Dernière chronique (inter)culturelle avant la prochaine: «La frontière entre jeunesse et vieillesse est dans toutes les sociétés un enjeu de lutte» (Pierre Bourdieu)
Vendredi 16 juin 2023
Vous le verrez peut-être
Vous la verrez parfois en pluie et en chagrin
Traverser le présent
En s'excusant déjà de n'être pas plus loin…
(Jacques Brel, Les Vieux)
S’il y a bien une image marquée profondément par la culture, c’est celle du vieux. Parmi mes apprenant·es, certain·es se revendiquent vieux/vielles et n’ont que 50 ans. Certaines femmes s’estiment vieilles une fois que les enfants ont quitté le domicile familial ou lorsqu’elles sont ménopausées. Mais si le point de vue peut sembler subjectif, il soulève néanmoins cette question: ne serions-nous pas tou·tes vieilles et vieux, physiquement et psychologiquement, après avoir fui des conflits armés, vécu des emprisonnements, des tortures ou avoir vu sa famille et ses enfants mourir?
Si l’espérance de vie en Europe est de 80 ans, au Mali, par exemple, elle est de 60 ans. En Inde, elle s’élève à 67 ans et la Syrie a perdu 20 années d’espérance de vie depuis le début de la guerre en 2011. Le Tchad et le Nigeria détiennent le triste record du monde: 52 ans d’espérance de vie. Ne pourrait-on pas commencer la réflexion en envisageant que la possibilité même de vieillir n’est pas l’apanage de tou·tes dans le monde? S. rebondit sur l’information. Pour elle, c’est la perte de la santé qui marque le vieillissement et non l’âge. Être malade à 25 ans fait de toi une vieille ou un vieux, quelqu’un qui a perdu son autonomie et dont il faut prendre soin.
L’un des moments de vie marquant le passage à la vieillesse pourrait être objectivé par l’accès à la pension. On serait donc âgé·e à 65 ans en Belgique ou, en tout cas, suffisamment pour obtenir ce revenu alloué au repos. Mais si le propos manque déjà cruellement d’individualité chez nous – on ne peut envisager un protocole unique en sachant qu’un ouvrier sur trois meurt avant l’âge de la pension – que dire des pays où le principe même de retraite du monde du travail n’existe pas?
M. m’explique qu’en Syrie, l’accès à la pension est autorisé après, au minimum, 30 ans de carrière. Mais les indemnités équivalent à peu près à 15 euros, le prix d’un kilo de viande. Une visite chez le médecin coûte 2 euros. Personne ne vit donc de cette pension, la plupart des personnes âgées coulent leurs derniers jours chez leurs enfants. Les autres n’auront pas le choix, elles travailleront jusqu’au passage de la grande faucheuse.
S. surenchérit en décrivant la situation au Pakistan: le fils aîné prend en charge ses parents en emmenant sa propre famille vivre à leurs côtés. Le montant de la pension ne permettant pas non plus de subvenir aux besoins, c’est une habitude qui permet aux aîné·es de finir leur vie plus tranquillement et aux enfants de déléguer certaines tâches parentales aux grands-parents.
La discussion collective met en évidence que si la vieillesse est terriblement connotée péjorativement en Occident, c’est un point de vue très isolé du reste du monde. Dans la plupart des cultures, la vieillesse est synonyme de repos, de respect, de savoir, de statut privilégié au sein de la famille. Les personnes âgées ne sont jamais recluses entre elles et le principe même de maison de repos choque profondément. Au-delà de cette forme d’âgisme, le propos invite à réfléchir plus globalement à la prise en charge des plus vulnérables dans nos sociétés. Nous avons visiblement tendance à déléguer l’accompagnement – souvent aux femmes et dans des conditions extrêmement précaires – de celles et ceux qui ne peuvent pas suivre le rythme de vie effréné imposé par notre système… et notre culture.