«Tu es l’un des seuls visages humains que je vois»

Lundi 1 avril 2024

Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Fady Solhi et Rosemarie Nossaint, formateur et formatrice en alphabétisation pour l'asbl Lire et Écrire à la prison de Jamioulx, sont animés par la conviction que l'éducation est un droit fondamental inconditionnel. Dans cet environnement clos, comment l’enseignement peut-il aider les personnes détenues à s’évader du cycle de la récidive?

Fady Solhi s’applique depuis sept ans à instaurer un climat de bienveillance avec ses apprenants, dont le secret semble être la considération. Rosemarie Nossaint est la première femme à avoir enseigné derrière les barreaux belges. Ses 26 années de pratique regorgent de réflexions et d’anecdotes. Ils nous enseignent qu’éduquer en prison, c’est également tisser des liens humains avec les apprenant·es, parfois en deçà des disciplines stricto sensu, en dégageant un horizon d’avenir avec les détenu·es. Souvent au-delà de l’atmosphère mortifère qui règne entre les murs.

Sortir de l’école du crime

La composition démographique de la population carcérale reflète de manière amplifiée les inégalités sociales présentes dans la société civile. Environ 75% des personnes incarcérées ont un niveau d'instruction considéré comme très bas. Parmi elles, 30% seraient analphabètes et 45% n'auraient obtenu que leur certificat d'études de base (CEB). Face à ces chiffres alarmants avancés par la Concertation des Associations Actives en Prison, il apparaît évident que les enjeux d'égalité scolaire revêtent une importance majeure, étant donné les conséquences potentiellement néfastes que peuvent engendrer les manquements.
En aval de ces chiffres, à l'intérieur des prisons, l’apprentissage constitue la voie d’accès à la réhabilitation. En première ligne, les cours d’alphabétisation qui forment les fondements d’une réinsertion réussie. Nous avons demandé à ces deux professionnel·les de la formation comment transformer la prison en un lieu qui offre une réelle opportunité d’émancipation plutôt que de constituer l’amphithéâtre de l’école du crime.

Éduquer: En quoi consiste le métier de la formation en prison?
Rosemarie Nossaint :
Lire et Écrire est une association qui définit l’éducation et l’information comme un droit accessible pour toutes et tous. En 1986, nous avons commencé à dispenser des cours d'alphabétisation à la prison de Jamioulx, à la demande du bibliothécaire de l'établissement qui avait observé qu'un nombre significatif de détenus étaient incapables de lire ou d’écrire. Ces formations d'alphabétisation sont conçues comme des programmes non formels, ne conduisant pas à l'obtention d'un diplôme.
Fady Solhi: Nous dispensons neuf heures de cours d’alphabétisation par semaine. Notre formation suscite le plus grand nombre de demandes, en raison de la dynamique sociologique propre à l'univers carcéral, où environ la moitié des détenu·es n'ont pas obtenu le CEB. Ce qui distingue notre programme, c'est qu'il n'exige pas un suivi continu comme le ferait un module linéaire; les individus peuvent le suivre à leur convenance.

«Toute personne enfermée est également condamnée à sortir un jour de prison. Nous avons l'occasion de les aider à utiliser leur temps d’incarcération de manière constructive pour faciliter leur réintégration sociale.»

Éduquer: Quelles raisons vous incitent à travailler en milieu carcéral?
R.N.:
Je suis animée par la conviction que l’accès à l’éducation est un droit fondamental qui doit être accessible à toutes et tous, sans aucune condition. En parallèle à cette considération juridique, je suis consciente des conditions difficiles auxquelles sont confrontées les personnes détenues, enfermées parfois jusqu’à 22 heures d’affilée dans les quelques mètres carrés de leur cellule et exposées quotidiennement à la violence. En plus de perdre du temps, certaines personnes sortent parfois plus déstructurées qu’elles ne l’étaient en y entrant. Toute personne enfermée est également condamnée à sortir un jour de prison. À cet égard, nous avons l'occasion de les aider à utiliser leur temps d’incarcération de manière constructive pour faciliter leur réintégration sociale. Nombre d'entre elles n'ont pas eu la chance de bénéficier d'une éducation adéquate ou d'un environnement favorable. Ainsi, nous pouvons leur offrir la possibilité d'apprendre ou de réapprendre des compétences essentielles à leur parcours de réhabilitation.
F.S.: Dans les formations que nous dispensons à l’extérieur de la prison, une partie de notre public est contraint par des politiques d’activation. En prison, les motivations diffèrent. Bien qu’une partie de nos apprenants participent à nos cours pour échapper à l'isolement de leur cellule, tous en retirent quelque chose. Certains décrivent nos cours comme leur bulle d’oxygène, une évasion temporaire de l'atmosphère carcérale. Notre mission va au-delà de l'enseignement des compétences linguistiques et logicomathématiques: elle englobe également le développement d’aptitudes sociales et individuelles.

Éduquer: À quoi vous attendiez-vous en allant enseigner en prison?
R.N.:
Avant de découvrir le milieu carcéral, je n'avais aucune intention d'y mettre les pieds. Ma perception a radicalement changé dès la première journée, quand j'ai réalisé que les détenus étaient semblables aux personnes que je pourrais rencontrer dans la rue. Cette expérience m'a ouvert les yeux. J'ai dispensé mes cours en prison de la même manière que je le faisais à l'extérieur, en me concentrant sur l'apprentissage de la lecture et de l'écriture pour des individus qui désirent progresser. Pendant 24 ans, j'ai consacré beaucoup d'énergie à enseigner en prison.
F.S.: Avant de rencontrer l’univers carcéral, j’avais une opinion simpliste: les détenus sont en prison parce qu’ils l’ont mérité. Une fois sur le terrain, j'ai rapidement constaté que la majorité des détenus ne sont pas des individus fondamentalement mauvais. La véritable raison de leur incarcération réside souvent dans la pauvreté. Paradoxalement, c’est avec le personnel pénitentiaire que j’ai eu le plus de problèmes. La qualité des cours dépend d’eux. Les cours sont souvent considérés comme une surcharge de travail, qui ne font pas partie de leurs prérogatives. Au début, c’était très compliqué: nous devions compter parfois plus d’une heure d’attente avant de pouvoir donner classe, le temps de rassembler les détenus.

Éduquer: Quelle est l’attitude des agents pénitentiaires vis-à-vis de l’éducation?
R.N.:
En règle générale, les agents pénitentiaires ne possèdent pas nécessairement un haut niveau d’éducation. Parfois, ils comprennent difficilement pourquoi les personnes détenues ont accès à des formations qu’eux-mêmes n’ont pas reçues. Nous devons souvent négocier avec eux pour obtenir leur accord. Cependant, dès lors qu’ils perçoivent des résultats chez les détenus, notamment en termes de comportement, ils deviennent plus sensibles aux enjeux éducatifs.
F.S.: Pour certains agents, cette prise de conscience peut prendre plusieurs années. En tant que personnels extérieurs, nous avons parfois été mal traités, ce qui nous amène à nous interroger sur le traitement réservé aux personnes détenues.
R.N.: Les deux extrêmes se côtoient: d'un côté, il y a du personnel volontaire pour proposer des formations, même au risque d’être mal perçus par leurs collègues, et de l’autre côté, certains gardiens y sont absolument opposés et considèrent les détenus comme des animaux.
F.S.: Certains agents vont au-delà de leur rôle en établissant des contacts avec des associations pour mettre en place des projets. Ils se retrouvent à mener un jeu d’équilibristes entre leurs propres aspirations et la nécessité de maintenir de bonnes relations avec leurs collègues. Pour nuancer notre critique, il est important de préciser que nous avons une vision légèrement parcellaire de la prison, car nous ne communiquons qu’avec un certain type de détenus.

«Enseigner en prison, c’est une question de méthode et d’attitude. En tant que formateur, je ne cherche ni à reproduire le modèle scolaire ni à instaurer une hiérarchie verticale, mais plutôt à construire un climat de bienveillance.»

Éduquer: Comment l’environnement carcéral modifie-t-il la pratique de l’enseignement?
F.S.:
Enseigner en prison, c’est une question de méthode et d’attitude. En tant que formateur, je ne cherche ni à reproduire le modèle scolaire ni à instaurer une hiérarchie verticale, mais plutôt à construire un climat de bienveillance. En accordant de la considération et du respect, je reçois généralement le même traitement en retour. J’ai une relation différente avec une classe en prison ou une classe à l’extérieur: le public y est plus instable et les contraintes de temps limitent nos projets à court terme. J'opte pour une approche d'enseignement dynamique pour maintenir l'attention des personnes détenues, car des explications trop longues risqueraient de déclencher le désordre.
R.N.: Les personnes incarcérées sont des adultes qui n’ont pas forcément emmagasiné tous les codes de l’apprentissage. Auparavant, j’enseignais dans le système éducatif traditionnel, où je remettais en question certains principes tels que l'exclusion des éléments perturbateurs ou la pratique du redoublement. Contrairement à l'enseignement formel où les élèves suivent un programme uniforme avec une méthode standardisée, j'apprécie le fait de devoir nous adapter à la singularité et à la diversité de nos apprenants. À Lire et Écrire, nous n'avons pas de programme prédéfini; nous enseignons aux adultes en fonction de leurs besoins et de leurs aspirations.
F.S.: D'un point de vue pédagogique, notre approche met l'accent sur la revitalisation et la projection dans l’avenir de nos apprenants, une démarche qui valorise davantage la dynamique d’épanouissement individuel et collectif que les apprentissages stricto sensu. Par exemple, pour une personne qui n’a aucune perspective au-delà de sa date de libération, il nous parait plus important de cultiver une vision d'avenir que d’apprendre à écrire. L'ancrage dans un objectif futur permet ensuite de comprendre l'importance de l'éducation. Nous avons des exemples inspirants de personnes qui s’émancipent grâce à l'éducation. Ces résultats justifient l’investissement, qu’il soit en énergie, en temps ou financièrement, de la part du pouvoir subsidiant. L'assurance que certaines personnes ne récidiveront jamais justifie pleinement le financement des formations.

Éduquer: Qu’apprend-on en enseignant en prison?
R.N.:
L'expérience en prison nous enseigne la patience et la tolérance. Il est fréquent de constater que la majorité des détenus ne devraient pas être incarcérés. En effet, le rôle de la prison est principalement de retirer de la société les individus dangereux. Cependant, l'incarcération prive les détenus de leur autonomie et les éloigne du rythme de vie habituel, créant ainsi un climat de tension et de nervosité. La vie en prison est souvent rythmée par l'attente, avec des conditions parfois difficiles, comme le bruit incessant de plusieurs musiques diffusées à plein volume dans une section pendant toute la journée par exemple.
F.S.: Cette expérience m'a fait réaliser à quel point les détenus ressentent le besoin de s'exprimer et d'être entendus. Les personnes détenues me le rendent également, par des remerciements sincères, certains avouent que pendant les cours, ils oublient qu'ils sont en prison. Il m'est arrivé qu'un prisonnier me dise: «Tu es l’un des seuls visages humains que je vois», un commentaire à la fois touchant et inquiétant à entendre.

Éduquer: Quel rôle vos séances de formation jouent-elles dans la réinsertion?
R.N.:
Nous ne sommes jamais directement impliqués dans les dossiers des détenus, ce qui instaure un climat de confiance avec nos apprenants: tout ce qui se dit au sein des cours reste au cours. C’est une dimension qui manque cruellement dans les prisons: un espace de discussion où tout peut être abordé librement. Notre objectif est de reconstruire un lien social. Beaucoup de détenus ne reçoivent pas de visite et ne rencontrent personne de l’extérieur. Les formateurs et formatrices sont des personnes avec lesquelles ils peuvent partager leurs préoccupations.
F.S.: Nos séances permettent à notre public de s’ouvrir. C’est impressionnant de constater à quel point les personnes détenues peuvent être sur la défensive, en tension permanente. Les cours, par les relations que nous parvenons à nouer, leur permettent de baisser la garde et de reprendre confiance en eux. C’est une condition essentielle pour envisager de nouvelles perspectives. Malheureusement, lorsque les médias abordent les conditions de détention, ils se concentrent souvent sur des aspects matériels tels que la vétusté des prisons, la qualité de la nourriture ou la surpopulation, mais ils oublient généralement de mentionner la charge psychologique qui en découle et qui constitue également la vie en prison.

Éduquer: Comment améliorer l’éducation en prison?
R.N.:
Une sensibilisation du personnel pénitentiaire à l’importance des formations. Intéresser la population aux enjeux carcéraux pour que le sujet devienne plus porteur pour les politiques.
F.S.: Il est également primordial d'investir davantage dans l'éducation en prison, car c'est là que commence le processus de réinsertion. Une fois à l’extérieur, il est déjà trop tard pour certains détenus. Les meilleurs résultats de réinsertion que nous avons observés concernent des détenus qui suivaient nos cours pendant au moins une année. Pour un public abîmé, la restauration de la confiance en soi et l'ouverture à de nouvelles perspectives nécessitent du temps, de la persévérance et du budget.

 

Avr 2024

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