
Grégory Chambat décortique les ambitions éducatives de l'extrême droite dans son ouvrage Quand l'extrême droite rêve de faire école. Enseignant dans un lycée français, il est un observateur privilégié de la montée des idéologies réactionnaires et de leurs stratégies de conquête du système scolaire.
«La bataille culturelle et politique se joue avant tout à l’école», affirmait en conférence de presse le politicien d’extrême droite Eric Zemmour en 2022. «Nous restaurerons l’école, les enseignements fondamentaux et, dans l’intérêt même de nos enfants, l’autorité des maîtres», proclamait Marine Le Pen dans un discours prononcé en 2018. Les chevaliers de l’ordre n’ont pas limité la zone de front à la patrie de Jeanne d’Arc. Aux quatre coins du monde, les rêves de l’extrême droite sont les cauchemars de l’école: du Brésil de Jair Bolsonaro avec le collectif «L'école sans parti» aux manuels uniques hongrois de Victor Orbán, en passant par les livres interdits des États-Unis de Donald Trump. Cet horizon, Grégory Chambat le scrute de fond en comble dans son ouvrage Quand l’extrême droite rêve de faire école. Une bataille culturelle et sociale.
Les cauchemars de Grégory Chambat
La montée de l’extrême droite française a couté de nombreuses insomnies à Grégory Chambat, enseignant dans un collège de Mantes-la-Ville. Ses nuits blanches sont repeintes en noir depuis la victoire du Front national dans la mairie qui borde son lieu de travail. En 2014, elle devient la première d’Île-de-France à tomber dans le giron réactionnaire. Ses longues veillées, il ne les a pas passées à compter les mouches, mais à disséquer les rapports entre l’extrême droite et l’éducation. Une question qu’il n’estime pas suffisamment prise au sérieux et qu’il déplie tout au long de son livre publié en 2023. Une boite à outils pour comprendre et faire face à l’extrême droite en milieu scolaire.
Éduquer: Pourquoi avoir écrit Quand l’extrême droite rêve de faire école?
Grégory Chambat: Ce livre fait suite à mon précédent ouvrage, L'école des réac-publicains. Il s’attelait à démontrer la croisade culturelle menée par les forces réactionnaires sur les questions scolaires. Lors des rencontres qui ont suivi sa sortie, j'ai constaté que les liens entre l'extrême droite et l'éducation étaient encore largement sous-estimés. Ce livre cherche à les dépeindre dans le temps et l’espace.
«La conquête scolaire est à la fois un objectif et un outil de pouvoir pour l'extrême droite.»
Éduquer: Quels sont ces liens entre l'extrême droite et l’éducation?
G.C.: La conquête scolaire est à la fois un objectif et un outil de pouvoir pour l'extrême droite. Sa stratégie est double: endoctriner la jeunesse et s'attaquer à ce qui est considéré comme ennemi de l'idéologie nationaliste. Les nationalistes rêvent de contrôler l'école, de la soumettre à un parti unique, pour y distiller leurs idées et conforter leur pouvoir.
Éduquer: Le livre est sous-titré Une bataille culturelle et sociale. Pouvez-vous expliquer?
G.C.: L'extrême droite s'est appropriée la critique de l'école, réduisant celle-ci à des questions de sécurité et d'autorité. Cette récupération a une histoire récente. Depuis les années 1980, deux camps s’affrontent sur les questions scolaires. D’un côté, les autoproclamés «républicains» et de l’autre, les progressistes. Ces «républicains» ont commencé à se former en s’opposant aux sociologues, en chargeant tout particulièrement Pierre Bourdieu. Ensuite, au milieu des années 1980, parait le livre de Jean-Claude Milner De l’école. La publication de ce pamphlet acte le déplacement de la cible sur les pédagogues.
«Pour faire progresser les questions scolaires, il faut autant défendre l’école publique que la critiquer. C’est en cheminant collectivement sur cette voie que nous pouvons la transformer de l’intérieur.»
Éduquer: Vous parlez de «réac-publicains »…
G.C.: J'ai forgé ce néologisme pour ne pas abandonner le monopole du terme «républicain» à ces idées conservatrices. L’extrême droite semble avoir gagné une partie de cette bataille culturelle: la pensée critique sur l'école comme projet émancipateur a massivement reculé. Les seules réflexions audibles dans l’espace public tournent essentiellement autour de la sécurité, de l’autorité, de la sélection, etc. Je pense que pour faire progresser les questions scolaires, il faut autant défendre l’école publique que la critiquer. C’est en cheminant collectivement sur cette voie que nous pouvons la transformer de l’intérieur.
Éduquer: L’école de l’extrême droite, c’est une question de fond ou de forme?
G.C.: Les deux. Sur le fond, l'extrême droite cherche systématiquement à réécrire les programmes scolaires dans les territoires qu'elle contrôle. Son principal cheval de bataille est le roman national: une approche qui transforme l'histoire scientifique en récit quasi littéraire, privilégiant la narration patriotique à l'analyse rigoureuse. Un autre élément invariable est la réduction des contenus d’enseignements aux fondamentaux: lire, écrire et compter. Ce qui revient à marginaliser délibérément certaines disciplines considérées comme secondaires: les enseignements artistiques ou les sciences physiques et sociales. Les questions sociétales sont également menacées. L'éducation affective et sexuelle, par exemple, est systématiquement repoussée vers la sphère familiale. En Hongrie, cette logique a produit des manuels scolaires uniques aux contenus particulièrement problématiques, porteurs de stéréotypes sexistes manifestes. L'objectif sous-jacent est de formater la pensée des jeunes générations en réduisant leur capacité d'analyse critique et leur ouverture intellectuelle.
Éduquer: Et concernant la forme, comment l’extrême droite pense-t-elle l’organisation de l’école?
G.C.: Elle repose sur une logique verticale. Il s'agit de renforcer la hiérarchie par le contrôle et la répression du personnel, notamment des syndicalistes. Dans les mairies déjà acquises à sa cause, on observe une véritable chasse aux opposants, avec des licenciements et des mises à l'écart. La visée est d'imposer un enseignement unique et discipliné. Une pédagogie autoritaire se décline à travers l’uniformité – vestimentaire et intellectuelle – où la standardisation devient la norme. Les évaluations se multiplient, créant des processus de tri. Eric Zemmour et Marine Le Pen prônent une orientation précoce en dehors du collège unique, prolongeant des discours essentialistes qui segmentent et hiérarchisent.
«La tradition pédagogique vise à l’émancipation des élèves. L'extrême droite s'y oppose avec virulence.»
Éduquer: En deçà du fond et de la forme, existe-t-il une pensée pédagogique d’extrême droite?
G.C.: Plutôt une pensée antipédagogique. Les véritables approches pédagogiques s'établissent à partir d'une vision sociale, anthropologique et politique. La tradition pédagogique vise à l’émancipation des élèves. L'extrême droite s'y oppose avec virulence.
Éduquer: Quel passé cherchent à conserver les réactionnaires?
G.C.: L'extrême droite se réfère toujours à un modèle antérieur qui se déplace au fil de l’histoire: anti-Lumières, anti-laïc, celui de l’enseignement non mixte, etc. Pour l’instant, il s’agit d’un retour idéalisé à l'école d'avant mai 1968, avec une obsession: l'école de la IIIe République de Jules Ferry. L'imaginaire conservateur convoque un passé composite, fait de traditions et de normes rigides, où l'école était un lieu de transmission verticale et de discipline.
Éduquer: Dans votre livre, vous parlez de «laboratoire» de l’extrême droite. Comment comprendre cette expression?
G.C.: L'extrême droite dispose de plusieurs terrains d'expérimentation. Dans les mairies françaises qu'elle contrôle, elle met en œuvre des stratégies précises, notamment dans le domaine périscolaire. Bien que limitées dans leurs pouvoirs sur les écoles, ces municipalités transforment progressivement les services connexes. Les aides aux devoirs deviennent payantes, les tarifs de cantine augmentent. Sous couvert de «responsabilisation des familles», la cible réelle est claire: les personnes les plus précaires. Un discours de stigmatisation qui se traduit concrètement par des obstacles financiers.
Un autre exemple de laboratoire de la pédagogie d’extrême droite, ce sont les écoles «Espérance Banlieue». Situées dans les quartiers dits «sensibles», ces institutions privées hors contrat visent à transmettre l’amour de la patrie en inculquant les valeurs judéo-chrétiennes aux élèves. Une logique néocoloniale comprenant le lever de drapeau, l’incantation de la Marseillaise, le port d’uniforme, etc. L’ancrage religieux de ces écoles se rapproche de l’évangélisation.
«L’extrême droite n’est jamais arrivée seule au pouvoir. Aujourd’hui, nous observons un rapprochement entre le néolibéralisme et l’extrême droite.»
Éduquer: À l’heure où nous échangeons, le président étasunien Donald Trump réunit un panel international de personnalités de la mouvance d’extrême droite. Existe-t-il une sorte d’internationale conservatrice en matière scolaire?
G.C.: Sans aller jusqu’à parler de programme global, nous pouvons déceler certaines convergences entre différents pays. Au Brésil, l’ancien président d’extrême droite Jair Bolsonaro est arrivé au pouvoir avec l’appui d’un mouvement particulièrement influent, «L’école sans parti». Ce collectif de parents et d’élèves visait à «démarxiser» l’éducation brésilienne. Après sa défaite aux présidentielles françaises en 2022, Eric Zemmour lance le collectif «Parents vigilants». À l’instar du cas brésilien, Zemmour centre une grande partie de sa communication sur la lutte contre l’éducation à la vie relationnelle affective et sexuelle. Une stratégie politique inspirée par la conquête du pouvoir de Bolsonaro. Sur ses affiches de campagne, le mot «école» apparait en toile de fond de la sécurité et de l’immigration. Il est crucial de rappeler que l’extrême droite n’est jamais arrivée seule au pouvoir. Aujourd’hui, nous observons un rapprochement entre le néolibéralisme et l’extrême droite.
Éduquer: Quels sont ces liens entre néolibéralisme et extrême droite?
G.C.: Le Front national de Jean-Marie Le Pen était résolument hostile à l’école publique. Dans son programme, il s’inspire de l’économiste néolibéral Milton Friedman. Il prône la mise en place du chèque-éducation: chaque famille reçoit le montant de la scolarité de ses enfants et peut décider de le remettre à l’école de son choix. Une libéralisation totale de l’enseignement, notamment influencée par des réseaux catholiques intégristes et défenseurs de l’école privée. Une mise en concurrence du privé et du public, expérimentée par le dictateur chilien Augusto Pinochet et appliquée dans certaines régions britanniques par MargaretThatcher.
Éduquer: Le terme de «normalisation» est souvent utilisé pour décrire la stratégie de Marine Le Pen. S’applique-t-il également sur le terrain scolaire?
G.C.: En effet, avec Marine Le Pen, nous assistons à un tournant en matière de politique scolaire. Elle s’est même excusée publiquement pour certains propos tenus par son père. Alors que Jean-Marie Le Pen qualifiait les enseignants de «fumeurs de shit invétérés» avec «des blue-jeans crasseux, aux savates éculées», sa fille les considère comme de potentiels électeurs. Appuyée par Florian Philippot, fils de directeur d’école et connaisseur du système scolaire, Marine Le Pen transforme le programme scolaire du parti et rétablit la nostalgie d’un âge d’or de l’école de la IIIe République. Un pari gagnant: près de 20% des enseignants votent maintenant pour l’extrême droite. Ce chiffre s’explique par l’explosion de deux plafonds de verres: le vote féminin et celui des fonctionnaires.
Éduquer: Comment la profession enseignante peut-elle lutter contre l’extrême droite?
G.C.: Sans chercher à surresponsabiliser les enseignants, ils peuvent participer à un mouvement général. Il faut se rappeler que le niveau d'études est déterminant: plus les jeunes sont formés, moins ils votent extrême droite. Mettre les élèves face à de vraies expériences de l’extrême droite, c’est essentiel. On se réfère trop souvent à l’histoire, ce qui peut parfois rendre le problème abstrait. Il faut s’atteler à démontrer ces existences contemporaines: Brésil, Hongrie, États-Unis.
Éduquer: L’école a-t-elle donc une place pour endiguer la montée de l’extrême droite?
G.C.: Le combat ne se limite pas au seul monde éducatif, mais l'école reste un rempart essentiel. La défense de l'école publique est primordiale. La défiance des familles alimente le vote d'extrême droite. La mauvaise réputation d’une école peut entrainer certaines familles à construire des stratégies d’évitement individuelles en n’y inscrivant pas leurs enfants. À ce repli individuel, je privilégie la promotion d’une solidarité collective et l’approche des problèmes dans toute leur complexité. Nous pouvons nous mobiliser pour tenter d’améliorer l’institution scolaire, sans oublier qu'elle progresse uniquement à partir de nos mobilisations et de nos pratiques. Enfin, n’oublions pas que les enseignants sont des salariés, encadrés par des droits. L’extrême droite est l’ennemi des travailleurs et des travailleuses. Avec d’autres professions, c’est sur ce terrain que nous devons nous mobiliser pour combattre la précarité qui est l’un des terreaux les plus fertiles à ces idées nauséabondes.
La sortie particulière de Quand l'extrême droite rêve de faire école

Pourquoi le livre de Grégory Chambat est-il également accessible gratuitement? Cette interrogation nous renvoie à la soirée mouvementée du 9 juin 2024. Alors que les Belges observaient les résultats des élections fédérales et régionales, Emmanuel Macron stupéfiait le monde entier. Face à la déroute de la majorité présidentielle aux élections européennes, le président français annonça la dissolution de l'Assemblée nationale. Cette décision précipita l'Hexagone dans une course contre la montre: deux semaines seulement pour organiser une campagne pour les législatives anticipées. Un sprint dans lequel l'extrême droite du Rassemblement national partait favorite, forte de son résultat aux Européennes (31,5%).
Un puissant sursaut républicain se propagea alors dans le pays: tractations, prises de parole, cartes blanches. De nombreuses maisons d'édition rejoignirent la bataille contre le parti héritier du régime de Vichy en republiant gratuitement certains ouvrages. « J'ai très vite demandé à l'éditeur de participer à ce mouvement collectif. Le moment politique était crucial, toute action avait son importance », explique l'auteur.
La bibliographie de Grégory Chambat
- Femmes pédagogues. Des insurgées de 1848 à Bell Hooks (2024)
- Quand l’extrême droite rêve de faire école. Une bataille culturelle et sociale (2023)
- De Montessori aux neurosciences. Offensives contre l'école du commun, avec Alain Chevarin (2024)
- Apprendre à désobéir. Petite histoire de l'école qui résiste, avec Laurence Biberfeld (2021)
- L'école des réac-publicains. La pédagogie noire du FN et des néoconservateurs (2016)
- Pédagogie et révolution (2015)
- L'école des barricades. Vingt-cinq textes pour une autre école 1814-2014 (2014)