À quoi servent les personnes âgées ?

Samedi 17 juin 2023

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François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Poser la question de l’utilité d’une classe d’âge est une interrogation volontairement provocatrice. Bien sûr, une société se disant civilisée doit nourrir et protéger ses éléments faibles sans se demander qui est utile et inutile. Mais rien n’empêche de se poser les questions naïves suivantes: comme, d’un point de vue biologique, notre seul rôle en tant qu’individu se résume à élever des enfants pour transmettre nos gènes, pourquoi vivons-nous si vieux après l’âge reproductif? Ou, pour poser la question dans l’autre sens, pourquoi ne faisons-nous pas des enfants jusqu’à la mort, comme presque tous les animaux?

D’un point de vue évolutif, à quoi servent les personnes âgées? Cette question n’a rien d’évident, et les réponses, semble-t-il, induisent un regard différent sur les seniors. Se demander pourquoi on vit longtemps après l’âge reproductif revient finalement à se demander pourquoi on cesse de faire des enfants si tôt. Autrement dit, la question de la fonction des personnes âgées chez Homo sapiens est très liée à celle de la baisse de la fertilité.

L’énigme de la ménopause

Chez les êtres humains mâles, il n’existe pas d’âge net de fin de la fertilité, qui diminue sans toujours disparaître tout à fait. Mais la fertilité des femmes diminue brutalement autour de 40 ans, pour atteindre zéro autour de 50 ans. Ce phénomène étrange, la ménopause, ne s’observe chez aucune autre espèce de singe1 ni presque aucun autre animal2 , et il constitue une énigme de la Nature. En effet, d’après la théorie de l’évolution par sélection naturelle – à laquelle notre espèce est soumise comme les autres3 – une femme qui possèderait le «gène de la fertilité jusqu’à la mort» aurait une descendance plus nombreuse: les familles portant ce gène devraient avoir dominé depuis longtemps les populations portant le gène de la ménopause. On peut ainsi, en suivant le grand biologiste américain Jared Diamond, formuler la question scientifique de la ménopause: «Comment la sélection naturelle a-t-elle bien pu aboutir à ce que toutes les femelles d'une espèce portent des gènes qui limitent leur descendance?»4 .Pour expliquer ce phénomène, plaçons-nous dans une perspective évolutionniste et considérons l’espèce humaine depuis plusieurs centaines de milliers d’années.

Premier point fondamental: chez notre espèce où l’apprentissage de la vie est allongé, notamment par l’utilisation d’outils, la durée de dépendance d’un·e petit·e Homo sapiens à ses parents est démesurée. Une vingtaine d’années dans la société industrialisée contemporaine, voire 25 ans ou plus5 , 12 à 20 ans dans les sociétés traditionnelles, alors qu’un petit chimpanzé «commence à se procurer sa propre nourriture dès le sevrage, en se servant de ses mains»6 . Ainsi, pour élever une descendance de quelques enfants, un·e humain·e doit s’occuper de sa progéniture pendant une durée de l’ordre de vingt à trente ans.

«Arrêt précoce», «grand-mère» et «capital incarné»

Examinons maintenant les trois hypothèses d’explication de la ménopause. Voici la première hypothèse, celle dite de «l’arrêt précoce». Une humaine a d’assez grandes probabilités de mourir en couches. Par conséquent, étant donné la longue dépendance des enfants aux parents, chaque nouvelle naissance fait courir le risque pour les enfants déjà né·es de devenir orphelin·es, ce qui les condamnerait à court terme7 . De plus, sans parler de décès en couches, le travail et la dépense énergétique que représentent l’allaitement et le nourrissage d’un·e enfant supplémentaire risquent de tuer la mère. Donc, plus une femme a d’enfants, plus elle joue gros à chaque nouvelle grossesse, un peu comme lorsqu’on augmente la mise au poker: on peut gagner plus, mais on risque surtout de tout perdre. Pour optimiser sa descendance, une humaine a donc intérêt à cesser d’enfanter à un certain âge. D'où l’avantage évolutif de la ménopause, qu’on peut voir comme un mécanisme sécurisant la femme et ses enfants vis-à-vis des dangers d’une grossesse supplémentaire.

D’après la deuxième hypothèse, dite de «la grand-mère», une femme de 50 ans sans petit enfant à charge conserve un rôle important pour apporter de la nourriture à ses enfants et petits-enfants. Ainsi, il a été mesuré chez les Hadza, en Tanzanie, qu’une grand-mère apporte à la famille plus de nourriture de qualité que la mère, accaparée par les soins aux petit·es. Le travail de la grand-mère profite à l’état de santé, et donc à la survie, de ses enfants et petit-enfants. Ainsi, dans la préhistoire humaine, les groupes humains où les femmes de plus de 50 ans ont continué à vivre sans faire d’enfants auraient été avantagés8 . On peut alors voir la ménopause comme un mécanisme assurant des aides familiales efficaces (car sans enfant à charge) à des parents déjà débordés par l’exceptionnelle durée de l’enfance d’Homo sapiens.

La troisième hypothèse est celle du «capital incarné». Dans un monde sans écrit – rappelons que 99% de l’évolution de notre espèce s’est déroulée sans écriture! – comment agir en cas d’éruption volcanique ou de cyclone, sinon en consultant une personne qui aurait connu la dernière catastrophe de cet ordre il y a 70 ans? Qui aller voir en cas de doute sur la toxicité d’une plante rare, sinon une nonagénaire qui a assisté en direct à des cas d’empoisonnement? Qui mieux qu’une vieillarde qui a vu Saturne effectuer trois révolutions dans le ciel peut décrire les trajectoires planétaires? Les groupes humains comptant des seniors en bon état cognitif auraient ainsi connu une meilleure survie. La ménopause, qui préserve les femmes âgées de l’épuisement parental, serait alors apparue chez l’espèce humaine, mais pas chez les autres singes chez qui l’importance du capital cognitif est bien moins importante9 . L’expression «capital incarné» donne exactement cette l’idée selon laquelle les femmes âgées ont inscrit dans leur personne (leur cerveau, mais aussi le reste du corps) une expérience presque centenaire utile à la communauté. Des livres vivants, en somme.

De ces trois hypothèses, laquelle ou lesquelles sont les bonnes? Les scientifiques en débattent. Tout comme elles/ils débattent du rôle du grand-père, plutôt mystérieux, et moins étudié. On ne sait pas très bien, d’ailleurs, à quoi ont servi les hommes dans l’histoire de notre espèce!10 Mais retenons ce fait important: il semble bien que la survie d’un groupe humain exige coexistence non pas de deux, mais de trois générations – enfants, adultes et personnes âgées dégagées de la parentalité grâce à la ménopause.

L’hypothèse de la grand-mère toujours valable en 2023?

La discussion précédente, qui traite de la survie après l’âge reproductif, concerne l’évolution préhistorique: elle a pour cadre un monde où les mères meurent en couches, où les grands-mères travaillent pour apporter de la nourriture, où l’écriture n’existe pas. Qu’en est-il à notre époque où la mortalité maternelle se rapproche de zéro, où les grands-parents goûtent leur retraite, où 30.000 gigaoctets – l’équivalent de millions de livres – sont écrits chaque seconde sur internet11 ? D’abord, l’âge des grossesses a reculé: on devient grand-parent vers 60 ou 65 ans plutôt que 50. Ensuite, le regard sur les personnes âgées a changé. Notre société a tendance à les voir non comme un élément indispensable, mais au contraire comme un fardeau pour la collectivité. Les non-actifs (le terme parle de lui-même!) constituent un poids économique croissant pour les actifs (la tranche 20-64 ans).

Photo de Christian Bowen sur Unsplash grand-mere
Photo de Christian Bowen sur Unsplash

Mais à y regarder de plus près, on constate aisément que les grands-parents jouent un rôle social essentiel, en fournissant un important travail matériel non rémunéré, difficile à quantifier. Outre le bénévolat ou la poursuite d’activités professionnelles, songeons aux nombreuses familles (et donc, peut-être, toute la société) qui ne survivraient que difficilement sans les grands-parents: préparation de repas, garde d’enfants pendant que les parents travaillent, prêt ou don d’argent, bricolage, mise à disposition de logement pour les petits-enfants en attendant qu’ils trouvent une stabilité financière, etc. Il ne s’agit plus seulement d’apporter de la nourriture comme chez les Hadza mais, transposée à notre société, l’hypothèse de la grand-mère semble toujours d’actualité: les grands-parents aident matériellement leurs enfants pour élever les petits-enfants.

Un capital cognitif toujours pertinent?

Voyons maintenant l’hypothèse du «capital incarné», d’après laquelle la valeur sociale des personnes âgées depuis des centaines de milliers d’années est de concentrer un savoir indispensable au groupe humain. Cette hypothèse reste-t-elle toujours pertinente en 2023? Pour savoir si le petit fruit noir au fond du jardin est toxique, pour savoir qui était le roi des Belges en 1946, va-t-on trouver une grand-mère? En général, cela ne nous vient même pas à l’idée: on cherche un livre sur les plantes ou on tape «Histoire de Belgique» sur internet… L’abondance d’informations disponibles sur des supports inanimés semble déclasser celles qui sont stockées dans des cerveaux âgés. Et surtout, l’évolution rapide de la société, qui connaît des modes de vie nouveaux à chaque génération, achève de dévaloriser les expériences anciennes. Le domaine du numérique en est l’illustration évidente: on n’appelle pas les grands-parents au secours pour installer une application sur un smartphone – c’est plutôt l’inverse. À première vue donc, en 2023, les Homo sapiens âgé·es n’incarnent plus de capital cognitif intéressant pour la société.

Mais restons prudent avec cette affirmation qui semble tristement s’imposer comme une évidence, car elle sous-entend que nos seniors ne sont bon·nes qu’à garder les petits-enfants et leur préparer à goûter. D’abord, à cause de la différence entre savoir incarné et document inanimé. Apprendre l’Histoire ou la botanique en discutant ou jardinant avec une grand-mère se révèle généralement non seulement plus plaisant, mais aussi plus efficace que d’enchaîner les tutos sur YouTube. Ensuite, évolution ne signifie pas nécessairement évolution vers du nouveau. Au contraire, de nombreux changements nous replongent tout droit dans le passé, et ce dans presque tous les domaines. Que sont l’agriculture sans pesticide, les déplacements urbains à vélo, les repair cafés, les biscuits sans huile de palme, les espaces sans wifi, la sobriété électrique, le chauffage au bois, les vacances sans avion, le débardage à cheval ou les services secrets qui retournent à la machine à écrire12 , sinon des modes de production et de consommation qui ressemblent étrangement à ceux de nos (grands-)parents, et que des considérations sanitaires, environnementales ou stratégiques nous présentent comme étant d’avenir? Dans ce contexte, il ne serait pas surprenant que les personnes âgées, dans le prolongement de l’histoire de notre espèce, aient toujours des choses importantes à apprendre aux plus jeunes.

Créer les conditions

Encore faut-il créer les conditions nécessaires et suffisantes pour que ces aides matérielles et ces échanges aient lieu. Ceci implique, en plus de conditions d’existence décentes, un changement de regard sur cette classe de population, qu’il faudrait peut-être commencer par appeler autrement que non active. La science peut aider pour cela: comme on l’a vu, elle nous enseigne le rôle historique joué par les grands-parents et elle peut nous aider à comprendre que ce rôle pourrait bien se poursuivre dans le futur. L’hypothèse de la «grand-mère» et celle du «capital incarné» mériteraient d’être plus connues!

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  • 1Rappelons ici que l’humain est un singe.
  • 2Excepté certaines espèces de cétacés. Les recherches sur les animaux ménopausés ou andropausés sont toujours en cours.
  • 3Echapper à la sélection naturelle est un acquis très récent de l’humanité.
  • 4DIAMOND Jared. Pourquoi l’amour est un plaisir, Folio essais, 1997, p. 157.
  • 5Fait révélateur de cet allongement: les tarifs Jeunes de la SNCB, par exemple, vont jusque 25 ans, ce qui aurait fait bondir un humain paléolithique!
  • 6DIAMOND Jared. Op. cit., p. 176.
  • 7Adoption et beau-parentalité sont des pratiques très récentes dans l’histoire humaine.
  • 8HAWKES K., O'CONNELL J.F., JONES N.G., ALVAREZ H., CHARNOV E.L. Grandmothering, menopause, and the evolution of human life histories. Proc Natl Acad Sci U S A. 1998 Feb 3;95(3):1336-9. doi: 10.1073/pnas.95.3.1336. PMID: 9448332; PMCID: PMC18762.
  • 9AIME C., ANDRE J.B., RAYMOND M. Grandmothering and cognitive resources are required for the emergence of menopause and extensive post-reproductive lifespan. PLoS Comput Biol. 2017 Jul 20;13(7):e1005631. doi: 10.1371/journal.pcbi.1005631. PMID: 28727724; PMCID: PMC5519007.
  • 10DIAMOND Jared. Op. cit., p. 135.
  • 11Sous formes d’images, de sons, de textes: https://www.planetoscope.com/Internet-/1523-.html
  • 12https://www.lexpress.fr/monde/europe/russie-la-machine-a-ecrire-reinteg…
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