Sans préparation, le droit de vote parait dénué de sens

Jeudi 18 janvier 2024

©Mika Baumeister - unsplash.com
Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Au-delà de leur statut de citoyens et citoyennes, les jeunes Belges de 16 et 17 ans, qui ont désormais acquis le droit de participer aux élections européennes, sont également des élèves. Comment l'éducation peut-elle contribuer à façonner la participation politique de ce nouvel électorat? Nous avons sollicité le point de vue d’Hélène Caels, enseignante en Philosophie et Citoyenneté à Bruxelles.

Éduquer: En tant qu’enseignante et représentante de l'Association des Professeurs de Philosophie et Citoyenneté, quel est votre avis sur l'élargissement du droit de vote dès 16 ans aux prochaines élections européennes?
Hélène Caels:
L’Association des Professeurs de Philosophie et Citoyenneté (AP.CPC) considère que cet élargissement n’est pas une mauvaise initiative en soi mais qu’elle doit absolument être associée à un accompagnement et à une formation appropriée pour guider ces nouveaux électeurs et électrices. Actuellement, de nombreux jeunes estiment ne pas être suffisamment préparés, certains exprimant même une méconnaissance totale de la politique.
Le constat semble justifié: les thématiques politiques ne bénéficient pas d'une place suffisante dans l’enseignement. Selon les réseaux et les écoles, ces sujets sont abordés au cours de philosophie et citoyenneté (CPC) ou de manière plus limitée au cours d’histoire ou de géographie. L'AP.CPC insiste sur la nécessité du renforcement d'une approche plus systématique, comme prévu dans le cours de CPC, pour garantir une meilleure compréhension des enjeux politiques et une préparation adéquate de tous les élèves au processus de vote.

«Actuellement, de nombreux jeunes estiment ne pas être suffisamment préparés, certains exprimant même une méconnaissance totale de la politique.»

Éduquer: Cet élargissement va-t-il davantage impliquer la jeunesse dans la politique?
H.C.:
Pour que cet élargissement ait des effets, le droit de vote doit d’abord faire sens auprès des élèves. En l'absence d'une base théorique minimale, deux scénarios se profilent: soit ils opteront pour un vote blanc, une tendance actuelle chez 12% des jeunes électeurs et électrices, soit ils suivront le vote de leurs parents, sans faire suffisamment preuve d’esprit critique. Cette situation est d'autant plus délicate que le vote du 9 juin 2024 sera facultatif pour les mineurs de 16 et 17 ans, une mesure qui risque d’engendrer de la confusion entre le droit de vote et son obligation. Ce contexte risque de générer un bruit politique, où l'on annonce une avancée sans fournir les moyens nécessaires pour la concrétiser.
Pour susciter l'adhésion des jeunes, la proposition aurait eu certainement beaucoup plus d'impact aux élections communales. En se situant au niveau le plus proche des citoyens, le pouvoir communal aurait permis aux jeunes de se sentir davantage concernés par des problématiques ancrées dans leur quotidien (rénovation d'infrastructures sportives, ouverture de maisons des jeunes, etc.) plutôt que de se concentrer sur le niveau européen, fondamentalement plus abstrait.

Éduquer: Pourquoi les jeunes sont-ils désintéressés par la politique?
H.C.:
De manière générale, les élèves demandent à être formés à la politique. Parfois ils sont désintéressés parce que le sujet est trop abstrait et qu’ils n’arrivent pas à percevoir les enjeux qui les sous-tendent. Le reproche qu’ils adressent généralement à la politique est qu’elle est trop éloignée de leurs préoccupations et qu’elle ne prend pas assez en compte les intérêts des jeunes. Ils ne se sentent pas entendus, notamment sur des enjeux tels que le changement climatique. Ce manque de prise en considération engendre un fossé entre les revendications et leurs écoutes, ce qui peut renforcer un climat de méfiance envers le politique.

Éduquer: Quelles seraient les approches à adopter pour rendre la politique plus accessible?  
H.C.:
De même que la citoyenneté n’est pas uniquement un statut juridique, une relation entre un individu et un État, la politique n’est pas exclusivement théorique: les élèves ont besoin de l’expérimenter. La politique peut aussi se matérialiser sous la forme d’engagement (manifestation, pétition, etc.), une forme de citoyenneté qui intéresse davantage les jeunes. Une des manières de les toucher, c’est de les faire participer à des projets de mise en pratique. J’ai assisté avec mes élèves à Ta voix, ton choix. A toi de voter! [Voir nos pages Pour aller plus loin]. Des étincelles s’allumaient quand ils expérimentaient la théorie abordée en classe.
L’engouement pour des activités propres aux périodes électorales n’est pas suffisant, la citoyenneté doit devenir un apprentissage dispensé dans l’ensemble du cursus. A la fin de leur parcours, il est essentiel que les élèves soient capables de conceptualiser la différence entre le pouvoir et l’autorité, qu’ils sachent distinguer un régime démocratique d’un régime autoritaire. La compréhension de l’aspect historique est importante: percevoir que l’Histoire n’avance pas toute seule, que la démocratie est le résultat de l’engagement actif des citoyens.

Éduquer: Les jeunes sont-ils assez informés pour voter librement?
H.C.:
La plupart des jeunes ne sont pas suffisamment équipés. Les élèves issus de milieux favorisés ont la possibilité d’apprivoiser ces problématiques au sein de leur noyau familial. En revanche, certains élèves n’ont pas cette chance et ne bénéficient pas de cette formation à la maison. Les questions politiques ne font pas l’objet d'une opposition de leur part, mais plutôt d'une demande. Ils réalisent que la politique est une compétence que l'école ne leur transmet pas suffisamment, bien qu’elle constitue un élément essentiel de la vie en société.
Par ailleurs, les jeunes sont influencés par les réseaux sociaux: pour 62% d’entre eux, c’est la principale source d’information1 . Or ils sont impactés par la bulle de filtres [NDRL: la personnalisation des contenus en ligne, conformes aux opinions des utilisateurs]. Les partis politiques engagent des sommes conséquentes sur les réseaux sociaux pour capter ce nouvel électorat. A titre d’exemple, au cours des trois mois précédant les élections de 2019, le Vlaams Belang a investi dans sa communication numérique un budget dix fois plus important qu’un parti traditionnel. Dépourvus d’une solide base conceptuelle et d’une éducation aux médias, les jeunes sont vulnérables à ces nouvelles stratégies. L'autonomisation face à ces enjeux demeure un objectif central du cours de CPC.

Éduquer: Comment favoriser leur autonomie?
H.C.:
L’idéal serait d’élargir le CPC à deux périodes par semaine, pour permettre aux enseignants et enseignantes d’avoir le temps d’aborder sérieusement ces problématiques. Le cas de l’Autriche est un bon exemple: depuis 2007, les jeunes de 16 ans peuvent voter à tous les niveaux de pouvoir. Contrairement à la Belgique, ce choix s’est accompagné d’une revalorisation de l’éducation politique, de manière transversale dans le général et de façon intensifiée pour le qualifiant. Cet accompagnement renforce le taux d’adhésion et de participation chez les jeunes. Accorder aux jeunes le droit de vote sans préparation nous parait dénué de sens.

Éduquer: Quel rôle peut prendre le CPC par rapport à cet élargissement?
H.C.:
Tous les élèves du secondaire devraient assister à un minimum de deux périodes de CPC par semaine. Les enjeux du CPC sont très importants mais les plages horaires qui y sont consacrées sont trop maigres. L'approche transversale de l'enseignement de la citoyenneté n’est pas suffisante. Les élèves ont besoin d'un cadre permettant de lier ces éléments théoriques. Le cours de CPC offre un espace propice à la prise de recul sur les faits sociaux et l'actualité, permettant ainsi d’en décoder les enjeux.
L'objectif du CPC est clair : former des citoyennes et citoyens éclairés et critiques face à leur environnement. La citoyenneté n'est pas innée, elle s’apprend tout au long de la vie: «On ne naît pas citoyen, on le devient». Si l'école ne parvient pas à transmettre cette impulsion, il est peu probable que les élèves la développent par eux-mêmes. L'éducation joue un rôle prédominant dans l'inculcation du désir de s'informer et de prendre une part active à la vie politique de la société.

Éduquer: Avant d'être enseignante dans le général, vous donniez cours dans le qualifiant. Existe-t-il des différences de sensibilité politique entre ces deux filières?
H.C.:
Il est important de ne pas généraliser ces constats à tous les élèves. Dans le qualifiant, les jeunes sont généralement issus de milieux socio-économiques moins favorisés que ceux de l’enseignement général. L'écart entre les filières se manifeste non seulement dans les connaissances des sujets politiques, mais également dans l'intérêt que ces élèves vont accorder à ces questions. Or en 2022, l’enseignement qualifiant concernait un élève sur quatre. Une société dans laquelle environ un jeune sur quatre méconnaît la politique et en est désintéressé est source de réelles préoccupations.

Éduquer: Les enseignant·es ont-ils les compétences nécessaires face à la complexité de ces défis?
H.C.:
Les personnes qui enseignent le CPC peuvent avoir une formation en Droit, en Philosophie ou en Sciences Humaines, ce qui les rend généralement très conscientes des enjeux sociaux et politiques. Leur approche pédagogique vise à stimuler la réflexion critique des jeunes, en mettant l'accent sur le développement de l'argumentation.
Le problème est principalement d'ordre structurel: les enseignants et enseignantes en CPC ont énormément d’élèves, tout en ayant quatre à cinq fois moins de temps pour aborder des thématiques essentielles (le droit de vote, les idéologies politiques, le fonctionnement d’un État démocratique). Des sujets complexes qui, pour ne pas être trivialisés, nécessitent plus qu’une période de 50 minutes par semaine. Il existe une dissonance entre les enjeux fondamentaux qui sous-tendent le cours et les moyens alloués pour y répondre.

«L’élargissement du droit de vote aux jeunes de 16 et 17 ans pour revitaliser la participation démocratique est condamné à l’échec s’il n’est pas accompagné adéquatement. Il risque de renforcer les écarts entre les jeunes favorisés et défavorisés.»

Éduquer: Pour les enseignant·es, comment se déroule concrètement le CPC?
H.C.:
Les enseignants et enseignantes de CPC à temps plein dispensent ce cours pendant 22 à 24 heures par semaine, en fonction du niveau enseigné. Cela signifie qu'ils ont la charge d’une vingtaine de classes, soit plus de 300 élèves (trois à dix fois plus que la moyenne), répartis sur plusieurs implantations scolaires différentes. En plus d’impliquer une charge administrative chronophage, cette répartition s'avère particulièrement énergivore. Connaître ses élèves et établir un rapport de confiance demande du temps et mobilise une énergie considérable. Face aux enjeux complexes que ce cours implique, les professeur·es, confrontés à un nombre élevé d'élèves et à un temps d'enseignement limité, ne peuvent que survoler la matière.
L’élargissement du droit de vote aux jeunes de 16 et 17 ans pour revitaliser la participation démocratique est condamné à l’échec s’il n’est pas accompagné adéquatement. Il risque de renforcer les écarts entre les jeunes favorisés et défavorisés et d’ajouter de la confusion entre droit de vote et obligation. Cet élargissement est une raison supplémentaire pour renforcer d’une heure le CPC.

 

fév 2024

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Photo de Bárbara Fróes sur Unsplash

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