Entretien avec Laurence De Cock : «Quand l’extrême droite est au pouvoir, l’école est la première cible»

Mercredi 9 avril 2025

Portrait de Laurence De Cock
Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Les attaques de l’extrême droite subies par le pédagogue Célestin Freinet sont analysées par l’historienne Laurence De Cock dans son ouvrage Une journée fasciste. Alors que les pressions sur le monde éducatif se multiplient aujourd’hui, elle prolonge pour Éduquer sa réflexion sur les résonances du passé dans le présent.

Les perles les plus précieuses se trouvent dans les eaux les plus profondes. C’est sans doute pourquoi il nous aura fallu autant de patience avant de décrocher un entretien avec Laurence De Cock. À sa décharge, les activités de l’autrice d’Une journée fasciste débordent largement des cases grises d’un agenda ordinaire: enseignante en lycée, professeure d'histoire à l'Université Paris Cité, éditrice jeunesse et collaboratrice pour de nombreux médias (Monde diplomatique, Regards, Politis, Café pédagogique).

L’actualité de l’affaire Freinet

Laurence De Cock mène également un travail d’historienne en publiant une multitude d’ouvrages sur l’éducation, tels que La Fabrique scolaire de l'histoire, École publique et émancipation sociale ou encore Les Pédagogies critiques. Ses recherches l’ont notamment conduite à se plonger dans l’affaire Freinet, un combat contre l’extrême droite engagé par le couple de pédagogues. Un épisode qu’elle développe en détail dans son livre Une journée fasciste. Célestin et Élise Freinet, pédagogues et militants, publié en 2022 aux éditions Agone.
Malgré son emploi du temps chargé, il nous semblait essentiel de monter un bref instant dans le funiculaire historique en compagnie de l’autrice. Et si le panorama n’est pas des plus réjouissants, il a le mérite de donner plus de relief au présent. Devant ces résonances d’un passé que l’on pensait relégué aux livres d’histoire, l’autrice rappelle que l’enseignement est un projet politique: celui de l’émancipation.

Éduquer: Votre livre mêle dimension historique et portée politique. Quel message principal souhaitiez-vous faire passer?
Laurence De Cock:
Il y a en a plusieurs, qui ont émergé à différents moments de l'écriture. Le premier a véritablement été le moteur de l'ouvrage: il consiste en l'idée qu'il n'y a pas de pédagogie sans politique. Le couple Freinet, avec sa vision émancipatrice de l'enseignement, en est un cas d’école.

«La pédagogie Freinet est politique sans être partisane. Elle est politique parce qu’elle cultive l’esprit critique.»

Éduquer: Pouvez-vous nous éclairer sur cette dimension politique qui caractérise la pédagogie Freinet?
L.D.C.:
La pédagogie Freinet est politique sans être partisane. Elle est politique parce qu’elle cultive l’esprit critique. C’est une expérience politique aux antipodes de l'endoctrinement politique. Cet enseignement s'articule autour de la coopération, privilégiant le collectif plutôt que la mise en concurrence. Elle valorise la délibération et la participation des élèves aux décisions. Elle s'est construite dans un contexte où l'éducation de la IIIe République dispensait un enseignement d'adhésion. A contrario, la pédagogie Freinet incarne un exercice de démocratie pratique, à l’opposé du modèle de l'enfant obéissant et silencieux.

Éduquer: Au-delà de l’analyse historique, quels autres messages politiques avez-vous cherché à transmettre?
L.D.C.:
J'ai également voulu alerter sur le fait que les enseignants ne sont jamais à l'abri des sanctions politiques. En écrivant le livre, j'ai été frappée par certaines résonances avec des événements contemporains. La répression qu'a traversée le couple Freinet dans les années 1930 n'est malheureusement pas un cas isolé dans le temps. En France, aujourd'hui encore, beaucoup font face à des pressions similaires dans l’enseignement.

Éduquer: Des exemples actuels illustrent-ils ces résurgences?
L.D.C.:
Les membres du collectif zémmouriste «Parents vigilants » traquent et dénoncent sur les réseaux sociaux des pratiques enseignantes qu'ils estiment trop militantes. Nous avons vu récemment l'exemple d'une campagne de harcèlement menée contre une jeune professeure d'économie en lycée. Cette enseignante a été sommée par une mère d'élève de s'expliquer sur le cours qu'elle avait donné sur l'État de droit. La mère trouvait le sujet «trop militant». C’est un exemple parmi tant d’autres… Si ces cas sont davantage médiatisés dans les universités, ils touchent également les écoles primaires, où la profession est souvent moins bien protégée.

Éduquer: Comment la pédagogie Freinet a-t-elle évolué jusqu'à nos jours?
L.D.C.:
Certaines approches contemporaines se réclamant du mouvement Freinet tendent à s'éloigner de l'idéal d'émancipation. Elles privilégient les techniques pédagogiques proposées par cette pensée, au détriment de la dimension politique. Ce glissement se comprend en partie par l'hostilité que rencontre la pédagogie Freinet auprès de certains pouvoirs subsidiants, qui préfèrent éviter des remous supplémentaires en minimisant le côté militant.

Éduquer: Vous concluez votre ouvrage en disant que la politique est partout dans l’école, parce que la mission des enseignants est un projet politique. Pouvez-vous développer?
L.D.C.:
L'enseignement est politique pour une raison fondamentale. Historiquement, l'école a été investie d'une mission politique. De plus, nous parlons explicitement de l'Éducation nationale. Cela traduit l'idée que l'État est responsable de l'éducation des enfants. Comme il n'y a pas d'État sans politique, il n'y a pas d'Éducation nationale sans politique.

Éduquer: Cette dimension politique soulève inévitablement la question de la neutralité. Comment ces deux aspects s'articulent selon vous?
L.D.C.:
La neutralité, c’est refuser d’user de son pouvoir pour influencer les enfants. En les entrainant à penser par eux-mêmes, les professeurs sont neutres et politiques.

Éduquer: Célestin Freinet incarnait, à travers sa double casquette d'enseignant et de militant, une forme d'héroïsme alliant le singulier de son travail local à l'universel d’un projet politique. Comment cette dualité peut-elle nous inspirer aujourd'hui?
L.D.C.:
Le cœur de la question, c'est l'émancipation. Elle recouvre une double définition, dont les deux pôles doivent être réunis pour atteindre un équilibre juste. D'une part, elle se doit d'être individuelle, et de l'autre, collective. Émanciper l'enfant, c'est lui apprendre à penser par lui-même. Mais l'enfant ne peut s'émanciper seul si les autres ne s'émancipent pas. L'enjeu est d'arriver à articuler ces deux pôles. Privilégier uniquement l'émancipation individuelle revient à tomber dans le développement personnel et le culte néolibéral de la performance individuelle. Se restreindre à la dimension collective équivaut à uniformiser les élèves au détriment du développement de leur singularité.

«L’enseignement est un projet politique: celui de l’émancipation.»

Éduquer: Dans un contexte où l'enseignement est un métier en souffrance, cette dimension politique ne risque-t-elle pas d'alourdir encore la charge des enseignant·es?
L.D.C.:
La politique n'est pas un travail supplémentaire pour eux, c'est la matrice même de leur métier. La dimension politique, c’est le projet d’émancipation, qui est une condition et non une demande. C'est précisément cette dimension de la profession qui est le plus en danger face à la montée de l'extrême droite.

Éduquer: La menace de l'extrême droite sur l'école est-elle selon vous une réalité tangible ou une crainte théorique?
L.D.C.:
L'école est clairement menacée. Dans tous les pays où l'extrême droite est arrivée au pouvoir, les écoles et les universités figurent parmi les premières cibles. Il y a une mise en danger fondamentale de l'enfance. Empêcher un enfant de penser, c'est lui nier son statut d'enfant. La négation de l'enseignement représente une profonde régression historique.

Éduquer: Quel message d'espoir ou conseil pratique adresseriez-vous aux enseignant·es qui nous lisent?
L.D.C.:
Ne pas rester seul. Se mettre dans des collectifs pour se protéger et avoir le droit de craquer. En résumé: être soi dans du collectif.

 

Couverture de la revue Eduquer 193

Avr 2025

éduquer

193

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