Libérer les détenus de ce qu’ils ont dans la tête

Lundi 1 avril 2024

Photo de 愚木混株 sur Unsplash
Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

En visitant les détenus, les conseillers moraux apportent un soutien humain dans un lieu de désocialisation. Animé par l’idée que l’homme n’est pas réductible aux faits qu’il a commis, le conseiller moral Jean-Pierre Luxen témoigne de ses deux années de dialogue à la prison de Saint-Gilles. Un culte qui ne prêche que par l’écoute, un enseignement qui ne forme que par l’échange. 

Version laïque de l’aumônier, le conseiller moral prend en charge la dimension humaine de la peine. Armés de l’écoute attentive, les conseillères et conseillers moraux sont les personnes libres qui vont à la rencontre de celles qui ne le sont plus. Leur rôle est de fournir un accompagnement moral et d’établir une relation de confiance, afin de soulager la peine par le pouvoir de la parole. Un courant d’air frais pour aérer la solitude des cellules. Un rôle discret, qu’ils et elles exercent sans jugement ni tentative d'influence, auprès de personnes souvent en état d’esseulement morbide, à l’intérieur de pénitenciers surpeuplés.

Humanité et confiance

Les conseillères et conseillers moraux n’ont pas accès au dossier judiciaire des personnes détenues et n’exercent aucune responsabilité médicale ou sociale. Leur rôle est de faire entrer de l’humanité dans un espace de désocialisation, de faire résonner la force des mots dans les périphéries de la norme. Les prisons imposent un espace-temps où gravite la solitude; pour certain·es détenu·es, les seules fenêtres sur l’extérieur sont leur écran de télévision. Les conseillers et conseillères s’efforcent de construire un échange bienveillant, pour tenter de développer une forme d’épanouissement à l’intérieur de conditions maintes fois dénoncées par les organismes garants des droits humains. Un développement inscrit au cœur du mouvement laïque, accessible à tous et toutes, dans l’ensemble du champ social.
«Le conseiller moral, désigné par le Service Public Fédéral Justice, est garant de la laïcité au sein des prisons. Il n’a pas d’appartenance à une philosophie ou à un culte», nous explique Charlotte Colsoul, directrice de la Fondation pour l’Assistance Morale aux détenus (FAMD). Le statut de la relation façonnée avec les détenu·es les distingue des visiteurs et visiteuses de prison, qui prestent également un rôle d’échanges: «À la différence des visiteurs de prison qui sont tributaires d’une association qui opère en prison, les conseillers moraux sont affiliés au personnel pénitentiaire. Ils ont accès à tous les lieux de privation de liberté au sein de la prison», explique la directrice.

Le droit de devenir meilleur

«Il est un droit qu’aucune loi ne peut entamer, qu’aucune sentence ne peut retrancher, c’est le droit de devenir meilleur.» Cette citation de Victor Hugo incarne le credo de la FAMD. Intimement liée au Centre d’Action Laïque, la fondation d’utilité publique en charge des relations entre les conseillers moraux et les prisons du pays existe depuis 1964. Sa marge de manœuvre au sein de l’univers carcéral repose sur les axiomes de l’humanisme laïque: le respect inconditionnel de la personne et de ses choix, couplé à une approche non normative et gratuite pour les détenus qui y consentent. Une philosophie qui appréhende l’altérité et les différences qui la constituent comme le socle de la dignité humaine.
La FAMD compte 52 conseillers moraux, la majorité bénévoles et huit équivalents temps plein. «Pour devenir conseiller moral», détaille la directrice en précisant qu’il n’y a jamais trop d’oreilles en prison, «la personne se présente à un entretien de recrutement, essentiellement axé sur l’engagement laïque et le libre examen. Dans un deuxième temps, nous dispensons des formations autour de la politique pénitentiaire belge, du fonctionnement des prisons, de l’écoute active et du secret professionnel.» Une fois acceptée par la FAMD, la candidature transite par le Service Public Fédéral Justice, avant de se voir administrer un permis de visite. Enfin, bien qu’assimilés au personnel pénitentiaire, les conseillers moraux officient sous la responsabilité de la fondation, agissant au nom du Conseil Central Laïque.

«Ce n’est qu’à partir de la reconnaissance qu’implique le dialogue que certains vont pouvoir s’échapper de la logique de fatalité.»

Enseignements informels

Ce service d’assistance morale est juridiquement défini comme un droit disponible pendant l’entièreté de la peine. En contribuant à aider les détenus à retrouver confiance en eux et en l’autre, ces échanges s’apparentent à de l’enseignement informel. Ce n’est qu’à partir de la reconnaissance qu’implique le dialogue que certains vont pouvoir s’échapper de la logique de fatalité. Concept majeur de la philosophie de Hegel à Honneth, la reconnaissance tient une fonction fondamentale dans le processus de constitution de l’individualité.
«La disparition de ces relations de reconnaissance», écrit Axel Honneth, «débouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui ne peuvent être sans conséquences pour la formation de l’identité de l’individu. […] Ce qu’il y a de juste ou de bon dans une société se mesure à sa capacité à assurer les conditions de la reconnaissance réciproque qui permettent à la formation de l’identité personnelle – et donc à la réalisation de soi de l’individu – de s’accomplir de façon satisfaisante»1 . L'aide dans la reconstruction de l’identité personnelle, notamment visée par l’action des conseillers moraux, dégage du sens en dessous des cieux et participe à désobstruer des perspectives d’avenir d’entre les barreaux.

De Fedasil aux parloirs

L’ancien directeur de L'Agence fédérale pour l'accueil des demandeurs d'asile (Fedasil), Jean-Pierre Luxen, collabore en tant que conseiller moral avec la FAMD. Travaillant bénévolement depuis deux ans à tisser des liens avec les détenus, Luxen démêle pour Éduquer cette forme d’accompagnement qu’il qualifie «d’humanisme laïque dans un lieu de maltraitance institutionnelle». L’entretien s’est déroulé à deux pas de la prison de Saint-Gilles, dans une institution du monde de la nuit bruxelloise. «Il n’y a rien de plus interpellant que l’étanchéité entre cette ambiance de bien-être et de liberté et ce qui règne à moins de 500 mètres, de l’autre côté des murs». À l’instar de ce contraste, la luminosité de la solidarité est souvent proportionnelle à l’obscurité qu’elle vient éclairer.

Éduquer: Pourquoi devient-on conseiller moral?
Jean-Pierre Luxen:
J'ai toujours été impliqué dans le domaine social: Médecins Sans Frontières, l’aide au développement et Fedasil. Je vis à proximité d'une prison et la capacité à supporter cette expérience m’interpelle à chaque passage devant les murs. Mon engagement découle de ce désir de compréhension et du besoin de contribuer à une réclusion plus humaine.  

Éduquer: En quoi consiste la fonction de conseiller moral?
J.-P.L.:
Le rôle du conseiller moral consiste principalement à offrir une écoute sans jugement. Nous ne dispensons pas des services sociaux ou psychologiques, nous sommes présents pour discuter et éventuellement orienter les personnes détenues vers les professionnel·les approprié·es. Les conseillers moraux dépendent de la philosophie laïque, dans le cadre des cultes, au même titre que les autres confessions. Ce service est inscrit comme un droit, durant toute la période d’incarcération. Nous ne menons aucune forme de prosélytisme, notre fonction est d’offrir un lieu de dialogue à des personnes qui en ont besoin.

Éduquer: Comment se déroule cet échange?
J.-P.L.:
La conversation a lieu dans l’intimité des cellules de détention et dure environ 45 minutes. Elle commence par l’établissement du cadre de discussion qui précise que les échanges y seront strictement confidentiels et que tous les sujets peuvent être librement abordés. Les sujets de discussion sont variés: l’actualité, la littérature, l’histoire, le sport, les voyages ou la vie d’avant la détention. Notre objectif est de répondre au besoin de parole et d’écoute, sans chercher à se référer aux raisons qui ont motivé l’incarcération. Nous tâchons de libérer les détenus de ce qu’ils ont dans la tête.

Éduquer: Dans quelle prison travaillez-vous?
J.-P.L.:
Je travaille exclusivement à la prison de Saint-Gilles, un lieu qui accueille des prévenus, des condamnés et des internés masculins. En deux ans, à raison d’un jour par semaine, j'ai eu l’occasion de suivre plus de 80 détenus. En prenant en compte les différents obstacles traversés pour parvenir aux cellules, je parviens à rencontrer un maximum de six personnes par journée de travail.

Éduquer: Quels sont ces obstacles?
J.-P.L.:
Le principal obstacle est le manque d'effectifs: en dessous de cinq gardiens pour une aile, le chef de quartier a le droit de fermer l’accès aux cellules. Ces conditions de travail entrainent de nombreuses grèves qui entravent la possibilité de retrouver les détenus. Ensuite, l’organisation du temps carcéral est rigoureusement minutée: appels, préau, repas, douches, etc. L’implémentation des rencontres requiert une adaptation constante à cette temporalité particulière. Le dernier obstacle, c’est l’arbitraire du personnel pénitentiaire qui structure la vie en détention.    

«Le séjour en prison marque le corps et la psyché du prisonnier. La prison ne retranche pas uniquement la liberté aux individus, elle leur ôte toute humanité. L’expérience carcérale peut gravement atteindre la dignité humaine.»

Éduquer: De ces plus de 80 échanges, qu’avez-vous appris sur la capacité à supporter l’enfermement?
J.-P.L.: 
Deux aspects sont à considérer: la résilience et la résignation. L’emprisonnement peut s’appréhender comme une expérience de résilience. Je suis profondément touché par la capacité d’adaptation que certains détenus parviennent à développer. Cependant, un aspect plus sombre émerge également de ces rencontres, celui de la résignation. Certains individus s’embourbent dans le cycle de la récidive et finissent par se percevoir comme les produits de la fatalité. Le séjour en prison marque le corps et la psyché du prisonnier. La prison ne retranche pas uniquement la liberté aux individus, elle leur ôte toute humanité. L’expérience carcérale peut gravement atteindre la dignité humaine: ces personnes perdent progressivement la force de se battre contre le destin.

Éduquer: Cette expérience a-t-elle changé votre rapport à l’univers carcéral?
J.-P.L.:
La prison figure parmi les espaces les plus déshumanisants et déshumanisés que j'ai rencontrés. Une expérience comparable à d'autres situations extrêmes, telles que les zones de conflit ou les famines. C'est un univers à part, déconnecté de notre société. Avant chaque visite, je me prépare mentalement à pénétrer dans un environnement littéralement anormal, où les règles qui régissent les rapports humains diffèrent de l’extérieur. L’entrée dans la prison s’apparente à l’exploration d’une grotte: on descend dans une autre paroi du monde.

 

  • 1HONNETH A. «La théorie de la reconnaissance: une esquisse», Revue du MAUSS no23, 2004/1.

Avr 2024

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