La formation, levier de réinsertion en prison

Lundi 1 avril 2024

Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Réalisé par Colin Donner à l’initiative du Réseau Aide et Justiciables, le documentaire La formation comme levier de réinsertion explore la question de l'éducation en milieu carcéral. Comment accentuer la collaboration entre la justice et l'éducation, entre les établissements pénitentiaires et le monde associatif? Melissa Gauliard et Christophe Henrion, respectivement chargée de projet et directeur de l’Ambulatoire-Forest, nous livrent leur vision.

Le documentaire La formation comme levier de réinsertion informe sur les questions d’éducation au sein du système carcéral belge. Le réalisateur Colin Donner y approfondit une thématique abordée lors de son premier documentaire, également produit par le Réseau Aide et Justiciables (RAJ), Un parcours de détenu en Belgique. Cette association bruxelloise développe une prise en charge cohérente et coordonnée du public justiciable, de l’incarcération à la réinsertion. À travers l’expertise de l’association, le documentaire soulève une série d’obstacles entravant les détenus à l’exercice de leur droit constitutionnel à l’éducation. En 2019 en effet, seule 6 à 8% de la population carcérale est inscrite à une formation qualifiante. Un constat que le documentaire interroge en donnant corps aux statistiques.

Rendre audibles les voix des «experts du vécu»

En contre-jour, le réalisateur Colin Donner illumine la parole des personnes détenues, les requalifiant d’«experts du vécu». Les enjeux cinématographiques d’une réappropriation de l’objet prison sont riches de complexités, tant l’hégémonie hollywoodienne véhicule une image souvent éloignée de la réalité. L’histoire du cinéma, des premiers films de Thomas Edison à Prison Break, a façonné une représentation fantasmagorique de l’univers carcéral. En plus d’être erronée, cette image d’Épinal a contribué à la naturalisation de certaines pratiques carcérales.
C’est ainsi que l’historienne des sensibilités Gina Dent affirme que la prison est «étroitement liée à notre expérience de la cinématographie, renforçant par là même son statut inamovible en tant qu’institution». À contre-pied de cette représentation dominante qui fige les possibles dans le marbre, le documentaire La formation comme levier de réinsertion désensationnalise, en sensibilisant au vécu des personnes qui composent le monde de la justice: professionnel·les de la formation et de l’aide sociale, avocat·es, chef·fes d’établissement. C’est en additionnant les subjectivités que le cinéma s’approche de l’objectivité.

Un outil pour former

Au-delà de l’expérience sociologique, les témoignages engagent à penser à l’instauration d’actions concrètes, le film étant défini par le RAJ comme un outil pour «sensibiliser les professionnels des secteurs connexes à la formation». L’une des solutions pour véritablement enclencher le levier de la réinsertion serait de renforcer le dialogue entre les divers acteurs. Cependant, cela nécessite des ressources en adéquation avec les enjeux. Melissa Gauliard et Christophe Henrion, respectivement chargée de projet et directeur du RAJ, reviennent pour Éduquer sur la genèse du film et sur les enjeux sociétaux de la formation des justiciables qu’il donne à sentir.

Éduquer: Pourquoi avoir choisi le format documentaire?
Melissa Gauliard:
L'idée sous-jacente à la création de ce documentaire était de proposer quelque chose de dynamique, qui puisse toucher un large public. Le pouvoir du témoignage est indéniablement plus puissant lorsqu'il est médiatisé par l’image plutôt que sous la forme écrite.
Christophe Henrion: La prison et tout ce qu'elle englobe suscitent diverses représentations, souvent éloignées du réel. Nous avions envie, à travers notre expérience au sein des équipes psychosociales, de proposer une forme distincte des productions habituelles du RAJ, bien que complémentaire. L'objectif était également de témoigner de la vie à l'intérieur de la prison, de ce que l'on y voit, ressent et entend.

Éduquer: Comment s’est déroulé le tournage de La formation comme levier de réinsertion?
C.H.:
Ce documentaire est le fruit d’un travail réalisé en étroite collaboration entre l’équipe du RAJ et le réalisateur Colin Donner. L'objectif était de créer un outil qui ne se limite pas à une simple succession de témoignages, mais qui soit également esthétiquement travaillé et qui défende un point de vue d’auteur. Nous voulions présenter une perspective particulière tout en garantissant une certaine objectivité. Nous avons croisé les témoignages de personnes détenues, d'anciens détenus, de personnel pénitentiaire et de personnes extérieures, chacun apportant sa propre réalité à la discussion.

Éduquer: À quelle problématique vient répondre ce film?
M.G.:
Nous avons constaté que les personnes justiciables rencontrent toute une série de difficultés lorsqu'elles cherchent à accéder à une formation en prison ou à en suivre après leur libération. Notre intention était donc de mettre en lumière ces réalités, tout en soulignant les leviers qui pourraient être activés pour les surmonter. Notre objectif était de sensibiliser les centres de formation à ce public spécifique.

«Dans le domaine de la formation en milieu carcéral, la diversité des offres reste souvent limitée et dépend largement des spécificités de chaque établissement ainsi que des orientations de sa direction.»

Éduquer: Quels obstacles entravent le parcours d'une personne justiciable vers l’accès à une formation?
M.G.:
Dans le domaine de la formation en milieu carcéral, la diversité des offres reste souvent limitée et dépend largement des spécificités de chaque établissement ainsi que des orientations de sa direction. Un constat d'autant plus préoccupant que la majorité des personnes détenues présente un niveau de qualification insuffisant, mettant en lumière l'urgence de programmes de remise à niveau et d'alphabétisation. Faute de temps accordé par les services psychosociaux pour les orienter, les personnes détenues se retrouvent souvent livrées à elles-mêmes pour découvrir les possibilités de formation. De plus, le manque de locaux adaptés constitue un frein supplémentaire à leur mise en place.

Éduquer: Quelles seraient les pistes d’amélioration?
M.G.:
Pour remédier à ces lacunes, il parait essentiel de sensibiliser les personnes en charge des formations professionnelles en milieu carcéral, afin de déconstruire les stéréotypes associés aux détenu·es. Favoriser les échanges avec les services externes permettrait aux détenu·es de s'engager dans des projets alignés sur leurs aspirations. Enfin, une approche plus intégrée entre l'intérieur et l'extérieur des prisons pourrait garantir une continuité dans les formations et faciliter l'accès des personnes détenues aux permissions de sortie ou aux congés pénitentiaires pour participer à des formations externes.

Éduquer: Dans le film, à la suite d’un surplus de demandes, les ateliers de formation se voient contraints de trier les bénéficiaires. Comment l’expliquer?
C.H.:
Le nœud du problème réside dans le détricotage de ces segments, ce qui conduit à un manque de reconnaissance pour les services d'aide aux justiciables. Ils ne sont pas considérés comme des intervenants pénitentiaires à part entière et sont par conséquent tributaires de l'organisation de la prison.

Éduquer: Comment réagit le personnel pénitentiaire à la problématique de l’éducation?
C.H.:
Actuellement, les agents ne sont peut-être pas suffisamment sensibilisés à l'importance de la formation en vue de la réinsertion. Compte tenu des problèmes de surpopulation carcérale et de sous-effectifs du personnel pénitentiaire, les agents arrivent sur le terrain sans avoir reçu la formation adéquate, souvent après deux semaines de formation seulement, alors que cinq à six modules de formation sont obligatoires.

Éduquer: Dans le film, un moment délicat expose une aporie administrative: pour qu'un détenu puisse obtenir sa libération, il doit s’inscrire dans une formation à l’extérieur. Or, pour y avoir accès, il doit être libre. Comment la résoudre?
C.H.:
Il est urgent que les différents secteurs puissent communiquer et échanger entre eux. L'objectif tacite de ce documentaire est précisément de favoriser ce type de dialogue et de collaboration. Il s'agit de permettre aux acteurs impliqués de convenir de recommandations ou de modes de fonctionnement qui bénéficieront à tous. Cela nécessite une véritable concertation et un engagement commun pour trouver des solutions efficaces, inclusives et collégiales.

«Le financement de l'aide et de l'accompagnement à la sortie de détention contribue également à la sécurité de la société. En garantissant une réinsertion réussie par le biais de la formation, nous pouvons jouer un rôle décisif dans la prévention de la récidive.»

Éduquer: Est-il envisageable de mettre en place une structure dédiée à la coordination de ces différentes parties prenantes, ceci afin d'assurer une meilleure collaboration entre la prison et l’enseignement?
M.G.:
Une autre proposition intéressante consisterait à accroître la consultation des services externes qui accompagnent les individus en détention. Ces services, du fait de leur relation avec les justiciables et de leur respect du secret professionnel, disposent d'une connaissance approfondie de ces derniers. Leur implication dans la préparation à la sortie, à la formation et à l'accompagnement en détention pourrait grandement bénéficier d'une meilleure coordination entre eux et les instances judiciaires. Cette collaboration renforcée permettrait de mettre en lumière les aspirations et les besoins des justiciables, parfois mal compris ou ignorés par la justice seule.
C.H.: Cependant, ne devrions-nous pas également envisager un réinvestissement dans ces services ? Actuellement, les fonds sont souvent alloués en second plan, voire en troisième, avec une priorité donnée à la sécurité, à l'évaluation et à l'expertise. Il est primordial de reconnaître que le financement de l'aide et de l'accompagnement à la sortie de détention contribue également à la sécurité de la société. En garantissant une réinsertion réussie par le biais de la formation, nous pouvons jouer un rôle décisif dans la prévention de la récidive.
M.G.: Il faut également mentionner que ces objectifs ne sont pas réalisables dans le contexte actuel de surpopulation carcérale. Nous avons dépassé la barre des 12.300 personnes détenues pour 10.736 places.

Éduquer: Le gouvernement a prévu une alternance: un mois en détention, un mois à l’extérieur…
M.G.:
Cette mesure entraine une série de questions: comment obtenir un travail, un logement ou bénéficier d'aides sociales un mois sur deux? La santé est également un facteur à prendre en considération: nous prenons en charge des personnes souffrant d'assuétudes, qui nécessitent des soins dispensés de manière continue. L'interruption des soins pendant un mois peut déclencher des conséquences extrêmement néfastes pour cette population déjà vulnérable.

Éduquer: Que peut la formation dans ce genre de situation?
C.H.:
La formation professionnelle en prison doit être envisagée dans un cadre plus large, qui prend en compte la santé, les aspects sociaux et administratifs. Le choix entre la formation et l'emploi peut être difficile pour les détenu·es, car il implique des considérations à court et à long terme. Opter pour un emploi en prison peut fournir des avantages immédiats en améliorant les conditions de vie en détention, tandis que la formation peut offrir des opportunités d'avancement à long terme après la libération. Il serait donc pertinent de réfléchir à un système qui permette de combiner les deux options ou qui offre une rémunération plus attractive pour la formation, afin de faciliter ce choix pour les détenu·es et de favoriser leur réinsertion sociale et professionnelle.

Éduquer: Le documentaire se termine tristement par la demande d’extrait de casier judiciaire d’un détenu pour l’obtention d’un stage dans le cadre de sa formation. Pourquoi clore sur un échec?
M.G.:
De nombreuses institutions de formation exigent le certificat de casier judiciaire de leurs candidat·es. Leur argument est que ces certificats seront nécessaires lors de la recherche d'emploi. Cependant, les formations, en tant qu’offres financées par des fonds publics et dispensées par des organismes agréés, sont soumises à un impératif d'égalité d'accès. Les organismes n'ont pas le droit de refuser l'accès à la formation, sauf pour les formations dans le domaine de la santé, telles que celles d'infirmier·e ou de professionnel·le de la petite enfance.

Éduquer: Quelle est la prochaine étape? Avez-vous un prochain documentaire dans vos tiroirs?
C.H.:
La question des soins de santé. C'est un sujet que nous aimerions aborder car il touche l'identité de notre service Ambulatoire-Forest, qui est reconnu en matière d’assuétudes.

 

 

Avr 2024

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