Vers quels acquis d’apprentissage?
Jeudi 12 octobre 2023
En quoi consiste exactement ce récent cours de philosophie et de citoyenneté, à la fois théorique et pratique? Quels contenus, quels dispositifs sont élaborés pour tendre vers quels acquis d’apprentissage? Nous avons posé ces questions à la philosophe Claudine Leleux, formatrice d’enseignant·es en CPC et autrice de nombreux ouvrages didactiques.
Éduquer: En quoi le cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté (CPC) est-il spécifique et se distingue-t-il des autres disciplines enseignées?
Claudine Leleux: Ce cours articule une discipline, la philosophie, et un savoir pratique, la citoyenneté. En ce qui concerne la philosophie, qui réfléchit aux fondements du vrai, du bien, du juste et du beau, les personnes qui ont conçu les référentiels1
du CPC ont clairement opté, non pour une formation à la philosophie, à l’histoire des idées ou à leurs auteur·rices, mais pour une formation aux compétences cognitives que développe la formation philosophique comme questionner, conceptualiser, argumenter, juger et discourir. Dans le secondaire supérieur, le référentiel privilégie toutefois, pour développer ces compétences, de recourir aux textes et aux auteurs philosophiques.
L’éducation à la citoyenneté, selon une démarche philosophique, revient ainsi à questionner les normes d’action du citoyen, interroger les concepts de philosophie politique, morale et juridique, apprendre à soupeser des valeurs et à prendre conscience du pluralisme des valeurs, juger de la validité des normes et des raisons de leur validité, argumenter dans le débat public les normes qui méritent d’encadrer le citoyen et qui, à ce titre, méritent d’être obéies.
Autrement dit, alors que la plupart des disciplines relèvent de l’approche scientifique, qui décrit des faits fondés sur l’observation ou l’expérimentation, voire sur des théories validées par la communauté des savants, le cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté a pour objectif de former les jeunes d’une part à l’épistémologie (interroger ce qui est vrai, ce qui fait science et savoir) et d’autre part, de les former au savoir pratique. Pour les philosophes, on pourrait renvoyer à la distinction kantienne entre le savoir théorique (critique de la raison pure) et le savoir pratique (critique de la raison pratique). Le savoir (sophia) de l’éducation à la citoyenneté, qu’on appelle aussi familièrement le savoir-vivre ou la sagesse, ne décrit pas les faits mais rassemble les normes (les règles) valides à suivre, à obéir, en vue d’atteindre le bonheur personnel mais aussi l’intérêt général. Dans ce dernier cas, on parlera davantage de moralité publique ou de civisme.
Éduquer: Les choix de valeurs et la hiérarchisation des valeurs sont personnels. En quoi consiste dès lors l’éducation à la philosophie, en particulier dans un enseignement de caractère neutre?
C.L.: Les valeurs font en effet l’objet de choix subjectifs, de même que l’échelle des valeurs d’ailleurs. Cette échelle peut ainsi varier chez la même personne selon les contextes voire dans le temps. Le CPC aura ainsi la tâche d’éduquer le/la jeune à soupeser les valeurs, à prendre conscience de celles qui ont le plus d’importance pour lui/elle, à apprendre à les classer selon les contextes moraux, à découvrir le pluralisme des valeurs au sein de la classe et de la société, à comprendre qu’il n’y a pas de bonnes valeurs mais que les valeurs sous-tendent les normes et que celles-ci peuvent ou non favoriser le bonheur personnel et/ou l’intérêt général.
Les normes, en effet2
, à la différence des valeurs, ont une forme d’objectivité au sens où elles règlent l’action dans la majorité ou dans tous les cas: il faut faire ceci ou cela dans le but de... Leur validité n’est pas établie, comme pour les faits, par la communauté des savant·es. Pour les croyant·es, les normes sont validées par Dieu ou le chef spirituel, et le corpus des règles constituent la religion. Pour celles et ceux qui ne s’en remettent pas à Dieu, les normes d’action peuvent procéder des leçons de l’expérience et du telos (la finalité) de l’existence que l’on se donne à soi-même.
Pour les citoyen·nes, les normes sont juridiques, coulées dans la forme du droit dont la validité découle d’une communauté juridique de référence: la loi validée après discussion par le Parlement fédéral, le décret, par le Parlement régional ou communautaire… Autrement dit, les normes n’ont pas de validité par elles-mêmes et l’enseignant·e, comme l’élève, ne peuvent pas les apprendre comme un savoir qui relève de la science, de l’histoire ou de la convention.
Il s’agit donc pour l’enseignant·e d’aborder les normes (et les valeurs qui les sous-tendent) de telle manière à en retrouver la force d’obligation, soit qu’elles permettent d’atteindre un but technique (on parle alors de normes techniques), un telos de l’existence (les normes éthiques) ou qu’elle préserve l’humanité de l’homme (normes morales)3
.
Toutes les obligations, en effet, ne nous obligent pas de la même manière, avec la même force. Le degré d’obligation est desservi par le sens relatif du verbe «devoir» dont la force illocutionnaire peut varier. Ainsi, le devoir est faible pour les normes techniques parce qu’il n’y va, tout au plus, que d’efficacité («pour te rendre à tel endroit, tu dois prendre tel bus»); en revanche, la force d’obligation est catégorique pour les normes morales qui obligent tout·e citoyen·ne du monde parce qu’il y va de l’humanité de l’homme («Tu ne tueras point»). Enfin, le devoir est fort ou nul lorsqu’il s’agit de normes éthiques. En effet, il y va de la vie bonne, voire du salut, pour ceux que les normes éthiques concernent, tandis qu’elles sont indifférentes aux autres («Tu adoreras Dieu seul et tu l’aimeras plus que tout»). Pour le dire autrement, la norme éthique est une règle de conduite qui a pour fonction d’atteindre un telos, une fin subjective, et elle n’oblige que celles et ceux qui poursuivent cette fin-là. Les commandements religieux, par exemple, n’ont de force d’obligation que pour celles et ceux qui veulent gagner leur «paradis» et n’engagent pas les autres qui ont une autre conception de l’existence ou de la «vie bonne». Les questions éthiques, dit Habermas, n’exigent nullement une rupture complète avec la perspective égocentrique, «elles se rapportent en effet au telos d’une vie à chaque fois mienne4
».
En CPC, on apprend surtout à juger de la validité des normes juridiques et morales. En effet, toutes les normes techniques font, elles, l’objet d’un apprentissage tout au long de la vie, aussi bien en famille qu’à l’école, et ce dans toutes les disciplines (exemples: manier un compas, tracer une perpendiculaire, dessiner un poisson, tracer une marge au cahier, etc.). Elles sont validées en permanence pour leur efficacité ou deviennent obsolètes et sont abandonnées.
Lorsqu’on parle d’éducation à la citoyenneté, les normes techniques étudiées et questionnées sont celles qui sont coulées dans la forme du droit: il faut rouler à gauche, il faut porter un masque obturant le nez et la bouche, par exemple.
Les normes éthiques coulées dans la forme du droit et leur caractère subjectif, personnel, renvoient à l’auteur·rice, sous la forme d’une autorisation plutôt que d’une obligation. Ainsi, par exemple, le droit permet de faire coexister des convictions différentes en permettant l’avortement, l’euthanasie, le suicide assisté… sans obliger personne. En revanche, dans nos régimes démocratiques, les normes morales qui font obligation pour tous sont coulées dans la forme juridique des droits de l’homme ou dans des obligations de santé publique (comme il faut porter un masque dans telle ou telle circonstance).
«Un enseignement neutre suppose que l’on amène les élèves à retrouver les raisons qui valident la norme et non à les moraliser, leur inculquer des normes toutes faites.»
Un enseignement neutre suppose que l’on amène les élèves à retrouver les raisons qui valident la norme et non à les moraliser, c’est-à-dire à leur inculquer des normes toutes faites.
Le CPC a ceci de spécifique qu’il forme à l’autonomie du jugement cognitif, normatif et évaluatif, sachant qu’un jugement mûr et éclairé a d’autant plus de chances5
d’être appliqué. En ce sens, le CPC participe de la formation à la citoyenneté démocratique et constitue un outil d’intégration sociale.
«L’enseignant·e devra respecter les choix éthiques de chaque jeune, tout en lui faisant comprendre que le droit à la liberté de pensée est exigible par chacun·e à égalité de droit.»
Éduquer: La spécificité de l’éducation à la philosophie implique-t-elle dans le chef de l’enseignant·e une déontologie particulière? Qu’est-ce qui la caractérise?
C.L.: La didactique découle évidemment des particularités de l’objet d’étude. Il s’agira en l’occurrence ici en CPC non pas de moraliser mais de développer le jugement normatif au sens de développer la critique des normes tant éthiques, morales que juridiques. Cela veut donc dire aussi apprendre à l’élève à obéir volontairement à une norme parce qu’elle est justifiée en raison, voire à lui désobéir tout aussi volontairement parce qu’elle est injustifiée en raison. Dans ce dernier cas, l’enseignant·e apprend aux élèves à découvrir les raisons de la désobéissance civile en comprenant les sanctions qui y seraient attachées.
Pour ce faire, il faudra que l’enseignant·e recherche lui/elle-même les raisons des normes et l’esprit critique qu’il/elle entend enseigner. Il/elle doit aussi se comporter sans a priori éthique puisque la validité d’une norme éthique et sa force d’obligation dépendent du télos individuel. Il lui faudra, autrement dit, respecter les choix éthiques de chaque jeune tout en lui faisant comprendre que le droit à la liberté de pensée est exigible par chacun·e à égalité de droit et donc qu’il ne s’agit jamais de vouloir élever une obligation personnelle en norme catégorique.
Il appartiendra aussi à l’enseignant·e de mettre à disposition des élèves des dispositifs pédagogiques adaptés à ces objectifs d’apprentissage: clarification et échelle des valeurs, dilemmes moraux, pédagogie de la coopération par découpage, discussions en conseil ou à visée philosophique, etc.6
Éduquer: Enseigner la philosophie suppose une compétence dans les contenus et sur le plan de la didactique mais s’inspire aussi d’une trajectoire personnelle et réflexive. Quels enseignements retirez-vous de votre propre parcours en tant qu’enseignante? Quel message souhaiteriez-vous transmettre personnellement à un·e jeune enseignant·e qui débute dans la carrière?
C.L.: Ce qui m’a le plus étonnée et du coup encouragée à y être attentive, c’est que les élèves aiment qu’on les considère comme des êtres qui réfléchissent et non comme des perroquets ou des enfants qui jouent. Comme le disait déjà Hegel7
, la pédagogie du jeu les rabaisse plutôt qu’elle ne les élève. On peut les intéresser par la pensée et par la joie de grandir.
« Les différentes approches didactiques de la philosophie visent à développer les trois grandes compétences que sont l’autonomie du jugement, la coopération dans l’action et la participation publique à une société démocratique.»
Éduquer: Parmi les différentes approches didactiques de la philosophie avec les enfants et les adolescent·es, quelles sont, selon vous, celles qui sont les plus emblématiques de l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté ou qui ont votre préférence?
C.L.: Les différentes approches didactiques de la philosophie avec les enfants et les adolescent·es se valent dès lors qu’elles visent à développer les trois grandes compétences que sont l’autonomie du jugement, la coopération dans l’action et la participation publique à une société démocratique. Toutefois, que ce soit le modèle de Matthew Lipman ou la méthode de Michel Tozzi et Edwige Chirouter, ils négligent la plupart du temps la formation au jugement évaluatif et normatif qui sont propres au savoir-vivre et à une éducation à la citoyenneté. Raison pour laquelle j’ai toujours proposé aux enseignant·es, dans mes ouvrages didactiques8
, d’aborder la philosophie pour enfants/adolescent·es avec l’intention de les faire réfléchir à la validité ou non des normes et ainsi aux raisons d’agir de telle ou telle manière.
Illustration: Gerd Altmann de Pixabay
- 1Référentiel de 5 à 15 ans: http://www.claudineleleux.be/AGtReferentiel_24sept21.pdf et de 15 à 18 ans: http://www.claudineleleux.be/ArreteGvtCT19avril2017.pdf
- 2Pour approfondir cette distinction, lire par exemple on line Claudine Leleux [2019], «Faits, normes et valeurs: une confusion dommageable pour l’enseignement moral et citoyen», Bruxelles: http://www.claudineleleux.be/Val_normes.pdf
- 3Distinguons les normes techniques, éthiques et morales dans le même sens que Kant différencie les impératifs hypothétiques (habileté et prudence) et catégorique [Emmanuel Kant [1790], Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, 1989, Vrin, p. 22].
- 4Jürgen Habermas [1991], De l’éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, éd. du Cerf, 1992, p.99.
- 5Michel Rainville, Manuel pratique de formation à l’approche de Kohlberg, Université du Québec, 1978, p. 62.
- 6Voir en particulier pour la mise en œuvre deux ouvrages chez De Boeck & Van In: Claudine Leleux, Chloé Rocourt et Jan Lantier [2021], Questionner, conceptualiser et raisonner en philosophie et citoyenneté pour les 4-15 ans, 350 p. et, pour les 14-18 ans: [2017] Éduquer à la philosophie et à la citoyenneté. Didactique et séquences, 480 p. Tables des matières respectivement sur mon site http://www.claudineleleux.be/TM_PHILOCIT_4_15ans.pdf et http://www.claudineleleux.be/TM_PHILOCIT.pdf
- 7G.W.F. Hegel [1821], Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Gallimard, coll. “Tel”, 1940, § 175, p. 209-210.
- 8Voir par exemple Claudine Leleux, Jan Lantier [2010], Discussions à visée philosophique à partir de contes pour les 5-14 ans, De Boeck & Van In. Table des matières sur www.claudineleleux.be/TM_PHICON.pdf