Le cours de philosophie et de citoyenneté en danger
Jeudi 10 octobre 2024
En introduisant le dialogue interconvictionnel, la Déclaration de politique communautaire du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles remet en question la nature même du cours de philosophie et citoyenneté. Sans élargissement à une deuxième heure de cours par semaine, l’organisation de ce cours d’intérêt sociétal reste problématique.
Si la philosophie est née sous le ciel bleu de la Grèce antique, le cours de philosophie et citoyenneté (CPC) n’est pas près de rayonner dans la coalition Azur. Alors qu’il fête ses huit années d’existence, le flou règne sur le futur du CPC en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). L’introduction du dialogue interconvictionnel au sein du cours ainsi que l’absence de garantie de son élargissement à deux heures par semaine retiennent l’attention de la Ligue de l’Enseignement. Bien que le dialogue soit un moteur philosophique depuis Platon, celui qui se profile entre les cultes pourrait entraver la démarche du libre examen.
Un cours récent à l’histoire mouvementée
Discutée dans les couloirs des cabinets politiques, la mise en place du CPC s’accélère en 2015 avec les attentats de Charlie Hebdo. Impuissant·es face à certaines remarques partisanes de leurs élèves, les professeur·es appellent à l’aide. Alors ministre de l’Éducation, Joëlle Milquet, sous la bannière cdH (ex-Les Engagés), y répond sur le plateau de la RTBF: «On a besoin d’un cours de citoyenneté pour tout le monde. Un cours de citoyenneté où l’on doit apprendre à vivre. Un cours où l’on allie la pratique, les rencontres, les débats avec des spécialistes, des journalistes1
.»
Pour répondre aux enjeux sociétaux et doter d’outils philosophiques les citoyen·nes en devenir, le CPC est instauré dans les classes de primaire de l’enseignement officiel en septembre 2016. Il s’étendra aux secondaires du même réseau l’année suivante. Il remplace une des deux heures du cours de morale ou de religion. La deuxième heure des cours convictionnels devient facultative. De son côté, le réseau libre confessionnel s’abstient de l’organiser, considérant que les compétences philosophiques et citoyennes se diffusent dans les autres cours. La situation bancale entre les réseaux et le plaidoyer des associations laïques, à l’initiative de La Ligue de l’Enseignement, poussent les responsables politiques à la réflexion.
Une résolution parlementaire restée lettre morte
Septembre 2019. Nouveau gouvernement, nouvelle DPC. La coalition PS-MR-ECOLO met en place un groupe de travail pour examiner l’extension à deux heures du CPC. En 2021, la résolution2
est signée par les partis de la majorité et adoptée par le Parlement. Celle-ci demandait notamment de «porter à deux heures obligatoires par semaine le cours d’EPC et rendre optionnel le cours de religion ou de morale non confessionnelle (RELMO) au sein de l’enseignement obligatoire officiel et libre non confessionnel». Le CPC obligatoire deux heures par semaine, les religions en option. La résolution plaidait également pour le renforcement du référentiel, notamment au bénéfice de la «connaissance, dans une perspective historique, sociologique des différents courants de pensée, philosophies et religions».
La résolution n’est finalement pas adoptée, à la suite de pressions religieuses appuyées par les écologistes et les libéraux. Dépitée, Caroline Désir (PS), alors ministre de l’Éducation, s’explique en Commission de l’Éducation: «Il aurait été contre-productif de mener une telle réforme à la hussarde.» Avant de renvoyer la balle au prochain gouvernement: «La prochaine DPC ne pourra en faire l’économie3
.»
Du fait religieux au dialogue interconvictionnel
Juillet 2024. Nouveau gouvernement, nouvelle DPC. Le plan d’action de la FWB ne se prononce pas sur l’élargissement du CPC vers les deux heures hebdomadaires. En revanche, la nouvelle feuille de route prévoit que le cours comprenne des «activités consacrées au dialogue interconvictionnel et l’apprentissage de l’histoire des courants religieux». Bien que la religion figurait déjà au programme du CPC4
, le virage envisagé par le gouvernement Degryse s’inscrit dans la manière dont il la traite. L’appréhension du fait religieux y devient celle du dialogue interconvictionnel.
Professeur ordinaire à la Faculté de philosophie de l’UCLouvain, membre de l’Académie royale de Belgique et spécialiste des questions de sciences des religions, Jean Leclercq décode cette différence fondamentale: «L’approche de la religiosité par la notion technique et la méthode spécifique du ‘‘fait religieux’’ est très utile pour conforter les apprentissages et s’assurer de la neutralité du maître et du respect des convictions des élèves. Philosophie, psychologie, sociologie, anthropologie, etc. deviennent alors des voies d’approche rigoureuses, accessibles à tous. À l’inverse, le dialogue interconvictionnel ne reposera que sur la conviction individuelle, avec tout ce que cela implique; et notamment des débats infinis en matière de jugements normatifs sur ce qu’est une vie bonne, via des critères d’orthopraxie et donc d’hétéropraxie. Toute religion crée du nous et du eux. Or le rôle de l’école n’est pas d’organiser le débat des convictions intérieures, au risque d’ailleurs d’y voir apparaître le prosélytisme. Mais surtout au risque de ne pas permettre à celui qui n’a aucune conviction de vivre et d’exister dans ce projet scolaire.»
Un point de bascule historique
Comme l’explique le professeur Leclercq, à travers cette différence méthodologique, c’est l’essence même de l’école qui se retrouve interrogée. Lionel Rubin, chargé d’études Enseignement et politique pour le Centre d’Action Laïque (CAL), décrypte les enjeux: « Le basculement concerne autant les questions de laïcité que celle plus globale de la nature de l’enseignement public. Parler de la religion à partir du dialogue interconvictionnel reviendrait à organiser une sorte de grand cours de religion généralisé. Tous les élèves seraient obligatoirement en contact avec des expériences de foi. L’alternative au cours de RELMO, par le biais d’une demande de dispense, offre une grille horaire totalement neutre pour ceux qui le souhaitent. Un droit qu’exigeait la Cour constitutionnelle en 2015. Pour l’enseignement public, ce serait un basculement d’un cours de raison à un cours de religion.»
Vers les deux heures?
Un positionnement que le CAL préfère conjuguer au conditionnel à l’heure actuelle, la Déclaration de politique communautaire n’étant encore qu’une somme de possibles sur lesquels légiférer. À l’instar du combat mené de longue date par la Ligue de l’Enseignement, le CAL plaide pour la généralisation des deux heures du CPC: «En considérant l’étendue des enjeux auxquels sont confrontés les jeunes – climat, sexisme, démocratie, etc. –, une heure par semaine, ce n’était déjà pas suffisant. L’esprit critique, la capacité à débattre, la décentration ne sont pas des compétences innées. Ce qui est proposé dans la DPC, ce n’est pas encore à la hauteur du CPC. Factuellement, il y avait un consensus autour de l’importance des deux heures, comme les travaux parlementaires précédents l’ont démontré. Ils vont dans ce sens. Pour réellement atteindre cette mission d’intérêt général, deux heures par semaine nous semblent un minimum.»
Du côté des libéraux, on freinait déjà sur le prolongement lors du précédent mandat. La question de la deuxième heure était renvoyée à celle de la réforme du rythme scolaire. «On ne peut pas augmenter d’une heure sans tout changer», exprimait en substance Aline Godfrin, représentante du MR lors du Midi PIL Deux heures de philo et citoyenneté, quelles solutions? organisé par le CAL en avril 2024. Une intervention alors interrompue par une action de l’Association des Professeurs de Philosophie et Citoyenneté (AP.CPC). Des représentants des six partis sont sagement alignés sur un pupitre. L’accord est unanime quant à la nécessité de l’initiation philosophique des élèves aux pratiques citoyennes. Mais les méthodes divergent. Après 50 minutes, avant de pouvoir commencer à s’écharper sur les moyens, une sonnerie interrompt l’échange. L’AP.CPC s’immisce dans la discussion pour figurer l’impossibilité d’aborder des sujets complexes pendant une si courte période. «Enseigner des thématiques sociétales complexes en 50 minutes par semaine, c’est totalement insuffisant, voire parfois contre-productif», nous ont indiqué les autrices de l’action avant d’insister sur la nécessité de l’élargissement à deux heures.
Cultiver l’esprit critique
Contactée après la publication de la DPC, Hélène Caels, la porte-parole de l’AP.CPC, réagit à chaud: «Nous avons été surpris et dépité en lisant ce petit paragraphe qui pourtant concerne un sujet d’importance fondamentale. Ce cours engage des enjeux centraux quant à l’avenir de l’enseignement de l’esprit critique. Bien sûr, celui-ci est cultivé dans d’autres matières, mais le CPC permet d’instaurer un moment spécifique pour apprendre à problématiser le monde contemporain. Nous sentons que cette déclaration politique ne va pas dans la bonne direction: la posture du dialogue interconvictionnel est diamétralement opposée à la posture philosophique.»
À l’heure où la démultiplication des moyens d’information est proportionnelle aux risques de désinformation, l’élargissement du CPC parait redoubler d’importance. À l’enjeu sociétal de la question s’ajoute la dimension sociale. Hélène Caels décrit les conditions de travail de ses collègues. Pour atteindre le temps plein, les enseignant·es dispensent 20 à 24 heures de cours par semaine. Dans la grille horaire actuelle, cela équivaut à enseigner auprès d’une vingtaine de classes. Un nombre d’heures que ces enseignant·es prestent dans différentes implantations. Les difficultés entrainées par les nombreux déplacements s’additionnent à la charge administrative qu’imposent les allers-retours entre les différentes salles de profs. Des journées éreintantes pour ces professionnel·les de la réflexion, qui s’adressent parfois à plus de 5300 élèves par semaine, soit trois à dix fois plus que la moyenne. «Les enseignant sont essoufflé. Une heure par semaine, ce n’est pas assez pour faire du travail de qualité», synthétise la professeure de philosophie.
- 1https://www.rtbf.be/article/l-ecole-doit-mettre-un-point-d-honneur-a-l-…
- 2(319-N°2/1er/12/2021).
- 3Le 19 septembre 2023, en Commission de l’Éducation.
- 4Unité Acquis Apprentissage 3.2.6 Conviction, religion, politique.
Pour aller plus loin
L’étude de la Ligue de L’Enseignement Cours de philosophie et citoyenneté. Un enseignement pour la vie, coordonnée par Patrick Hullebroeck et publiée en 2023:
https://ligue-enseignement.be/education-enseignement/publications/etude…