Devenir enseignant·e du cours de philosophie et citoyenneté

Jeudi 12 octobre 2023

Patrick Hullebroeck, Directeur
Thomas Gillet, maître-assistant en philosophie à la HE2B

Les futur·es enseignant·es suivent différents parcours pour enseigner en CPC en fonction du degré d’enseignement auquel ils et elles se destinent. Mais il y a des points communs, dans les principes didactiques, les objectifs du cours et la posture de l’enseignant·e dans le contexte de la neutralité de l’enseignement officiel. Thomas Gillet, formateur à la HE2B Defré, nous l’explique.

Éduquer: Comment devient-on enseignant·e du cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté? Au terme de quel parcours?
Thomas Gillet:
Les parcours de formation diffèrent en fonction du niveau d’enseignement. La majorité des professeur·es de CPC sont actuellement d'ancien·nes professeur·es de morale et de religion qui ont reçu une formation limitée en didactique disciplinaire et une formation à la neutralité. Pour les «nouveaux» et les «nouvelles», la formation est différente pour le primaire, le secondaire inférieur et le secondaire supérieur.

Thomas Gillet
Thomas Gillet

Pour le primaire, à la HE2B, une formation à la philosophie et la citoyenneté pour les futur·es institutrices et instituteurs est prévue dans leur formation générale et ce certificat leur permet de donner le CPC. Pour le secondaire inférieur, la formation en philosophie et citoyenneté est conjointe avec celle de professeur·e de français. À partir de cette année, à la suite de la réforme de la formation initiale des enseignant·es, ces formations initiales passent de trois à quatre ans avec une diplomation conjointe avec une université, l’ULB dans notre cas. Pour le secondaire supérieur, c’est un master en philosophie à finalité didactique qui constitue le parcours académique «naturel».
En dehors de ces formations qui donnent le titre requis, il y a un certain nombre d'autres formations qui offrent un titre suffisant, comme les diplômes en sciences politiques ou en droit, même s'il faut l'agrégation et/ou l’obtention d’un certificat en CPC.

Éduquer: Vous formez des futur·es enseignant·es EPC à la HE2B Defré. Quel est leur profil? Quelles sont leurs aspirations? Le caractère spécifique du cours d'éducation à la philosophie et à la citoyenneté suscite-t-il des inquiétudes chez ces futur·es enseignant·es?
T.G.:
Les profils sont très variés, aussi variés que pour toutes les disciplines. Pour le primaire, comme je l'ai mentionné, la formation à la philosophie et à la citoyenneté est intégrée dans la formation générale des instituteurs et institutrices primaires. À ce titre, les étudiant·es ne sont pas toujours intéressé·es par le fait de donner un cours de philosophie et citoyenneté ou ne savent pas si l’occasion se présentera un jour. C'est davantage une opportunité supplémentaire que leur offre la formation d'instituteur ou d'institutrice primaire. Cependant, nous avons certain·es étudiant·es qui sont extrêmement enthousiastes à l'idée de donner le cours de philosophie et citoyenneté et qui souhaitent s'orienter vers cette discipline plutôt que de devenir instituteur ou institutrice primaire.
Pour le secondaire inférieur, les profils sont également variés. Là aussi, nous avons des étudiant·es plus intéressé·es par devenir professeur·es de français, considérant la philosophie et la citoyenneté comme un aspect mineur de leur formation. Mais nous avons également des étudiant·es qui veulent donner des cours de philosophie et citoyenneté, considérant le français comme une matière mineure de leur formation. Pour faire simple, nous avons une grande variété de profils, allant de personnes en reconversion à des jeunes fraîchement sorti·es du secondaire.
En ce qui concerne leurs aspirations, un certain nombre souhaitent faire réfléchir les élèves, les amener à une autonomie intellectuelle, affective et morale, ce qui leur permettrait d'exercer une citoyenneté démocratique de manière concrète. Je pense que leur aspiration principale est de participer à la vie démocratique et au vivre-ensemble en formant les futur·es citoyen·nes.
Quant à leurs inquiétudes, elles sont liées principalement à la complexité du monde qu'ils n'arrivent pas toujours à appréhender en tant qu'étudiant·es ou citoyen·nes, et au vertige que cela peut provoquer face à des thématiques extrêmement complexes à enseigner, notamment sur des sujets sensibles touchant à l'identité et aux sensibilités de leurs élèves. Leur crainte principale réside généralement dans leur capacité à maîtriser les sujets abordés avec les élèves et à gérer des sujets complexes qui peuvent générer des tensions. La formation vise à répondre à ces craintes en leur fournissant des outils didactiques et disciplinaires et en leur enseignant des méthodes pour gérer les situations délicates en classe.
Cette inquiétude est d’autant plus forte que le cours de philosophie et citoyenneté reste limité à une heure par semaine, malgré une résolution du parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles actant la volonté de passer à deux heures. Les blocages politiques sur ce dossier de l’élargissement renforcent les inquiétudes des futur·es enseignant·es quant à leur capacité à aborder ces sujets sensibles et complexes en 50 minutes par semaine… Je les rejoins complètement!

Éduquer: Devenir enseignant·e suppose une compétence sur le plan des contenus et d'un point de vue didactique. Comment abordez-vous ces deux aspects?
T.G.:
La formation repose concrètement sur trois grands aspects qui seront mis en œuvre par l’étudiant·e lors de ses stages. Pour faire simple, il y a tout d’abord la compétence disciplinaire, qui comprend des cours de philosophie, l'étude des grand·es auteur·rices et des grandes théories, ainsi qu’une exploration de la philosophie et de l’histoire des religions. Cette partie est souvent abordée de façon plutôt «transmissive» même si les étudiant·es sont questionné·es et mis·es en situation d’activité lors des cours.
À côté de ce premier volet, il y a la dimension didactique, qui consiste à apprendre comment utiliser ces connaissances théoriques en classe et à développer des compétences chez les élèves en s’appuyant sur ces savoirs disciplinaires. Concrètement, les étudiant·es sont invité·es à préparer des séquences de cours à partir des savoirs transmis, séquences qu’ils/elles présentent aux autres étudiant·es lors des séances de cours, ce qui permet un échange et un retour sur la pratique didactique avant de l’expérimenter lors des différents stages.
Enfin, il y a le volet psychopédagogique, qui aborde des aspects tels que la gestion de groupe, la psychologie des élèves ainsi que le rapport des élèves au savoir en général et à leurs compétences. En pratique, des ateliers sont organisés pour travailler ces aspects avec les étudiant·es. Ces trois volets sont complémentaires et indispensables. Ils sont coordonnés par les différent·es enseignant·es pour assurer une formation de qualité.

« Durant le cursus, une place importante est accordée à la formation à la neutralité. La décentration ne va pas toujours de soi pour certain·es étudiant·es, et il s'agit d'un processus complexe qui nécessite du temps, de la perspective, et une compréhension des enjeux de l’éducation.»

Éduquer: Le rôle de l'enseignant·e en philosophie et citoyenneté suppose la capacité de se décentrer par rapport à ses propres représentations et convictions ainsi que la capacité de s'ouvrir aux autres. Comment développez-vous cette compétence relationnelle, à soi et aux autres, durant la formation des étudiant·es?
T.G.:
Cette question de la décentration touche à la fois les étudiant·es et les enseignant·es mais aussi leurs futur·es élèves. Durant la formation, nous accordons beaucoup d’importance à confronter nos étudiant·es à la diversité des points de vue et à se questionner quant à leurs propres représentations. Du point de vue spécifique de la pratique philosophique, l’usage de la maïeutique, et du questionnement que cette méthode permet, oblige nos étudiant·es à réaliser les limites de leurs points de vue et à les remettre en question. Dans le même mouvement, l’écoute active des points de vue et arguments des autres étudiant·es, lors de discussions à visée philosophique par exemple, permet une ouverture aux conceptions des autres. Ces pratiques philosophiques sont vécues par les étudiant·es dans la perspective d’y recourir par la suite avec leurs élèves.
Cette question de la prise de recul par rapport à ses propres convictions est cruciale dans la formation des enseignant·es à la Haute École Bruxelles-Brabant. Durant le cursus, une place importante est notamment accordée à la formation à la neutralité. La décentration ne va pas toujours de soi pour certain·es étudiant·es, et il s'agit d'un processus complexe qui nécessite du temps, de la perspective, et une compréhension des enjeux de l’éducation. La posture de neutralité de l’enseignant·e est pourtant essentielle pour laisser la place au développement de l’autonomie des élèves car il est aisé, pour un·e enseignant·e, bénéficiant d’une certaine autorité, d’influencer les élèves sur des questions auxquelles ils/elles devraient être amené·es à répondre en toute autonomie. À cet égard, il me semble indispensable que l’inspection du cours de philosophie et citoyenneté accorde une attention particulière à la posture des enseignant·es.

« La neutralité engagée fixe un cadre démocratique, tout en encourageant le pluralisme des idées, des expressions, des convictions et des engagements. Les élèves ont le droit à leurs opinions et à l’expression de ces dernières, à condition qu'ils/elles ne les imposent pas aux autres. »

Éduquer: Comment conciliez-vous le caractère neutre de l'enseignement officiel avec le caractère performatif des valeurs et la dimension d'engagement que supposent les choix de valeurs?
T.G.:
La neutralité dans l'enseignement officiel ne signifie pas un relativisme absolu, où tout se vaut et où chacun·e a raison. L'enseignement officiel défend certaines valeurs, dont les libertés fondamentales, la démocratie et le respect de toutes les personnes. Les enseignant·es ne doivent pas tolérer des actes ou des propos contraires à ces principes. La neutralité engagée fixe un cadre démocratique tout en encourageant le pluralisme des idées, des expressions, des convictions et des engagements. Les élèves ont le droit à leurs opinions et à l’expression de ces dernières, à condition qu'ils/elles ne les imposent pas aux autres et que celles-ci ne contreviennent pas aux principes que j’évoquais. La formation à la neutralité prépare notamment les enseignant·es à différencier la liberté d'expression et l’engagement des élèves du prosélytisme. L’engagement de l’enseignant·e est celui-là, celui de se mettre en retrait pour laisser place et accompagner ou questionner sans diriger ou orienter la construction des opinions et convictions des élèves, tant qu’elles sont compatibles avec le respect de la démocratie et des libertés fondamentales.

Éduquer: Le programme de votre école intègre les dimensions du genre et de la diversité culturelle. L'ouverture à cette dernière suppose-t-elle inévitablement le relativisme? Comment éviter l'écueil du relativisme?
T.G.:
Comme je le disais, le relativisme est relatif et non absolu. Le pluralisme démocratique et donc la diversité culturelle supposent évidemment un certain relativisme puisque la diversité des opinions est encouragée. En soi, le relativisme, tout comme le choix de hiérarchiser certaines valeurs, n’est pas nécessairement un écueil tant qu’il n’est pas absolu. Car l'ouverture à la diversité culturelle et à la dimension de genre ne suppose pas que tout devienne acceptable de la part de l’école et de la société. La société pluraliste et démocratique met en avant différentes valeurs et conceptions, ce qui enrichit la société tant qu’on n’utilise pas nos conceptions pour exclure, discriminer ou rejeter ceux/celles qui ne pensent ou ne sont pas comme nous.
Cependant, le relativisme absolu, où tout se vaudrait, n’est pas compatible avec le décret neutralité qui exige d'aborder toutes les thématiques avec la plus grande objectivité possible, en se basant sur des faits et en respectant les libertés fondamentales. Il ne remet pas en question ces principes. Ils priment sur les autres. Pour éviter l’écueil du relativisme absolu, la formation initiale et continue des enseignant·es doit les sensibiliser à cette réalité en constante évolution, en les encourageant à se former en permanence pour traiter de manière adéquate des problématiques complexes qui touchent la société.
Par ailleurs, le décret neutralité de 1994 prévoit explicitement que chaque année scolaire, dans le courant du premier trimestre, dans les établissements officiels, les grands principes du décret et ses implications sur le projet d'établissement soient présentés aux membres du personnel. J’ignore si cela se fait dans toutes les écoles mais sans doute que ce rappel annuel permet ou permettrait d’éviter certaines dérives.

« Un·e bon·ne professeur·e de philosophie et citoyenneté doit pouvoir répondre aux questions de ses élèves, les rendre conscient·es des enjeux des problématiques qu’ils/elles soulèvent, tout en les amenant à construire leur opinion par la réflexion argumentée, afin qu’ils/elles puissent s’engager de façon éclairée et responsable dans la société démocratique. »

Éduquer: Quels sont les thèmes qui devraient être privilégiés dans la formation continue des enseignant·es du cours d'éducation à la philosophie et à la citoyenneté?
T.G.:
La formation continue des enseignant·es du cours d'éducation à la philosophie et à la citoyenneté devrait se concentrer sur des thèmes actuels et pertinents pour la construction de l’autonomie et la citoyenneté démocratique des élèves. Cela inclut des sujets tels que la remise en question inquiétante de la démocratie ou des sciences, mais aussi d’accorder une place importante à la lutte contre les extrémismes et les discriminations. Il est essentiel d’aborder aussi le changement climatique et ses implications ou encore le développement de l'intelligence artificielle tout comme la construction des identités. En fait, toutes les problématiques qui ont un impact significatif sur la société et la vie démocratique.
Les enseignant·es doivent être en mesure de s'adapter à ces enjeux en constante évolution et de les aborder de la manière la plus objective possible tout en respectant les libertés fondamentales. Un·e bon·ne professeur·e de philosophie et citoyenneté doit pouvoir répondre aux questions de ses élèves, les rendre conscient·es des enjeux des problématiques qu’ils/elles soulèvent, tout en les amenant à construire leur opinion par la réflexion argumentée, afin qu’ils/elles puissent s’engager de façon éclairée et responsable dans la société démocratique. La formation continue doit donc aider les professeur·es de CPC à développer constamment ces compétences pour un enseignement de qualité et une société démocratique vivante.

 

 

Thomas Gillet - Dis c'est quoi la citoyenneté?
"Dis, c'est quoi la citoyenneté" de Thomas Gillet

Témoignages d'enseignant·es

«Enseignante depuis 27 ans, j’enseigne le cours de CPC depuis cinq ans dans le degré secondaire inférieur à Bruxelles. Enseignante à temps plein, j’ai actuellement dix classes de 1re année et dix classes de 2e année secondaire, ainsi que deux groupes réunissant les élèves qui ont choisi une deuxième heure de philosophie et citoyenneté hebdomadaire.

Dans mon cours, je travaille beaucoup par projets. J’aborde l’axe du questionnement philosophique et je mets en place des ateliers philo sous la forme de discussions à visée démocratique et philosophique (DVDP). Je travaille aussi avec mes élèves la question de l’information et de la communication. Les élèves sont invité·es à créer une vidéo sous la forme d’un journal télévisé. Ce projet nous permet d’aborder des questions philosophiques et citoyennes telles que “peut-on tout dire?”, “informer, est-ce communiquer?”, “comment savoir distinguer les bonnes sources?”, etc.

Enfin, un projet que j’apprécie particulièrement, et les élèves aussi, c’est le stage de trois jours à l’auberge de jeunesse de Charleroi où nous abordons la problématique des préjugés et des stéréotypes. Nous y questionnons les discriminations de sexe, de genre, d’orientation sexuelle, de racisme, etc. Ce stage nous permet de créer du lien car, avec plus de 550 élèves par an, il n’est pas toujours évident de créer des échanges qualitatifs avec tous les élèves.

Mon objectif, malgré le manque de temps et de moyens face au trop grand nombre d’élèves et à la surcharge administrative liée, c’est de continuer à garder l’envie d’enseigner ce beau cours. Le CPC est primordial dans la formation des élèves, et encore plus dans la société actuelle. C’est pourquoi, si les moyens nécessaires nous sont accordés, je continuerai à me rendre utile et à contribuer à la formation des citoyens de demain.»

Lara Herbinia, enseignante de CPC à Bruxelles

«J’ai commencé à enseigner le cours de philosophie et citoyenneté au printemps 2022, alors que je terminais mes études de philosophie. J’ai tout de suite apprécié le décalage que ce cours offrait, dans le rapport au savoir et à l’institution scolaire. J’apprécie donner aux élèves l’occasion de s’exprimer, sans l’enjeu d’une matière imposante au bulletin où l’on ne peut pas se permettre d’être simplement soi-même.

Mon meilleur souvenir d’enseignement reste mon cours sur le procès Eichmann, où j’ai problématisé avec mes élèves le concept de justice impartiale, de procès équitable, de peine proportionnée. Là où je craignais l’irruption de remarques antisémites ou d’humour noir, j’ai trouvé des échanges riches avec des élèves intéressé·es. Ce moment m’a redonné goût à mon travail à un moment de questionnement sur mon avenir.

Mon but, cette année, est de faire ressurgir cette richesse commune qui est la raison d’être de ce cours.»

Un enseignant de CPC en région liégeoise

Eduquer 180 - Cours de philosophie et de citoyenneté: un enseignement pour la vie

oct 2023

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