Cela signifie qu’une faible exposition peut conduire à un effet maximal (cancer par exemple), mais avec une probabilité faible. Autrement dit, si le risque reste faible avec une consommation faible, le danger, lui, est toujours grand.
On peut faire une analogie: fumer, c’est comme être face à un million de pilules, dont une seule donne à coup sûr une maladie mortelle et les autres restent sans danger6 . Et chaque jour, le fumeur avale quelques-unes de ces pilules. Que se passe-t-il alors? Une consommation faible peut très bien entraîner des conséquences fatales, mais avec une probabilité faible. A mesure que la consommation augmente, cette probabilité augmente, et on s’achemine vers la quasi-certitude d’un décès prématuré. C’est ainsi, en gros, que fonctionne la consommation de tabac7 , ainsi que l’exposition à certains cancérogènes.
En toute rigueur, avec ces molécules, il n’existe pas de seuil au-dessous duquel une population serait totalement en sécurité, même si on peut déterminer une dose au-dessous de laquelle le risque est jugé raisonnable, ou tolérable.

Paracelse, limite 2: les bizarres perturbateurs endocriniens

Mais ce n’est pas tout. Il a été mesuré que pour certains produits de la famille des «perturbateurs endocriniens» (des produits qui interfèrent avec notre système hormonal, comme le célèbre bisphénol A), on obtient un lien dose-effet très étrange: d’une part les fortes doses ont plus d’effet que les moyennes doses, ce qui est normal, mais d’autre part les petites doses ont plus d’effet que les moyennes doses8 ! Comme si fumer une cigarette par jour comportait plus de risque que d’en fumer dix! Les raisons de ce phénomène sont mal connues, toutefois il existe différentes hypothèses solides qui expliquent ce phénomène curieux.
Mais alors, avec un Paracelse à ce point mis à mal («La diminution de la dose fait le poison»!), comment déterminer une dose minimale pour un tel produit? Il s’agit là d’un véritable casse-tête pour le régulateur!

Paracelse, limite 3 : la fenêtre d’exposition

Troisième élément à corriger chez Paracelse: il est maintenant bien connu que certains toxiques chroniques auront des effets nocifs en cas d’exposition à certains moments spéciaux de la vie: in utero, enfance, adolescence. L’alcool, par exemple, se révèle particulièrement nocif en exposition in utero. Il en est de même pour la tristement célèbre thalidomide, à l’origine du scandale des «bébés sans bras» des années 1950 et 1960. Si on voulait compléter Paracelse, on pourrait donc proposer: «En plus de la dose, c’est la période d’exposition qui fait le poison».

Paracelse, limite 4 : l’effet cocktail

Imaginons une porte avec deux serrures différentes fermées: seule l’utilisation simultanée des deux clés ouvre (ou ferme) la porte. Transposé au niveau moléculaire, nous avons l’effet cocktail, c’est-à-dire le cas où deux molécules ensemble possèdent des effets qu’on n’observe pas lorsque les molécules agissent séparément. Le cas inverse existe également, lorsqu’une molécule annule l’effet de l’autre ou le modère: on parle alors d’effet antagoniste. L’existence de l’effet cocktail est une très mauvaise nouvelle, car il augmente de façon gigantesque le nombre de cas à tester. Avec 10 molécules, on peut constituer 45 cocktails! Et à partir de 100 substances, 4950… On voit l’immense tâche qui attend les toxicologues, déjà face à des milliers de molécules aux effets inconnus9 .

Paracelse au XXIe siècle

Reprenons donc une version modernisée de Paracelse: «C’est souvent la dose qui fait le poison; mais dans certains cas, la dose fait la probabilité de poison; dans d’autres cas, la diminution de la dose fait le poison; dans d’autres cas, le mélange fait le poison; enfin, la fenêtre d’exposition fait également le poison». Ainsi, sans pour autant dire que Paracelse se trompe toujours, il ne suffit pas, malheureusement, de «simplement» déterminer une dose seuil en dessous de laquelle toute la population et la biodiversité seraient à l’abri.
Il existe donc de nombreux obstacles à une utilisation sans risque des pesticides. Seule une recherche publique indépendante des industries permettra d’établir les conditions d’utilisation des pesticides, de proposer des alternatives le cas échéant et de guider la législation en la matière.

Avr 2024

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