Ciné-débat "Amal": quand la liberté d’enseigner est chahutée

Jeudi 4 avril 2024

Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

En partenariat avec le Centre d’Action Laïque, La Ligue de l’enseignement organise le 23 avril une soirée de projection du film Amal au cinéma Aventure, suivie d’un débat en présence du réalisateur. Cette fiction bruxelloise expose la problématique de l’ingérence religieuse dans les écoles. Pour Éduquer, son réalisateur Jawal Rhalib revient sur la genèse de son film et sur l’importance de préserver la liberté d'enseignement.

«Peur de garder le silence». C’est en ces termes que se terminait le documentaire Au temps où les Arabes dansaient (2018), un film dans lequel le cinéaste Jawal Rhalib confrontait la haine intégriste aux réactions d’artistes arabo-musulmans. Avec sa dernière fiction Amal, transposée dans une salle de classe, la peur du silence devient courage de la parole. Jouée par Libna Azabal, Amal enseigne le français dans une école bruxelloise. Passionnée, elle s'efforce de transmettre son amour des lettres à sa classe de rhéto. Quand une élève subit du harcèlement homophobe, Amal donne cours sur le poète homosexuel musulman du VIIIe siècle Abu Nawas.
«J'ai quitté les filles pour les garçons et pour le vin vieux, j'ai laissé l'eau claire»: la poésie d’Abu Nawas va entrainer une polarisation au sein de la classe, alimentée par le professeur de religion coranique, Tartuffe moderne joué par Fabrizio Rongione. «C’est à cause de connards comme lui qu’on doit s’excuser tous les jours d’être musulman!», finira par s’exclamer Amal, la professeure, à bout de nerfs devant l’inertie de ses collègues.
Les affaires Mila, Samuel Patty et Dominique Bernard résonnent dans ce drame dont Jawal Rhalib affirme que «tout est inspiré de faits réels». «Amal ne critique pas l’islam mais l’islamisme», nous confiait le réalisateur. En filigrane de l’actualité sensible que le film met en scène, Amal déploie la question intemporelle de la neutralité de l’enseignement.

Éduquer: Amal, c’est un film sur le harcèlement ou sur le radicalisme?
 

Jawal Rhalib

Jawal Rhalib: Le harcèlement est une porte d’entrée pour visibiliser certains interdits. Le film aurait pu s’appuyer sur d’autres problématiques qui pourraient heurter certaines sensibilités, par exemple scientifiques ou philosophiques. Lors des débats après la projection de mon documentaire Au temps où les Arabes dansaient, de nombreux jeunes déclaraient que la musique, la lecture ou la danse étaient illicites. Certains jeunes sont confrontés au radicalisme, dans leur environnement familial, dans la rue ou encore dans certaines mosquées qualifiées de «mosquées de caves». Le plus préoccupant, c'est lorsque ce prosélytisme se pratique au sein de l’école. Il est important de nuancer en précisant que le film traite d’une réalité qui ne témoigne pas de l’ensemble de la situation scolaire.

Éduquer: Quel est l’objectif de votre film?
J.R.:
Plusieurs films sur la thématique de l'école ont été récemment à l’affiche, cependant ils n'abordent que superficiellement le véritable problème: l'influence croissante du religieux dans les établissements scolaires. Mon objectif était de traiter la question de l'influence de la communauté musulmane au sein de l’école et de mettre en lumière la peur que cela peut susciter au sein du corps enseignant. Il est rare de trouver des professeur·es, à l'instar d'Amal, qui sont capables et désirent s'opposer aux pressions des parents et des associations religieuses. Je voulais leur offrir de la visibilité et médiatiser ce constat. Lorsque j'ai présenté ce film à Palm Springs, le public américain s'est fortement identifié à l'histoire, m’expliquant qu'en remplaçant les personnages par des trumpistes, des évangéliques ou d’autres religieux, le problème était similaire. Amal soulève une thématique universelle: les ingérences philosophiques, religieuses et idéologiques dans l’enseignement.

«Les écoles doivent rester des forteresses imprenables, bastions de savoirs neutres, destinées à éclairer et ouvrir l'esprit plutôt que de confirmer des croyances.»

Éduquer: La liberté d'enseigner est-elle en train de reculer?
J.R.:
Complètement. Pour l’écriture d’Amal, j’ai rencontré beaucoup d’enseignants et enseignantes, de directeurs et directrices d’établissements scolaires qui témoignaient de réelles préoccupations sur l’exercice de leur profession. Ils et elles mentionnaient des difficultés à aborder certains sujets, au risque de se faire insulter, harceler, menacer et même tuer. Habités par la peur, certains membres du corps professoral s’autocensurent quand d’autres sont sommés par leur direction de ne pas faire de vagues. Les écoles doivent rester des forteresses imprenables, bastions de savoirs neutres, destinées à éclairer et ouvrir l'esprit plutôt que de confirmer des croyances. Les équipes doivent être soutenues et protégées. Les directions scolaires ne doivent en aucun cas fléchir sous la pression des parents. Cette position nécessite un soutien politique et un encadrement par des lois. En maintenant cette posture, les éléments réfractaires finiront par changer ou se rabattre sur des écoles coraniques. Céder, c’est prendre le risque de compromettre la capacité à dispenser un enseignement de qualité.

«Céder, c’est prendre le risque de compromettre la capacité à dispenser un enseignement de qualité.»

Éduquer: Le film donne l’impression que ceux qu'il faudrait éduquer, ce ne sont pas tant les élèves que les parents.
J.R.:
Le rôle du professeur, ce n’est pas d’éduquer les enfants, mais d’ouvrir l’esprit aux élèves, de leur offrir l’opportunité de s’émanciper. La responsabilité des parents s’exerce en dehors des établissements scolaires. L’école enseigne, les parents éduquent. Si les parents refusent une activité ou un cours, cela peut influencer les enfants à penser qu'ils ont également le droit de contester l’autorité pédagogique.

Éduquer: Comme c’est le cas dans votre film…
J.R.:
Dans les cours que donne Amal, j'ai délibérément choisi d'aborder la figure d'Abu Nawas, un poète arabo-musulman homosexuel. Il était profondément religieux, tout en appréciant le vin et les hommes. Son existence incarne le concept de «Din wa dounia» (la religion et la vie). Pour les islamistes et de nombreux musulmans, ces deux notions sont incompatibles. J'ai étudié au Maroc et nous pouvions analyser son œuvre sans que cela ne crée de difficultés. À l'époque, son orientation n’était pas un problème, mais aujourd'hui, ce poète a disparu des librairies et des bibliothèques.

Éduquer: Qu’est-ce qui a opéré ce basculement?
J.R.:
C’est un double mouvement entre une volonté d’ingérence géopolitique et une vulnérabilité sociale. La montée de l'islam politique en Iran, en Égypte et l'arrivée de fonds saoudiens et qataris dans les mosquées ont contribué à l'influence religieuse dans la sphère publique. Un des points de bascule est cristallisé dans la figure de Rouhollah Khomeini, le premier décideur à avoir instauré une fatwa contre les artistes et ainsi entrainé une lecture l’islam ponctuée de censure et d’interdits. Ensuite, l'avènement d'internet a facilité la propagation de discours intégristes. En quête de repères, les jeunes deviennent réceptifs à ces prêches. Ils ont besoin de retrouver de la dignité et, faute d'alternatives politiques ou sociales, ils se tournent vers cette pratique de l’islam. Dans ce film, je n’attaque pas ma religion, mais sa réinterprétation extrémiste. Plusieurs protagonistes défendent une vision éclairée de la religion: Amal ne critique pas l'islam, mais l'islamisme.

 

Infos pratiques

Projection le 23 avril 2024 à 18h30 au cinéma Aventure (Galerie du centre, accès par le 57 rue des Fripiers).
Séance suivie d’un débat en présence de Jawal Rhalib (réalisateur), Patrick Hullebroeck (directeur de La Ligue de l’Enseignement et de l’Éducation permanente), Thomas Gillet (enseignant, formateur d’enseignant·es à la neutralité et collaborateur scientifique au Centre Interdisciplinaire d'Etude des Religions et de la Laïcité) et Hélène Caels (enseignante en Philosophie et Citoyenneté à Bruxelles et représentante de l'Association des Professeurs de Philosophie et Citoyenneté).

COMPLET!

Avr 2024

éduquer

185

Du même numéro

classe maternel Photo de CDC sur Unsplash

Projet de décret sur la taille des classes

Un nouveau projet de décret visant à fixer des quotas d’élèves par classe dans l’enseignement maternel en Belgique francophone a été approuvé par la commission Éducation du Parlement de la Fédération ...
Lire l'article
Photo de Artur Aldyrkhanov sur Unsplash petite fille enfant

Logopédie : suspension des tests de QI dans les remboursements de séances de logopédie

Le 20 mars dernier, le gouvernement fédéral a reconsidéré les règles de remboursement des frais de logopédie pour les patient·es handicapé·es. Dorénavant, et ce jusqu’en 2025, le plancher de quotient ...
Lire l'article

Élections européennes 2024: vote obligatoire pour les jeunes de 16 et 17 ans

Le jeudi 21 mars 2024, la Cour constitutionnelle a pris un nouvel arrêt rendant le vote des jeunes de 16 et 17 ans obligatoire aux élections européennes. Le 9 juin prochain, pas moins de 280.000 jeune...
Lire l'article

Articles similaires