Jocelyne Porcher: «Sans animaux, nous perdrons quelque chose de notre humanité»

Jeudi 28 septembre 2023

François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Dans un long entretien qu’elle nous a accordé cet été, la sociologue de l’élevage Jocelyne Porcher nous parle de ses recherches sur les relations de travail entre les humains et les animaux domestiques, en particulier de la souffrance au travail dans les productions animales, mais aussi de la possibilité d'un monde véritablement respectueux des animaux. Au passage, elle nous fait part de ses recherches critiques sur le courant végan.

Éduquer: Décrivez-nous ce parcours peu commun qui vous a menée de l’élevage de brebis à la recherche scientifique.
 

Jocelyne Porcher
Jocelyne Porcher

Jocelyne Porcher: Aujourd’hui, je suis directrice de recherches à l’Inrae (Institut national de recherches agronomie et environnement, France) à Montpellier. Je suis sociologue et zootechnicienne, et je travaille sur les relations de travail entre humains et animaux, ceci depuis ma thèse en 2001. Mon parcours a ceci de spécifique que j’ai été éleveuse avant de faire de la recherche. Dans les années 1980, je me suis installée avec des brebis; puis j’ai suivi une formation agricole, avec un stage dans une porcherie industrielle. J’ai alors découvert la condition des animaux dans les systèmes industriels, à laquelle je ne m’attendais pas car c’était peu connu à l’époque.
J’ai donc été amenée à travailler sur la souffrance au travail, sur le partage de la souffrance entre humains et animaux. Comment se fait-il que les salariés des porcheries, ces gens que j’avais côtoyés, consentent à la violence du travail et tiennent dans ce système? Je me suis intéressée à cela, au regard des enjeux de psychodynamique du travail, avec le phénomène de défenses, de blindage psychique, etc.
Ensuite, je me suis intéressée à la contagion de la souffrance entre humains et animaux –  et réciproquement – et à ce que cela signifie du point de vue des rapports des animaux au travail. Je me suis alors demandé si les animaux travaillaient, ce qui constitue une question centrale de ma réflexion actuelle. Enfin, depuis dix ans, je déconstruis les propositions végan1 .

Éduquer: Qu’entendez-vous par travail des animaux?
J.P.:
C’est clair avec un chien de berger qui rassemble le troupeau: il connaît son métier, il prend même des initiatives, parfois mauvaises, parfois bonnes, il apprend. Il reçoit de la reconnaissance pour son travail. Mais les vaches et les cochons travaillent aussi, ils savent ce qu’ils doivent faire pour que les choses se passent bien, ils connaissent leur métier. Par exemple, les vaches vont (ou pas) au robot de traite ou à la salle de traite à tour de rôle lorsque l’éleveur le leur demande. Les humains et les animaux produisent des choses ensemble par le travail. Ce qui fait la différence entre un élevage et une production animale industrielle, c’est l’intersubjectivité de la relation entre humains et animaux. Et c’est l’investissement de la subjectivité qui fait la coopération, le fait de travailler ensemble.
Je pense que la relation de domestication s’est construite par le travail, ce que la science (ethnologie, anthropologie, éthologie, etc.) a complètement omis dans son étude des rapports domesticatoires. A partir du moment où ils rentrent dans la maison (la domus), les animaux font quelque chose. Y compris les chats et les chiens, même si leur travail a changé, car de mon point de vue, tenir compagnie pour un animal de compagnie, c’est un travail, que les jeunes animaux doivent apprendre.

« Comme l’humain, plus un animal s’engage dans le travail, plus il éprouve du plaisir, l’envie d’apprendre et de s’engager davantage. Le plaisir vient de l’engagement, de l’initiative, de la reconnaissance, de la relation. »

Éduquer: Vous dites qu’une vie bonne pour un animal passe par le travail. Qu’est-ce qui vous permet de dire cela? Pourquoi les animaux ne seraient-ils pas mieux à rester à ne rien faire?
J.P.:
Dans les faits, la généralité des animaux au travail, c’est les systèmes industriels, et donc l’aliénation. Mais si on exclut cette abomination dont j’attends avec impatience la disparition, les éleveurs et les animaux sont dans des rapports de l’ordre du travail, avec son contenu de souffrance et de plaisir: une confrontation ensemble au réel, dans un système productif. Regardez un âne qui aide un maraîcher, un cheval de course, un chien d’aveugle: ce n’est pas vrai que ces animaux sont mieux à ne rien faire.
Les animaux s’investissent dans le travail, ils y trouvent du plaisir, même si c’est difficile au début. Le premier rapport au travail, c’est souvent «non»! La mise au travail doit se faire dans la douceur, pour ôter la peur et donner confiance dans la relation aux humains. C’est un cercle vertueux à amorcer. Comme l’humain, plus un animal s’engage dans le travail, plus il éprouve du plaisir, l’envie d’apprendre et de s’engager davantage. Le plaisir vient de l’engagement, de l’initiative, de la reconnaissance, de la relation.
Avec les chiens, on voit très bien que les animaux se font plaisir au travail. Si un berger dit à un de ses chiens: «aujourd’hui, tu restes à la maison», c’est la crise ! Il trépigne, il dit: «je veux y aller! ». Les comportements faciaux permettent incontestablement de voir le plaisir à s’activer, à travailler. Certes, il y a une part d’anthropomorphisme là-dedans. Elle est assumée. Un humain peut déchiffrer beaucoup de sentiments animaux.

Éduquer: Vous me faites penser à l’éthologue Frans de Waal qui dit que «la charge de la preuve doit incomber à ceux qui nient les sentiments des animaux»2 .
J.P.:
Oui, c’est bien dit. Mais cela a évolué depuis trente ans. Tout un courant reconnaît des sentiments aux animaux. Par contre maintenant, le balancier va trop loin de l’autre côté. Car les «défenseurs» des animaux ne voient que les sentiments, ils ne veulent pas voir que les animaux domestiques travaillent, qu’ils sont dans un contexte de production.

Éduquer: Vous dites que nous devons aux animaux une vie bonne en dehors de leur travail.
J.P.:
Pour que les animaux aient une vie bonne, ils doivent avoir leur monde à eux en dehors de leur travail, un monde de sens: olfaction, goût, ouïe, etc. Je pense que dans un élevage réussi, il faut ce monde animal. Pour un cochon par exemple, cela revient à creuser, courir, être au plein air, se rouler dans la boue, être au soleil, manger des glands, se battre, se reproduire. Là, on voit que ces animaux vont bien. Mais dans la porcherie industrielle, ce monde de cochon n’existe pas.

Éduquer: Vous dites que les végans sont des gens qui ne connaissent pas les animaux. Pour vous, est-ce une idéologie urbaine hors-sol, qui ne sait pas de quoi elle parle?
J.P.:
L’ouvrage épistolaire que j’ai écrit avec la philosophe Corine Pelluchon3 en est un exemple. Elle parle de son chat, mais pas des vaches ni des moutons. Elle revendique leur libération, mais elle ne les connaît pas. Elle ne sait rien de la relation d’un éleveur avec ses vaches. Si elle se rendait compte que cette relation est du même ordre que la relation entre elle et son chat, cela lui ouvrirait les yeux. Le chat effectue certes un travail qui ne nécessite pas qu’on le tue ou qu’on tue ses petits. Bien qu’il faille tuer des chatons ou stériliser les adultes, ce qui pose aussi problème4 . Donc ce n’est pas si évident.
J’ai récemment écrit un article sur Gary Francione, le pape du véganisme5 . Il a une position moralisatrice surplombante incroyable: il dit en substance que tout le monde doit devenir végan. Mais il vit avec des chiens (je suppose qu’il les oblige à devenir végans). Comment s’arrange-t-il pour faire sortir de la définition du véganisme la relation aux animaux de compagnie? Chiens et chats, vaches et brebis, tous ces animaux travaillent. Occulter ce point fait partie des incohérences du mouvement végan.

Éduquer: Avez-vous eu des ennuis avec des végans ?
J.P.:
Au début de mon travail, ce sont les industriels porcins qui voulaient m’intimider. Et ensuite, les végans, les «défenseurs» des animaux. Je me suis fait agresser par eux. J’ai été insultée sur internet et sur les réseaux sociaux. Mais j’ai l’impression que beaucoup d’entre eux ont fini par me lire et à s’intéresser à mon travail, qui comprend une critique radicale des systèmes industriels.
En revanche, L2146 ne m’aime pas, parce que parler du travail des animaux conduit à penser qu’ils ne sont pas des victimes. Car, encore une fois, même si le rapport de travail des animaux est de nos jours majoritairement aliénant, il existe une perspective de faire autre chose; et c’est ce qu’ils ne veulent pas voir ni savoir.

Éduquer: Et le végétarisme7 ?
J.P.:
Je vais publier prochainement un article sur le végétarisme et ses incohérences8 . J’interroge le contenu politique de l’injonction actuelle au végétarisme. D’où vient cette injonction? A quoi, à qui sert-elle ? J’ai entendu à la radio un acteur qui disait: «Je veux protéger la planète, je suis végétarien.» Or je montre que le végétarisme ne protège pas plus la planète que l’omnivorisme. Dans certaines conditions du moins.

Éduquer: Justement, il me semble que de nombreux végétariens estiment que ces conditions ne seront jamais réunies: « Puisque l’utopie d’un élevage correct reste hors de portée, autant arrêter toute consommation de viande.»
J.P.:
Mais c’est une position défaitiste! Il faut la volonté que les choses changent. On ne s’engage pas dans la résistance – car de mon point de vue, il faut parler de résistance – sans l’espoir que ça peut changer. Même avec une position pessimiste comme la mienne. Et puis, c’est possible en plus! Il suffirait de mener une autre politique agricole, de réinstaller des paysans, de sortir du système industriel; ce n’est pas hors de portée!

Éduquer: Vous faites le parallèle entre le véganisme, qui met à distance la mort dans l’alimentation, et la mise à distance de la mort humaine.
J.P.:
Bien sûr, et je ne suis pas la seule à le penser! C’est lié notamment à la société de consommation, et j’en parle dans Cause animale, cause du capital9 . Pour qu’on reste dans l’immédiateté, pour que la vie se résume à acheter et revendre, pour que la consommation soit notre mode d’existence, il faut tenir la mort à distance. Car si on pensait à la mort, si chacun organisait sa vie avec l’idée qu’on n’est que de passage, on ne consommerait pas comme ça. Bien sûr la mort n’est pas agréable, je n’ai aucun tropisme vers la mort! Mais, comme le résume Jankélévitch : «S’il n’y a pas de mort, il n’y a pas de vie». Et justement, avec l’agriculture cellulaire10 , soutenue par les associations animalistes (PETA11 par exemple la finance depuis 2008), s’il n'y a pas de mort, c’est parce qu’il n’y a pas de vie! Car oui, ce procédé fournit de la viande sans tuer d’animaux. Mais si on ne tue pas, c’est parce qu’il n’y a pas eu de vie, pas de vie animale, pas de liens, pas d’affects, pas d’histoire partagée. En prétendant agir au nom des animaux, le véganisme prépare donc au contraire leur disparition. Ce mouvement ne se rend pas compte de ce qu’il nous apporte.
Le véganisme est un déni de la mort et un déni de ce qu’est la vie: la vie comme relation, comme intersubjectivité, comme affectivité.

Éduquer: Le philosophe et naturaliste Baptiste Morizot, dans Manières d’être vivant12 ,dit que le véganisme rejoue le vieux dualisme «nous contre eux», en mettant quelques animaux (certains mammifères et oiseaux) du côté du «nous», tandis que tous les autres vivants (invertébrés, plantes, etc.) restent «eux»: des choses, de la ressource que «nous» pouvons exploiter.
J.P.:
En effet. D’ailleurs Francione parle des plantes comme d’objets: on dirait du Descartes. Dans le même ordre d’idées, j’ai vu un végan manger des huîtres. Il m’a dit que les huîtres ne sont pas sentientes13 . Or on n’en sait rien!

Éduquer: Mais au fond, ne peut-on pas vivre sans animaux domestiques ?
J.P.:
Bien sûr, il y a des gens qui vivent sans animaux, de même qu’il y a des gens qui ne lisent jamais. Pourtant, cela apporte quelque chose de lire, ça agrandit le monde, ça éveille l’intelligence. Le livre nous ouvre à des vies qu’on n’aurait pas vécues, à un point de vue autre. C’est un peu du même ordre pour la vie avec les animaux. Essayez de voir le monde à travers les yeux des chats, des vaches, des poules! Vivre avec les animaux change la construction de soi sur le temps long. Dans ma vie, c’est bien sûr une part énorme. Tout comme dans celle de beaucoup d’humains, ne serait-ce que quand on voit le nombre de chiens et chats en France14 .
Sur le temps long des rapports domesticatoires, l’humain s’est construit avec les animaux. On est devenus «cultivés» par l’agriculture et l’on s’est «élevés» avec l’élevage. Quand Marx dit «l’humain transforme le monde et se transforme par le travail», il oublie les animaux, qui ont transformé le monde avec nous. Ces millénaires ont construit l’intelligence des animaux. Et la nôtre. Les animaux nous rendent plus humains.
Or le mouvement actuel dominant, c’est une exclusion des êtres vivants au profit du numérique, de la robotique. La viande artificielle symbolise ce remplacement du travail vivant par le travail mort, en excluant les animaux et en les remplaçant par des objets inanimés, des artefacts. L’ingéniosité humaine prétend se passer des animaux, se nourrir sans, vivre sans. Je pense que cela mène à un monde où nous ne serons pas les mêmes humains. Sans animaux, nous perdrons quelque chose de notre humanité.

 

  • 1Le véganisme propose de se passer de tout produit (et, souvent, service) d’origine animale: chair animale bien sûr, mais aussi œufs, laitages, cuir, laine, miel, traction animale, etc.
  • 2DE WAAL Frans. Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence animale?, Paris, Actes Sud, 2018.
  • 3PORCHER Jocelyne et PELLUCHON Corine. Pour l’amour des bêtes, Mialet-Barrault, Paris, 2022.
  • 4Sachant qu’une chatte donne naissance à des dizaines de petits dans sa vie, il n’existe que deux solutions pour maintenir une population raisonnable: tuer ou stériliser.
  • 5PORCHER Jocelyne. «Gary Francione et les animaux de compagnie», Etudes rurales, 2022, n°210.
  • 6L214 est une association qui «souhaite changer le regard que notre société porte sur les animaux et interroger la légitimité de les faire souffrir ou de les tuer sans nécessité.»
  • 7Le végétarisme propose une alimentation sans chair animale. Il en existe certaines variantes, selon la position vis-à-vis des poissons, mollusques, crustacés, insectes.
  • 8Dans Systèmes alimentaires/Food systems n°8.
  • 9PORCHER Jocelyne. Cause animale, Cause du capital, Le bord de l’eau, Paris, 2019.
  • 10Ensemble de techniques de laboratoires visant à fabriquer différents produits ordinairement obtenus par l’élevage: viande, lait, etc.
  • 11Association «dédiée à établir et protéger les droits de tous les animaux», affirmant que ceux-ci «ne sont pas faits pour être utilisés, que ce soit pour notre alimentation, notre habillement, nos expérimentations, nos loisirs ou pour toute autre raison.»
  • 12MORIZOT Baptiste. Manières d’être vivant, Actes Sud, Paris, 2020.
  • 13Capables de sensations.
  • 14Chats identifiés en France en 2021, de l’ordre de 3,5 millions en Belgique.
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