Règles et précarité menstruelle: quand l'intime est politique
Lundi 10 mars 2025

«Je mange ou je saigne», cette phrase prononcée par une étudiante de l'ULG à Liège1 résonne comme un témoignage glaçant de la réalité de nombreuses personnes en situation de précarité menstruelle. Même si les règles existent depuis la nuit des temps, leurs impacts économiques et physiologiques restent occultés par de nombreux tabous et une stigmatisation profondément ancrée dans nos cultures et nos institutions. Devant ces enjeux de santé publique et de justice sociale, comment lutter contre l’invisibilisation et prôner une plus grande équité?
Chaque jour, 800 millions de femmes et de filles (incluant les personnes transgenres) ont leurs règles à travers le monde2 . En Belgique, les règles sont la réalité d’environ 3 millions de personnes en âge de procréer et parmi elles, on estime que 350.000 vivent sous le seuil de pauvreté3 . Dans cette situation de précarité, les personnes menstruées se trouvent dans la difficulté, voire l’incapacité, de se fournir des produits menstruels, et sont alors victimes d'une accumulation de discrimination et de violence d'ordre économique, institutionnel, psychologique, physique et culturel4 .
«Le tabou autour de la précarité menstruelle est double car il touche tant aux règles qu'à la pauvreté. C'est une pauvreté dans la pauvreté.»
Un phénomène multidimensionnel
La précarité menstruelle est un phénomène complexe aux multiples facettes. Il englobe des dimensions économiques, sociales, éducatives et infrastructurelles qui s'entrecroisent et se renforcent mutuellement. Fondatrice et directrice de l'association BruZelle, Veronica Martinez nous détaille le phénomène: «Il existe trois définitions, trois dimensions à la précarité menstruelle. La première, qui est la plus importante, c'est le fait de devoir choisir entre l’achat d’un produit de première nécessité ou l’achat d'un produit menstruel. C'est la difficulté ou le manque d'accès aux produits menstruels pour les personnes menstruées en situation de précarité.» Et cette charge économique s'accompagne d'une double sanction: « Le tabou autour de la précarité menstruelle est double car il touche tant aux règles qu'à la pauvreté. C'est une pauvreté dans la pauvreté: on est tellement pauvre qu'on ne peut pas se procurer des produits menstruels.»
Au-delà de l’aspect économique, la précarité menstruelle englobe une dimension informative: «La deuxième dimension de la précarité menstruelle réside dans le fait de manquer d'information et d’éducation par rapport aux menstruations. C’est là que se joue notre travail de sensibilisation, notamment à travers notre animation “Règles de 3”», poursuit Veronica Martinez (voir encadré BruZelle: l'association qui lutte contre la précarité menstruelle). La troisième dimension de la précarité menstruelle se concrétise dans le manque d’accès à un espace propre, adapté et sécurisé pour se changer sereinement5 . Une dimension infrastructurelle qui renforce le sentiment de précarité.
Cette intersectionnalité de la précarité menstruelle met en évidence la nécessité de considérer la question des menstruations de manière globale, en prenant en considération les enjeux de précarité économique, l’accès aux infrastructures sanitaires et les inégalités systémiques.
«La précarité menstruelle expose davantage ces jeunes à un décrochage scolaire ou les empêche de participer à des activités scolaires, les menant vers le repli sur soi et l’isolement.»
La précarité menstruelle mène à l’absentéisme scolaire
Sous ses multiples dimensions, la précarité menstruelle peut avoir un impact considérable sur l'éducation et l'avenir des jeunes personnes menstruées. Veronica Martinez met en lumière cette réalité préoccupante: «Une des conséquences de la précarité menstruelle chez les plus jeunes est l’absentéisme et le décrochage scolaire. Ne pas avoir à disposition suffisamment de produits menstruels pour pouvoir suivre normalement sa scolarité met son avenir en danger.»
Selon une étude menée en Belgique en 2021 par iVox, une personne sur 15 déclare être en situation de précarité menstruelle et n’avoir pas toujours les moyens de s’acheter des produits menstruels chaque mois. C’est le cas pour une personne sur 10 âgée entre 12 et 25 ans en Belgique, ce qui conduit 25000 jeunes Belges à manquer l’école régulièrement faute de produits menstruels6 . La précarité menstruelle expose davantage ces jeunes à un décrochage scolaire ou les empêche de participer à des activités scolaires, les menant vers le repli sur soi et l’isolement, et donc, in fine, à une situation de relégation dans une voie qu’elles n’auraient pas choisie.
«Ces situations de vie ont un impact aujourd’hui et, parfois, de lourdes conséquences sur l’avenir des jeunes. En termes d’égalité des chances, les règles sont particulièrement injustes. On touche là à la dimension de la justice sociale», insiste Veronica Martinez. La précarité menstruelle agissant alors comme un puissant vecteur de reproduction des inégalités sociales, particulièrement dans le domaine éducatif.
Éduquer et sensibiliser pour briser les tabous
L’enjeu de l’éducation autour des règles est fondamental pour lever les tabous: «Les règles sont considérées comme impures dans nos cultures, déplore Veronica Martinez. Dans le meilleur des cas, quand tout se passe bien, les personnes menstruées n’aiment pas trop vivre cette période de règles, donc n’en parlent pas. Si on y ajoute une situation de précarité menstruelle ou de douleurs liées aux règles, la honte et l’isolement s’additionnent au tableau et le silence se met en place. Il y a toute une stigmatisation autour des règles qui renforce ce tabou menstruel.» Une stigmatisation qui génère l’isolement et qui empêche la rencontre et le dialogue, pourtant essentiels au partage et à la recherche de solutions.
Pour être efficient, un travail de sensibilisation doit être réalisé tant au niveau des plus jeunes que des adultes dans une perspective d’éducation permanente. Comme le souligne Veronica Martinez, «l’éducation doit être transgénérationnelle, car le tabou qui persiste autour des règles s'alimente tout au long de la vie et se transmet de génération en génération. C'est un travail de tous les jours. C’est aussi un travail qui doit se mener à la maison, avec les parents. Pour que les parents puissent éduquer leurs enfants, il faut qu’ils aient accès à de l’information et qu’ils soient ouverts au débat. Ce travail d’information et de sensibilisation doit donc viser tant les adultes que les plus jeunes».
Les règles, c’est politique!
La précarité menstruelle et la gestion des menstruations révèlent les choix politiques implicites de notre société. De fait, «derrière la précarité menstruelle, il y a, avant tout, un choix politique. Si la politique avait décidé la gratuité de toutes les protections hygiéniques, il n'y aurait simplement plus de précarité menstruelle», soutient Veronica Martinez. La recherche de solutions durables répondant à la fois à la précarité menstruelle et à la sécurité menstruelle7 relève alors tant de la dimension politique que sociétale.
Les règles impliquent des conséquences financières, physiologiques, culturelles et sociales, générant de nombreuses difficultés tant économiques que symboliques pour les personnes menstruées. Par effet de ricochet, la question des règles cristallise des problématiques sociétales plus larges que sont les inégalités de genre, la précarité économique, l’accès aux soins et le respect des droits humains fondamentaux.
La politisation de cette question biologique apparaît alors non seulement légitime mais nécessaire pour freiner les discriminations systémiques qui persistent dans nos sociétés contemporaines. À ce titre, les menstruations ne peuvent plus être invisibilisées et devraient être abordées en termes de questions de santé publique afin d’œuvrer pour plus d’égalité des chances. On le voit, l’intime, les règles, c’est politique!
«Le combat pour la sérénité menstruelle s'inscrit dans une lutte plus large pour l'égalité et la justice sociale.»
Un combat collectif pour la sérénité
Ainsi, la précarité menstruelle représente un enjeu majeur de santé publique, d'égalité des chances et de justice sociale. Sa résolution nécessite des actions concrètes, une prise de conscience collective et une mobilisation de l’ensemble de la société: pouvoirs publics, associations, établissements scolaires, professionnel·les de santé et citoyen·nes. Veronica Martinez l’affirme: «Le tabou persistera tant qu’il sera véhiculé par la société. Ce n’est pas aux personnes menstruées de mener la déconstruction du tabou au niveau de la société. C’est à la société de porter ce combat, tout le monde doit s’y mettre. Il faut changer les mentalités des personnes non sensibilisées, tout en renforçant les changements de mentalité des personnes qui sont réglées. C’est un combat multiple à mener ensemble, en société.»
Le combat pour la sérénité menstruelle s'inscrit bien dans une lutte plus large pour l'égalité et la justice sociale, où chaque avancée contribue à construire une société plus équitable et respectueuse des droits fondamentaux de chacun. L'avenir de la lutte contre la précarité menstruelle dépendra de notre capacité collective à maintenir cette question au cœur du débat public, à développer des solutions innovantes et à transformer en profondeur les structures sociales qui perpétuent ces inégalités. Dans ce combat de longue haleine, chaque acteur de la société a un rôle à jouer pour construire un monde où la sérénité menstruelle ne sera plus un privilège mais un droit acquis pour toutes et tous.
- 1MARTINEZ Veronica. «“Je mange ou je saigne?”, le tabou de la précarité menstruelle», Politique, 17.05.2024: https://www.revuepolitique.be/je-mange-ou-je-saigne/
- 2«8 mai : la journée mondiale pour la santé et l’hygiène menstruelle», Médecins du Monde: https://www.medecinsdumonde.org/medecins-du-monde/quest-ce-que-la-preca…
- 3L'impact du COVID-19 sur les inégalités entre les femmes et les hommes à Bruxelles, CEFH, 19.04.2021, rapport, p. 38-39.
- 4La précarité menstruelle en Fédération Wallonie-Bruxelles. Rapport d’enquête Juin-Décembre 2021, Synergie Wallonie pour l’Égalité entre les Femmes et les Hommes, mai 2022.
- 5https://www.bruzelle.be/fr/
- 6Always s’engage pour lutter contre la précarité menstruelle en Belgique, enquête en ligne réalisée par l’agence de recherche iVOX pour le compte d’Always entre le 19 et le 28 novembre 2021 auprès de 1000 personnes âgées entre 12 et 49 ans ayant déjà eu leurs règles: https://www.enviedeplus.be/bien-etre/femme-sante/always-contre-la-preca…
- 7Il existe une différence notable entre la précarité menstruelle et la sécurité menstruelle, qui répondent toutes deux à la question des menstruations mais pas à la même réalité socioéconomique. En effet, la précarité menstruelle c'est la difficulté, voire l’impossibilité financière, de se procurer des produits menstruels tous les mois. La sécurité menstruelle c'est l’idée de pouvoir disposer dans l’urgence, à n’importe quel moment, dans n’importe quel lieu, de produits menstruels si l’on n’en a pas sur soi.
Les règles: une réalité biologique qui coûte cher
L'aspect économique des menstruations représente un poids considérable pour de nombreuses personnes. Même s’il est difficile d’estimer le coût des menstruations dans la vie d’une personne menstruée en regard de la variabilité des flux, au cours d'une vie, on estime qu’une personne menstruée dépensera entre 1000 et 2000 euros, uniquement en produits menstruels. En ajoutant les frais médicaux, les consultations gynécologiques, les médicaments antidouleurs et les autres dépenses associées, le coût total peut atteindre 5300 euros. Cela quand tout se passe bien, sans maladies, douleurs chroniques ou opérations…
Cette estimation réalisée par le Calepin englobe: la durée des règles par cycle (en moyenne quatre jours), le nombre de produits utilisés (en moyenne quatre par jour, sachant qu’un produit menstruel doit être changé toutes les quatre à six heures), le prix des produits (une moyenne de 20 centimes d’euros a été choisie). Prenant en considération qu’une personne menstruée aura ses règles 494 fois entre ses 13 et 51 ans (moyenne réalisée entre les ménarches, soit les premières règles, et la ménopause, soit l’arrêt du cycle ovarien), on arrive à un montant de 1580 euros, auquel il faut ajouter les consultations gynécologiques, l’achat d’antidouleurs, de sous-vêtements et linge de lit. On totalise ainsi 5300,24 euros pour pouvoir vivre ses règles en toute sérénité.
Plus d’infos: TOUKABRI Mehdi. «Précarité menstruelle: ça coûte combien les règles dans la vie d’une femme?», Le Calepin, 2 octobre 2019, https://calepin.be/precarite-menstruelle-ca-coute-combien-les-regles-da…
Vers des solutions concrètes

LA GRATUITÉ DES PRODUITS MENSTRUELS
Répondre à la précarité et à la sécurité menstruelles nécessite des actions concrètes de terrain. Les solutions possibles passent notamment par la gratuité des produits menstruels dans les espaces publics et éducatifs. Cette première étape permettrait de garantir l'accès aux produits menstruels là où leur absence a les conséquences les plus graves sur l'avenir des personnes concernées. Cependant, cette mesure doit s'accompagner d'un travail de fond sur les mentalités et d'une reconnaissance politique des produits menstruels comme produits de première nécessité.
UN TRAVAIL SUR LES INFRASTRUCTURES
L'accès à des infrastructures sanitaires adaptées constitue un aspect crucial mais souvent négligé, voire oublié, de la problématique des menstruations. Le manque de toilettes sécurisées et appropriées dans les espaces publics et scolaires renforce la précarité menstruelle et complique la gestion des règles au quotidien. Cette dimension infrastructurelle souligne la nécessité d'une approche systémique prenant en compte tous les aspects de la vie des personnes menstruées, de l'accès à l'eau potable à la disponibilité de sanitaires propres et sécurisés.
La santé menstruelle: un droit humain

En 2022, l'Organisation Mondiale de la Santé a franchi une étape importante en demandant que «la santé menstruelle soit reconnue, définie et traitée comme une question de santé et de droits humains, et non comme un problème d'hygiène». Cette reconnaissance internationale marque un tournant dans la perception de la précarité menstruelle. Reconnaître la santé menstruelle comme une question de droits humains fondamentaux et de sérénité, c’est lutter contre les tabous, la honte et la stigmatisation liés aux règles à travers le monde. C’est également permettre aux personnes menstruées de jouir de leurs droits à la dignité, à la santé et à l’éducation.
Plus d’infos: WHO statement on menstrual health and rights, juin 2022, https://www.who.int/news/item/22-06-2022-who-statement-on-menstrual-hea…
BruZelle: l'association qui lutte contre la précarité menstruelle

L'asbl BruZelle est née en octobre 2016 à la suite d’une rencontre fortuite dans le métro entre sa fondatrice Veronica Martinez et une femme sans-abri qui lui demandait une protection hygiénique. Cette rencontre a révélé le quotidien de certaines personnes menstruées: la précarité menstruelle et le manque d'accès régulier aux produits menstruels dans les structures d'aide. Face à ce constat frappant du paradoxe entre la régularité des règles et l'irrégularité de l'accès aux produits menstruels, l'association a développé trois missions principales dans une démarche holistique.
BruZelle assure d'abord la collecte et la distribution gratuite et inconditionnelle de produits menstruels (par l’intermédiaire de partenaires de terrain) aux personnes menstruées en situation de précarité, et ce à travers toute la Belgique via un réseau d'antennes locales soutenues par une équipe de bénévoles.
L'association mène également un important travail de sensibilisation à travers son programme «Règles de 3». Initialement destiné aux adolescent·es de 12 à 18 ans, ce programme s'est élargi pour toucher aussi bien les écoles primaires que les cours du soir pour adultes. Le but de ce programme est de rencontrer des jeunes et d’aborder les thématiques liées aux règles. Il vise à libérer la parole, informer, dédramatiser et présenter les règles comme un phénomène naturel. Le programme forme aussi des personnes ressources de l’enseignement, de l’éducation et d’autres professions pour devenir des relais d'information. L’asbl BruZelle a reçu le label EVRAS en jeunesse pour ses animations «Règles de 3». Ce programme illustre la volonté de l’asbl d'agir sur le terrain éducatif, en intervenant auprès des jeunes mais aussi des équipes pédagogiques pour briser les tabous et construire une compréhension plus inclusive de la santé menstruelle.
Enfin, BruZelle partage son expertise sur la thématique des règles en général, contribuant ainsi à une meilleure compréhension sociétale de ces enjeux. L'association œuvre ainsi non seulement pour répondre aux besoins immédiats des personnes en difficulté, mais aussi pour faire évoluer les mentalités et encourager les pouvoirs publics à considérer l'accès aux produits menstruels comme un droit fondamental.
Dans cette perspective, le travail des associations comme BruZelle apparaît comme essentiel car il contribue à briser les tabous, à sensibiliser la société dans son ensemble et à promouvoir des solutions durables pour garantir l'accès aux produits menstruels comme un droit fondamental.
Plus d’infos: www.bruzelle.be