
Les menstruations et la ménopause restent des sujets complexes, aux multiples facettes et encore trop souvent tabous dans notre société. Bien au-delà de leur aspect biologique, ces réalités physiologiques soulèvent de nombreuses questions sur la prise en charge de la douleur, l'éducation et l'inclusion.
Dans une société où les tabous persistent, il est essentiel de repenser notre approche de la santé menstruelle et d'écouter la voix des femmes – la moitié de l’humanité – pour transformer durablement les mentalités. Entretien sans tabou avec le gynécologue obstétricien Michel Scourneau.
Éduquer: Qu’est-ce que les règles?
Michel Scourneau: Biologiquement, les règles sont la résultante d'un processus physiologique complexe. Ce sont des tissus humains qui sortent du corps, composés d'un ensemble de cellules de l'intérieur de l'utérus qu'on appelle l'endomètre. Cet endomètre sert à accueillir un œuf fécondé ou non. À la fin d'un cycle, en l'absence de fécondation, l'endomètre se décroche de l'utérus à la suite d’une chute d'hormones. Ces débris cellulaires, en se détachant, emportent avec eux des globules rouges causant des saignements qui s'échapperont par les voies naturelles, le vagin.
Éduquer: Est-ce normal d'avoir mal quand on est réglée?
M.S.: Non, ce n'est pas normal, même si la notion de douleur reste extrêmement personnelle et subjective. La plupart du temps, le sujet des règles est abordé sous le prisme de la douleur, mais ce n'est que la résultante de ce que les femmes en disent. Il existe une forme de cercle vicieux dans cette association systématique des menstruations avec la douleur. Néanmoins, il est vrai que les règles peuvent être douloureuses, avec une intensité qui varie considérablement d'une femme à l'autre.
Éduquer: Comment prendre en compte la douleur des personnes menstruées?
M.S.: L'évaluation de la douleur en médecine reste complexe. Dans notre démarche diagnostique, interroger les personnes sur leur perception de la douleur est fondamentale. Nous cherchons à comprendre si les règles les mettent en état de prostration, et nous les interrogeons sur la durée de cette douleur, la fréquence des changements de protection, l'abondance des règles et la présence de symptômes associés comme les frissons, les malaises ou les migraines. Ce qui va guider le diagnostic sera l'invalidité que les règles vont générer car chaque femme sera plus ou moins résistante à la douleur.
Éduquer: Quelles sont les pathologies liées aux règles?
M.S.: Il y a l’endométriose, l’adénomyose, les fibromes, etc. On peut également aller vers des extrêmes, comme les imperforations de l’hymen qui empêchent le sang de s’évacuer par le vagin; là, il faut agir rapidement pour éviter les infections. Dans ces cas, les règles peuvent être extrêmement douloureuses et invalidantes. L'endométriose est sans doute la pathologie douloureuse la plus connue. En cas d’endométriose, une partie du tissu endométrial, au lieu de s'évacuer normalement par le vagin, remonte par les trompes et s'installe durablement dans le corps, généralement dans la cavité abdominale. Ces tissus réagissent aux hormones du cycle menstruel de la même manière que ceux présents dans l’utérus, ils créent alors des «petites règles» pendant le cycle menstruel, provoquant des saignements internes et des douleurs considérables.
Éduquer: On estime qu’un diagnostic d’endométriose met en moyenne 7 à 10 ans avant d'être posé. Comment explique-t-on cette lenteur, cette errance médicale?
M.S.: Plusieurs facteurs entrent en jeu, sans qu'il soit question de blâmer qui que ce soit. Il y a un diagnostic au long cours qui consiste à constater des lésions typiques d’endométriose lors d’opérations ou à la suite d’une IRM, bien que nous ayons constaté que l'IRM n'offre pas une preuve absolue de la présence d’endométriose, les lésions pouvant être minuscules et dispersées. Seule la cœlioscopie1
permet d'établir un diagnostic certain. Nous restons donc souvent dans le domaine des suspicions, les preuves étant difficiles à obtenir et relativement invasives. Par le passé, l'endométriose n'était pas immédiatement envisagée. La sensibilisation croissante à cette pathologie, les avancées de la recherche, la démocratisation des coûts et l'amélioration de l'accès à l'information permettent aujourd'hui des diagnostics plus rapides.
«La douleur des femmes est souvent banalisée. La répétition mensuelle des plaintes conduit sans doute à une forme de désensibilisation, que ce soit dans le milieu médical ou familial.»
Éduquer: La douleur des personnes menstruées est-elle suffisamment écoutée, entendue dans notre société?
M.S.: J’imagine que la douleur des femmes est souvent banalisée, un peu comme dans l'histoire du garçon qui criait au loup. La répétition mensuelle des plaintes conduit sans doute à une forme de désensibilisation, que ce soit dans le milieu médical ou familial. Le corps médical peut avoir tendance à minimiser cette douleur en raison du peu de moyens disponibles pour y répondre. Le seul moyen reste de poser des questions aux patientes pour estimer si cette douleur sort d'une forme de normalité, ce qui nécessite une écoute attentive et une évaluation de l'impact sur leur quotidien.
Éduquer: A-t-on normalisé cette douleur?
M.S.: À côté de l’aspect purement physiologique, je pense qu’il y a une notion plus philosophique, sociologique d’association du mot douleur aux règles et donc, par effet de banalisation, cela a normalisé la douleur des femmes.
Éduquer: Pourquoi l’industrie pharmaceutique n’a-t-elle pas trouvé de médicament pour soulager les personnes ayant des règles douloureuses?
M.S.: Il serait surprenant qu'il n'y ait pas eu de recherches dans ce domaine, car ce serait véritablement la poule aux œufs d'or pour l'industrie pharmaceutique! On parle quand même de la moitié de la population mondiale! Reste la pilule hormonale qui peut soulager certaines femmes mais elle s'accompagne d'effets secondaires non négligeables.
Éduquer: Les règles sont-elles encore un sujet tabou ou en parle-t-on plus facilement dans la société?
M.S.: En Europe, le sujet est plus facilement abordé, même s'il peut encore susciter des moqueries, particulièrement chez les adolescents. À l'école, les incidents liés aux règles, la gestion des protections hygiéniques et l'intimité restent problématiques pour de nombreuses jeunes filles. La perception et la représentation des menstruations varient également considérablement selon les cultures et les religions. Dans certaines sociétés, la période des règles s'accompagne encore d'importants interdits culturels qui limitent la liberté des femmes.
Éduquer: Les règles restent-elles d’ordre privé ou sont-elles devenues une question de société?
M.S. : La parole s'est libérée socialement autour des règles, avec moins de gêne et de culpabilité, ce qui représente une avancée significative. Malgré cette évolution notable, il existe toujours une certaine intériorisation autour de cette question qui demeure largement dans la sphère privée. Cependant, dans certaines cultures, le tabou reste très présent, rendant parfois complexe l'exposition à de simples publicités pour les produits menstruels.
Éduquer: Cette libération de la parole est-elle suffisante?
M.S. : Il est crucial que certaines personnes continuent à porter les questions menstruelles aux niveaux sociologique, politique et écologique. Cette mobilisation est nécessaire pour améliorer l'accès aux produits menstruels et garantir des conditions sanitaires permettant à toutes les femmes de vivre leurs règles sereinement. Cette question mérite d'être pleinement reconnue comme un enjeu sociétal majeur.
Éduquer: Le sujet des règles est-il suffisamment porté politiquement?
M.S.: Malheureusement, la question des menstruations reste encore très marquée politiquement, et principalement portée par la gauche et les mouvements progressistes. On constate régulièrement des reculs sociaux sur le droit des femmes avec certains gouvernements de droite, comme récemment en Italie. Malheureusement, ces droits ne semblent jamais acquis. Ils nécessitent une vigilance et une lutte permanentes.
«La sensibilisation et l'information en milieu scolaire sont essentielles pour accompagner les jeunes, en brisant précocement le cycle de la honte et de la douleur.»
Éduquer: On constate que les jeunes filles sont réglées de plus en plus tôt. On parle désormais de 12 ans comme âge moyen des ménarches. En réponse à cette précocité menstruelle, comment mieux outiller les jeunes filles?
M.S.: La sensibilisation et l'information en milieu scolaire sont essentielles. Toutes les jeunes filles ne grandissent pas dans des environnements familiaux propices à ces discussions. Dans certaines familles, le tabou et les stéréotypes autour des règles persistent. L'école joue donc un rôle crucial, sans tomber dans les polémiques actuelles autour des cours d'EVRAS et d'une prétendue hypersexualisation. Il s'agit simplement d'aborder la physiologie et la biologie pour accompagner les jeunes, en brisant précocement le cycle de la honte et de la douleur. Cela a toute sa place à l’école.
Éduquer: Cela pourrait aussi permettre aux garçons de mieux comprendre les enjeux liés aux menstruations?
M.S.: Cela fait partie du vivre-ensemble. Prendre le temps d'expliquer et d'informer est crucial. La compréhension passe nécessairement par l’éducation et la sensibilisation des garçons. Cela représente un travail à mener au niveau global, au niveau de la société, car toute différence peut engendrer des incompréhensions et des préjugés.
«Il faudrait installer des distributeurs de serviettes dans les toilettes, au même titre que le papier hygiénique. Ce sont des produits de première nécessité, non des produits de luxe.»
Éduquer: Le tabou autour des règles persistera-t-il tant que les filles n'oseront pas demander une serviette périodique sans avoir honte?
M.S.: Certainement. Tant que les produits menstruels ne seront pas aussi accessibles que le papier toilette, le problème persistera! Il faudrait installer des distributeurs de serviettes dans les toilettes, au même titre que le papier hygiénique. Nous parlons ici de produits de première nécessité, non de produits de luxe. Les différences physiologiques impliquent des besoins différents, qu'il est temps de prendre en considération.
Éduquer: Donc, au même titre que les garçons ont des toilettes adaptées à leur physionomie (à travers les urinoirs), les filles devraient avoir des toilettes respectant leurs besoins?
M.S.: Exactement. Les règles nécessitent des manipulations particulières qui exigent un espace propre, hygiénique et sécurisé, avec des équipements adaptés comme des poubelles appropriées et des lavabos permettant le nettoyage des coupes menstruelles.
Éduquer: Sortons des règles… Quand les règles s’arrêtent, la ménopause arrive. Telle une finalité aux menstruations, la ménopause n’est pas pour autant toujours perçue comme une libération. Pourquoi?
M.S.: Socialement et culturellement, la ménopause soulève de nombreux enjeux, tant physiologiques que symboliques. Symboliquement, la ménopause peut représenter une certaine «libération» mais aussi la fin d'une «utilité» sociale. C’est, en quelque sorte, se dire «je ne suis plus un outil au service de la société, d’une procréation, je peux exister pour moi-même». Il y a là une réflexion positive à développer en regard du rôle reproductif assigné aux femmes dans nos cultures. La ménopause peut alors devenir synonyme d’une libération, d’une émancipation. Notre héritage culturel est très stigmatisant dans ce débat.
Éduquer: Une stigmatisation qui peut représenter une grande violence au niveau physiologique et psychologique?
M.S.: À travers la ménopause, les femmes subissent une injustice physiologique majeure avec des changements hormonaux brutaux, contrairement aux hommes qui connaissent une transition plus progressive durant l'andropause. En deux ou trois ans, leur équilibre hormonal peut s'effondrer, entraînant de nombreux désagréments. C'est une injustice totale! Les femmes ont un schéma de vie ancré dans la douleur: elles passent 40 ans de leur vie à être réglées, et une fois ménopausées, elles passent dans une autre forme de douleur, une autre forme de violence. C'est une transition d'une violence biologique vers une violence psychologique.
«Certaines cultures considèrent la ménopause comme une période positive d'émancipation, célébrant cette étape de la vie.»
Éduquer: Comment s’émanciper de cela?
M.S.: La solution passe par la valorisation des femmes. Certaines cultures considèrent la ménopause comme une période positive d'émancipation, célébrant cette étape de la vie. Sans nier les difficultés réelles des femmes, il est essentiel de reconnaître leur force et leur importance dans la société, indépendamment de leur âge ou de leur capacité à procréer. Il s'agit d'un véritable travail d'éducation et d'évolution des mentalités pour construire une société où les règles ne sont plus source de honte mais de fierté collective. Changer de discours et accorder une fonction «magique» aux règles et non plus les renier. Tout cela nécessite de redonner aux femmes leur pouvoir. Ne plus avoir honte d’être réglée ou pas. Peut-être qu’alors la douleur des femmes serait plus facile à vivre, à porter et à entendre.
- 1La cœlioscopie ou célioscopie est une technique d'endoscopie médicale utilisée pour le diagnostic ou l'intervention chirurgicale sur la cavité abdominale. Elle consiste à insérer un endoscope (composé d'un tube optique muni d'un système d'éclairage et d'une caméra vidéo retransmettant l'image sur un écran) par de petites incisions dans la paroi abdominale afin de réaliser une opération ou de poser un diagnostic.
Les pathologies liées aux règles
- L’endométriose: un tissu semblable au tissu présent normalement sur la paroi utérine, le tissu endométrial, apparaît également en-dehors de l’utérus. On estime qu’une personne menstruée sur dix souffre d’endométriose1 .
- L’adénomyose: le tissu endométrial se développe dans le myomètre. On estime que l’adénomyose peut affecter jusqu’à 20 à 30% des femmes ou personnes menstruées. Dans 6 à 20% des cas, l’adénomyose et l’endométriose sont associées.
- Le syndrome de congestion pelvienne: douleur à long terme, chronique, provoquée par une accumulation de sang dans les veines du bassin, qui sont élargies, dilatées et qui deviennent tortueuses. Les douleurs pelviennes sont très fréquentes. Cependant, si ces douleurs persistent durant plus de six mois, on considère que ce sont des douleurs pelviennes chroniques. Le syndrome de congestion pelvienne représenterait, quant à lui, 16 à 33% des cas de douleurs pelviennes2 .
- Le fibrome utérin: tumeur bénigne de l’utérus constituée de tissu musculaire et fibreux. Les fibromes utérins sont très fréquents et surviennent chez environ 70% des femmes d’origine ethnique blanche et 80% des femmes d’origine ethnique noire aux États-Unis3 .
- Les polypes utérins: tumeurs, excroissances presque toujours bénignes localisées au niveau de la muqueuse de l'endomètre. S’ils ne sont pas traités, ils peuvent entraîner des problèmes de menstruation ou de fertilité.
- La dysménorrhée: crampes menstruelles. Chez environ 5 à 15% des personnes atteintes de dysménorrhée primaire, les crampes sont graves et perturbent les activités quotidiennes, pouvant entraîner l'absence de l'école ou du travail.
- Le syndrome des ovaires polykystiques: caractérisé par une irrégularité des règles ou leur absence, et souvent par une obésité ou des symptômes dus à des taux élevés d’hormones masculines, androgènes, tels qu’une pilosité corporelle excessive et de l’acné. Le syndrome des ovaires polykystiques est présent chez 5 à 10% des femmes.
Source: Le manuel MSD, «Présentation des troubles du cycle menstruel», février 2023, consulté le 13 décembre 2024, www.msdmanuals.com/fr/accueil/probl%C3%A8mes-de-sant%C3%A9-de-la-femme/…
- 1https://endofrance.org/
- 2«Syndrome de congestion pelvienne: nosologie, classification, indications et résultats», Olivier Creton, janvier 2024, https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S2542451324000245
- 3«Fibromes utérins», David G. Mutch et Scott W. Biest, https://www.msdmanuals.com/fr/accueil/probl%C3%A8mes-de-sant%C3%A9-de-l…