La poule ou l’œuf?

Jeudi 26 octobre 2023

© Eric Vandenheede
François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Il vous faut un travail pour obtenir une carte de séjour, mais les employeurs refusent de vous engager sans carte de séjour. Il faut de l’argent pour installer les infrastructures d’une entreprise, mais il faut que l’entreprise tourne pour avoir de l’argent. Expérience requise pour décrocher un emploi? Mais il faut avoir été employé pour posséder de l’expérience!

Si les agriculteurs nourrissent les fabricants de tracteurs, il faut des fabricants de tracteurs pour que les agriculteurs travaillent… Dans ce genre de situations assez fréquentes, on reste perplexe face à ce qu’on peut appeler une double dépendance. Chacun des deux événements semblant être la cause de l’autre, on ne peut envisager aucun démarrage. D’où un malaise: comment faire? On pense, bien sûr, à cette vieille énigme : «Qui, de la poule ou l’œuf, existait en premier?». C’est pourquoi, comme le font les anglophones qui parlent de «chicken-egg paradox», nous appellerons ces situations des «paradoxes œuf-poule» ou POP.

Double dépendance

On peut rapidement résoudre certains POP en sortant d’une façon ou d’une autre de la double dépendance. Par exemple par un mensonge ou demi-mensonge: «J’ai de l’expérience, donnez-moi ce job». Et, moyennant un peu de difficultés, on se fait vraiment de l’expérience sur le tas, ce qui justifie a posteriori le mensonge comme étant légitime. Dans la situation argent-entreprise, la solution classique consiste en un emprunt à la banque ou en démarrant à très petite échelle – commencer sans infrastructure avec quelques clients, amasser un peu d’argent, investir dans du matériel, augmenter le nombre de clients, etc. – jusqu’à parvenir à une situation où, en effet, un démarrage ex nihilo deviendrait impossible. Pour l’agriculture et la mécanisation, il est très simple de briser le paradoxe en mentionnant que les premiers agriculteurs n’avaient évidemment nul besoin de tracteurs.
Dans ce dernier cas comme dans beaucoup d’autres, nous voyons que c’est par l’examen du passé que nous pouvons éliminer le POP, en mettant en évidence une époque où la double dépendance n’existait tout simplement pas. C’est exactement ainsi que nous explorerons le paradoxe originel de l’œuf et de la poule.

Quand une prépoule pond un œuf de poule…

La biologie nous dit d’abord ceci: un être vivant est génétiquement identique à l’œuf qui lui a donné naissance1 , mais chaque œuf qu’une femelle fabrique est génétiquement différent d’elle. Si ceci n’est pas clair, pensons à l’humain: chacun de nous est génétiquement identique au fœtus (et donc à l’ovule fécondé) qui nous a préexisté, alors que toute femme enceinte porte un fœtus génétiquement différent d’elle.
D’autre part, la théorie de l’évolution par sélection naturelle2 nous apprend que les espèces évoluent, justement grâce à cette infime différence entre les parents et leur œuf (ou graine). Ces minuscules modifications, accumulées dans une certaine direction par un processus de sélection (par exemple des pattes de plus en plus fortes, un plumage de plus en plus brillant, etc.), finissent, après des milliers de générations, par produire une nouvelle espèce. Dans le cas qui nous occupe, la poule (et le coq), Gallus gallus domesticus est une espèce relativement récente, qui a émergé par sélection3 à partir d’un autre oiseau il y a quelques milliers d’années.
Avec ces deux arguments, il devient facile de répondre à la question œuf-poule par le scénario suivant: un jour, il y a quelques milliers d’années, une femelle d’un certain oiseau-presque-poule (appelons-la une prépoule) a pondu un œuf dont est sorti, après 21 jours environ, la première poule. Comme on sait que l’oiseau est génétiquement identique à l’œuf dont il est sorti, c’est donc que l’œuf pondu par la prépoule était un œuf de poule, et non de prépoule! Donc nous avons répondu à la question: l’œuf de poule a existé avant la première poule: trois semaines avant!

… et quand un dinosaure pond un œuf d’oiseau

Mais cette réponse évite la vraie question plus générale suivante: qui exista en premier, l’œuf d’oiseau ou l’oiseau? Nous allons répondre de façon identique, mais cette fois en invoquant les ancêtres des oiseaux, c’est-à-dire les dinosaures. Exactement comme ci-dessus, nous pouvons affirmer qu’il y a quelques dizaines de millions d’années, une femelle d’une certaine espèce de dinosaure, un dinosaure préoiseau, a pondu un œuf dont est sorti un oiseau. L’œuf d’oiseau a précédé l’oiseau!
Examinant l’évolution à l’envers, nous pouvons reproduire ce raisonnement de plus en plus loin dans le passé. L’œuf de dinosaure, pondu par un poisson prédinosaure, a précédé le dinosaure. Et puis, l’œuf de poisson, pondu par un prépoisson, a précédé le poisson. Et encore: l’œuf du premier animal à reproduction sexuée, pondu par un animal-presque-à-reproduction-sexuée, a précédé le premier animal à reproduction sexuée.

Sans sexe, disparition du paradoxe

Et avant la reproduction sexuée? Les êtres vivants se reproduisent par des processus de division simple. Au lieu de nécessiter une autre forme intermédiaire (œuf, graine) qui combine les patrimoines génétiques de deux individus, la multiplication se fait directement à partir d’un seul individu, par exemple à partir d’un petit morceau qui, en croissant, donne un nouvel organisme4 . Plus simple encore: en remontant encore un peu le temps, avant -2 milliards d’années, nous arrivons à l’ère des organismes unicellulaires, comme les levures et les bactéries, dont la reproduction, également asexuée, se fait par division cellulaire. Chaque cellule se divise et donne une cellule «fille» identique5 . En remontant la généalogie des bactéries, nous parvenons autour de -3,5 à -4 milliards d’années, avec les toutes premières cellules vivantes.
Nous pouvons donc enfin répondre à la question initiale. L’œuf de poule exista avant la poule, et de façon générale, l’œuf préexiste à l’animal correspondant. Mais dans le passé, à l’origine de la succession œuf-animal, on trouve des bactéries, qui ne pondent pas d’œuf. Comme on l’a vu plus haut avec les paysans et les tracteurs, le paradoxe disparaît de lui-même grâce à un examen d’une époque où la double dépendance œuf-animal n’existait pas.

D’un paradoxe à l’autre: le paradoxe sorite

Une des difficultés conceptuelles majeures dans le raisonnement présenté réside dans la difficulté à savoir où placer des jalons dans un processus extrêmement progressif. A quel moment exactement décider qu’un poisson est en fait devenu un dinosaure? A quel moment un dinosaure donne-t-il naissance à un oiseau? Cet événement ne s’est nullement distingué par quelque chose de spécial. Car le scénario n’est pas: «Une dinosaure a un jour pondu un œuf d’où est sorti un superbe faucon parfaitement adapté pour le vol». Mais plutôt: «Une dinosaure coureuse emplumée, qui volait mal, a donné naissance à un dinosaure coureur emplumé qui volait un tout petit peu moins mal, qu’on décide d’appeler oiseau». Si une ornithologue remontait dans le temps pour observer attentivement cette lignée de dinosaures pendant des milliers d’années, elle serait incapable de décider à quel moment dire: «Ça y est, on a le premier oiseau!».
Ceci rappelle le paradoxe du tas, ou paradoxe sorite: «Si on verse du sable grain par grain, à partir de combien de grains a-t-on un tas?». Un million? Mais alors on interdit à 999.999 grains de sable de s’appeler tas, alors que le paquet de 999.999 ne se distingue pas, à l’œil nu, du paquet d’un million de grains! Mais si on fixe 999.999 comme limite pour le tas, pourquoi 999.998 grains ne feraient-ils pas un tas convenable? Et par un tel raisonnement par régression, on parvient à l’affirmation qu’un grain constitue un tas, ce qui est absurde. La dénomination «tas», faute d’être fixée mathématiquement par un critère quantitatif, doit donc nécessairement laisser place à l’arbitraire. Il en est de même en évolution, où la frontière entre dinosaure et oiseau doit être tracée arbitrairement.

La «vraie» question sous l’œuf et la poule

Revenons à notre réponse: «A l’origine de la poule et de l’œuf, on trouve une bactérie». Cette question en appelle une autre: d’où vient la première bactérie? Comment expliquer l’apparition de quelque chose d’aussi structuré qu’une cellule vivante, à partir de substances minérales qui ne possèdent pas ces structures (eau, hydrogène, soufre, métaux, dioxyde de carbone notamment)?
La plus simple des bactéries présente une complexité ahurissante, à côté de laquelle l’organigramme des institutions belges ou la plus compliquée des machines construites par Homo sapiens se révèlent d’une simplicité risible. Des milliers de réactions chimiques y ont lieu en parallèle, chacune contrôlée par des molécules produites par d’autres réactions, elles-mêmes produites par d’autres réactions, etc.
Par exemple, dans les cellules, on trouve des protéines et de l’ADN. L’ADN est le code permettant de fabriquer les protéines, mais fabriquer de l’ADN nécessite des structures basées sur… les protéines! Besoin d’ADN pour les protéines, besoin de protéines pour l’ADN: on se retrouve avec un POP au niveau microscopique! Dans le même ordre d’idées, nous constatons que l’activité de l’intérieur d’une cellule nécessite une membrane entourant la cellule, mais que cette membrane est produite par les réactions à l’intérieur de la cellule. Encore un POP!
On ne peut dénombrer ici tous les problèmes posés par le défi de comprendre les origines de la vie, mais ils regorgent de paradoxes qui prennent souvent cette forme: il faut A pour produire B, mais il faut B pour obtenir A! Les POP foisonnent littéralement, à tous les niveaux de la cellule… Et la recherche progresse pour comprendre comment un assemblage présentant tant d’interdépendances a pu se former6 .

D’un POP facile à plusieurs POP difficiles

Avons-nous résolu le paradoxe initial œuf-poule? Oui et non. En passant par les dinosaures, les poissons, les multicellulaires primitifs et les unicellulaires, le paradoxe semble résolu par la théorie de l’évolution, qui nous renvoie à un passé lointain où la division cellulaire ne nécessitait pas d’œuf. Mais dans cette remontée dans le temps, on bute immanquablement sur la question de l’origine de la vie, et la question de base se transforme en une série de POP bien plus difficiles. Chassez les paradoxes, et ils reviennent en masse!
C’est ainsi que fonctionne souvent la science, et c’est ce qui la rend si passionnante. En croyant résoudre un problème, on augmente un peu notre savoir; mais ce faisant, on multiplie par dix, vingt ou cent le nombre de questions sans réponse. Plus on sait, plus on sait qu’on ne sait pas…

Illustration: © Eric Vandenheede

  • 1On laisse ici de côté certains effets comme les mutations et les modifications épigénétiques.
  • 2Due à Darwin et aussi à Wallace, personnage haut en couleurs plutôt oublié par l’histoire des sciences.
  • 3Dans ce cas, il s’agit de sélection artificielle, mais peu importe: un des traits de génie de Darwin a justement été de montrer que la sélection naturelle opère de façon analogue.
  • 4Ce type de reproduction existe toujours: penser, par exemple, au bouturage des plantes.
  • 5Identique… à quelques rares mutations près, qui assurent justement une possibilité d’évolution : c’est ainsi, entre autres, que les bactéries deviennent résistantes aux antibiotiques.
  • 6Un champ occupant des milliers de scientifiques dans le monde… Notons qu’on envisage également l’hypothèse d’un «ensemencement» de la vie depuis une autre, mais elle ne fait que déplacer le problème des origines.
Eduquer 181

nov 2023

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