Comment enseigner la philosophie et la citoyenneté dans l’enseignement qualifiant?
Jeudi 12 octobre 2023
Le cours de philosophie et citoyenneté (CPC) est en place depuis la rentrée 2017 dans toutes les écoles secondaires francophones de l’enseignement officiel. Or le programme ne prévoit pas de différenciation entre le niveau général et les niveaux technique ou professionnel. Dès lors, comment, dans l’enseignement qualifiant, enseigner au mieux ce cours?
La philosophie est une discipline qui demande de jongler avec des concepts abstraits et de nombreux élèves n’en perçoivent pas toujours l’utilité, car elle n’est peut-être pas aussi évidente que dans d’autres matières. Les caractéristiques de la philosophie ne correspondent pas, a priori, au profil des élèves du qualifiant qui sont plus enclins à étudier des matières concrètes et plus facilement transposables au monde du travail. Or la philosophie, par sa nature, suscite le doute et le questionnement plutôt que d’amener des réponses, elle est complexe et abstraite et elle pose des questions fondamentales relatives à l'existence, à la connaissance, à la vérité, à la moralité, à la réalité et à d'autres domaines importants de la pensée humaine.
Il existe donc une réelle tension entre les besoins des élèves du qualifiant et les caractéristiques mêmes de la philosophie. C’est cette tension que l’enseignant·e de CPC du qualifiant doit tenter de dépasser afin d’éveiller l’intérêt de ses élèves à la philosophie et la citoyenneté.
Le profil des élèves du qualifiant
En 2022, sur 365 381 élèves dans le secondaire en Fédération Wallonie-Bruxelles, l’enseignement qualifiant comportait 55 160 élèves dans le niveau technique et 38 355 élèves dans le niveau professionnel1 . Cette année-là, l’enseignement qualifiant correspondait environ à un élève sur quatre en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Ces élèves font le choix d’un cursus qualifiant, soit afin de concrétiser leur projet professionnel, soit parce que ce choix leur a été imposé à la suite de difficultés ou de lacunes plus profondes. Ce qui a généralement pour conséquence directe de renforcer leur manque d’intérêt pour les cours théoriques de la formation commune. De plus, ils/elles rencontrent souvent déjà de réelles difficultés telles que le manque de maîtrise de la langue française (or la philosophie requiert l’usage d’un vocabulaire précis, la compréhension et la lecture de textes d’auteur·rices parfois jugé·es compliqué·es, une argumentation de qualité, etc.) et également certaines difficultés d’ordre social ou économique qui peuvent renforcer le manque d’implication et augmenter le taux d’absentéisme scolaire.
C’est pourquoi il est parfois plus difficile de les intéresser à certaines matières théoriques, et peut-être encore plus en philosophie et citoyenneté dont la charge horaire est faible et pèse peu dans la moyenne générale de l’année. Rappelons qu’un des objectifs majeurs des élèves du qualifiant est d’obtenir le CESS pour pouvoir ensuite travailler, et beaucoup moins d’acquérir des connaissances théoriques générales ou encore des qualités citoyennes. Dès lors, face à cet état des lieux, comment l’enseignant·e du secondaire qualifiant peut-il/elle enseigner au mieux son cours de philosophie et citoyenneté?
Développer l’étonnement et le questionnement
Une des pistes à favoriser, afin de répondre à ce besoin de concrétisation et d’utilité immédiate des élèves du qualifiant, est d’amener ses élèves vers le questionnement et le doute sur des sujets aussi généraux que la vie, l’humain et la société. Un futur agent d’éducation, un futur coiffeur ou encore une future ébéniste peuvent tou·tes, à leur manière, se questionner sur leurs préoccupations professionnelles en tant que futur·e travailleur·euse ou sur leurs préoccupations personnelles en tant qu’être humain.
La philosophie, par sa pratique du questionnement, peut partir de considérations très concrètes et courantes de la vie quotidienne. C’est d’ailleurs ce que suggère la méthode socratique qui, en partant de problématiques quotidiennes, remonte vers des considérations plus abstraites – à l’opposé de l’enseignement général qui favorise l’accumulation de savoirs académiques. La pratique de la philosophie, dans l’enseignement qualifiant ou ailleurs, peut se faire à partir de n’importe quelle idée, objet ou réflexion. C’est une piste pédagogique que l’enseignant·e du qualifiant peut utiliser pour motiver ses élèves à la discipline philosophique.
Aborder des thématiques citoyennes
Le CPC se composant de deux axes, à savoir la philosophie et la citoyenneté, l’enseignant·e du technique ou professionnel a tout intérêt à développer le volet citoyen avec ses élèves. Allant d’une réflexion critique sur les médias et les nouvelles technologies d’information et de communication, à la compréhension des systèmes politiques ou encore à l’analyse de problématiques éthiques actuelles, l’enseignant·e amène ainsi ses élèves à se positionner et à se questionner sur des sujets de société. Pour autant, il ne s’agit pas de tomber dans le simple échange d’opinions sans problématisation ni liens argumentés entre les idées.
La relation qu’induit le double intitulé du cours, entre la philosophie et la citoyenneté, expose à ce risque. On peut d’ailleurs s’interroger sur le fait de savoir si ce lien entre les deux dimensions de la formation n’induit pas certaines confusions. Après tout, la question de la citoyenneté est un aspect de la philosophie politique. Cela ne ferait-il pas sens, en particulier dans les deux dernières années du secondaire, de se centrer entièrement sur l’éducation à la philosophie, comme c’est le cas en France dans les classes terminales, en donnant une large place à la philosophie politique?
En tout état de cause, il est particulièrement important, dans l’enseignement qualifiant, de faire comprendre aux élèves la distinction entre la discipline philosophique, en tant que discipline de la pensée, et l’objet d’étude auquel elle s’applique, à savoir la citoyenneté.
Le/la professeur·e doit ainsi amener ses élèves à dépasser le stade de l’avis personnel et d’un certain relativisme ambiant afin de les aider à faire preuve d’esprit critique et à former un jugement argumenté.
Favoriser les sorties pédagogiques
Une autre piste pédagogique que l’enseignant·e de philosophie et citoyenneté peut proposer est de matérialiser certains concepts par l’organisation de sorties pédagogiques. Par exemple des visites d’institutions juridiques ou politiques, qui permettent de relier l’école à la société et de redonner du sens aux élèves.
Afin de répondre aux besoins des élèves du technique et professionnel, les sorties pédagogiques se doivent de rendre les élèves actifs, par exemple en participant à des simulations, à des rencontres ou des échanges directs plutôt qu’une visite guidée où leur attention et leur motivation risqueraient de se dissiper. Ces sorties pédagogiques permettent ensuite de relier leurs expériences aux notions théoriques et ainsi faciliter la compréhension et l’analyse des concepts philosophiques ou citoyens. De cette manière, le cours amène une meilleure compréhension de la société dans laquelle ils/elles vivent et il permet ainsi de contribuer à former des citoyen·nes plus responsables et plus solidaires.
Organiser des ateliers philo
Afin d’adapter au mieux son enseignement aux élèves du qualifiant, le/la professeur·e de CPC peut également proposer à ses élèves de participer à des «ateliers philo». Ce sont des discussions de groupe qui sont ouvertes à toute personne (et ce même sans connaissance du corpus philosophique) et qui sont organisées selon différentes méthodologies qui varient selon les objectifs. Un rôle est assigné à chaque participant·e afin que le groupe soit organisé et puisse penser et réfléchir collectivement. Les ateliers philo permettent de faire émerger des problèmes et de formuler des concepts tout en travaillant sur de nombreuses habilités de pensée comme argumenter, expliquer, comparer, analyser, chercher des présupposés, problématiser, etc.
L’approche des ateliers philo se veut complémentaire de la philosophie académique en ce sens qu’elle fait travailler la pensée en développant des qualités philosophiques et démocratiques. Cette démarche semble plus adaptée au profil des élèves de l’enseignement technique et professionnel car ils/elles ne s’y heurtent pas à des difficultés méthodologiques ou langagières. Et ce tout en leur permettant de développer des compétences telles que le questionnement, la conceptualisation ou encore l’argumentation.
Remettre la philosophie à l’honneur
Malgré la tension initiale entre les besoins des élèves du qualifiant et les caractéristiques de la philosophie, l’enseignant·e de CPC dans l’enseignement qualifiant dispose de nombreuses pistes pédagogiques. En favorisant le questionnement et le doute à partir de considérations concrètes, en abordant des thématiques citoyennes, en organisant des sorties extra-muros ou encore en associant des nouvelles pratiques philosophiques – tels les ateliers philo – à la philosophie académique, l’enseignant·e du qualifiant peut réellement amener les élèves à acquérir une connaissance philosophique et à développer une réflexion philosophique.
Par manque de temps, de moyens et de reconnaissance, un·e enseignant·e de philosophie et citoyenneté dans l’enseignement qualifiant risque de tomber dans un cours comportant uniquement des échanges d’opinions, le visionnage de vidéos ou l’enchaînement d’activités vaguement philosophiques. Garder le cap de l’enseignement de la philosophie comme discipline rigoureuse reste primordial, et cela passe par la lecture et l’analyse de textes d’auteur·rices mais aussi par des exercices de conceptualisation et d’argumentation. L’apprentissage philosophique théorique a ainsi une pleine et entière raison d’être dans l’enseignement qualifiant, même s’il peut sembler difficile d’accès pour certains élèves.
De création récente, le cours doit encore parfaire son identité propre et continuer à s’inventer au quotidien sur le plan pédagogique. C’est sans doute particulièrement vrai dans le qualifiant où il faut relever le défi sans trahir ce qui est propre à la démarche philosophique.
Illustration: hannah-busing-Zyx1bK9mqmA-unsplash
- 1Les indicateurs de l’enseignement, 17e édition, Fédération Wallonie-Bruxelles, Novembre 2022, p.28, p.44.