De l’individuel au collectif, de la réflexion à l’action

Jeudi 9 novembre 2023

© Efraimstochter - Pixabay.com
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Christophe Dubois, directeur général du Réseau IDée

L’écocitoyenneté, kesako? Comment faire rimer réflexion et action, critique et éthique, domestique et politique? Interview de Nayla Naoufal, professeure associée au Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté, à l’Université du Québec à Montréal, et chercheuse postdoctorale à l’Université d’Oslo.

Christophe Dubois: Comment être «écocitoyen·ne»?
 

Nayla Naoufal: L’écocitoyenneté fait appel à des droits autant qu’à des responsabilités à l’égard de l’environnement, dans toutes ses dimensions. Il y a une double dimension, d’une part domestique et privée, d’autre part politique et collective. Au quotidien, tout d’abord, être écocitoyen·ne, ce n’est pas juste adopter des écogestes, ces gestes qui deviennent parfois presque automatiques – du moins en contexte européen – comme éviter les déchets, éteindre la lumière, comme on s’achèterait une bonne conscience. C’est aussi repenser plus globalement son mode de vie et sa façon d’être avec les autres, pour les rendre plus éthiques, pour réduire au maximum son empreinte écologique et sociale. Cela demande beaucoup d’organisation et de réflexion, un véritable engagement.
C’est flexible, ce ne sont pas des injonctions à adopter aveuglément tels des comportements, mais des discussions où l’on réfléchit quotidiennement à son impact sur la justice socio-écologique, et comment on peut y prendre part. La sphère familiale est le premier lieu des identités et pratiques écocitoyennes, tant pour les enfants que pour les adultes, un lieu d’apprentissage et de renforcement. L’école aussi est un carrefour idéal pour l’éducation à l’écocitoyenneté, tout comme l’éducation non formelle. En fait, apprendre à être écocitoyen·ne est un parcours complexe qui se produit dans une diversité de contextes, par des expériences éducatives qui vont se compléter et, parfois, se contredire.

«S’engager collectivement, c’est la seule façon d’affecter les causes profondes des dérèglements et des injustices environnementales. Cela s’apprend et cela apprend.»

Christophe Dubois: Peut-on se limiter à pratiquer l’écocitoyenneté dans sa sphère privée?
N.N.:
Non, c’est nécessaire mais pas suffisant. Selon moi, l’écocitoyenneté entremêle les sphères privées et publiques, individuelles et collectives. Ces dimensions sont enchevêtrées. Dans notre ère néolibérale, qui imprègne tout jusqu’à l’éducation, nous voyons souvent la citoyenneté comme une responsabilisation de l’individu. Les écogestes et la consommation écologique en sont la traduction. Le problème est que se focaliser sur des écogestes risque de détourner notre attention de ce qui se passe en termes de gouvernance, notamment de gouvernance environnementale. Cela nous empêche aussi de voir les possibilités d’actions collectives.
Le collectif est primordial, et il faut en prendre conscience. Les changements climatiques, par exemple, sont un problème complexe, créé collectivement et qui ne se règlera que collectivement. Il faut essayer d’influencer les décideurs et décideuses dans l’élaboration des politiques et des législations. Et cela ne peut se faire qu’en se mobilisant dans des collectifs, existants ou à créer, au niveau local ou plus large. S’engager collectivement, c’est la seule façon d’affecter les causes profondes des dérèglements et des injustices environnementales. Cela s’apprend et cela apprend.

Christophe Dubois: Cette mobilisation collective est-elle possible à l’école?
N.N.:
Dans la plupart des pays, les programmes scolaires en matière d’éducation à l’environnement sont principalement cognitifs et comportementaux: on va apporter à l’élève beaucoup d’informations, puis lui dire quel comportement adopter individuellement (recycler, se déplacer à vélo, etc.). L’élève sera dès lors souvent amené·e à porter la responsabilité des changements climatiques individuellement, alors que ces questions sont très complexes, graves et collectives. On va lui inculquer des écogestes et très vite l’élève va se rendre compte que ça ne lui permet pas de changer le système. Cela peut lui ôter son sentiment de pouvoir agir, le ou la démotiver, voire le ou la déprimer.
D’où l’importance de mettre en place une éducation à l’environnement qui développe une écocitoyenneté imbriquant à la fois le privé et le collectif, et prenant en compte la gestion des émotions générées par les problèmes environnementaux, notamment par les arts. Le dessin, le théâtre, la bande dessinée offrent de belles pistes en la matière et contribuent au développement d’une écocitoyenneté créative et participative. À ce titre, il serait sans doute utile de former davantage les professionnel·les de l’éducation à ces dimensions collectives et émotionnelles de l’écocitoyenneté. Cette formation inclurait un échange sur nos visions concernant l’environnement et l’écocitoyenneté, une analyse du système économique et politique et de ses impacts multiples, mais aussi des stratégies pour accompagner les groupes dans l’action collective et dans la pratique artistique.

Christophe Dubois: Concrètement, comment faire pour éduquer à l’écocitoyenneté?
N.N.:
La première chose à faire, c’est d’engager les élèves dans des débats collectifs, des jeux de rôles, des projets à l’échelle de la classe et de l’école. Agir ensemble: se mettre en projet pour embellir la classe ou la cour de récréation, créer un jardin collectif, réaliser un film de sensibilisation, y associer la communauté urbaine ou villageoise et s’inspirer aussi des initiatives citoyennes hors de l’école. Cela permet de développer des compétences de collaboration et d’analyse critique.
Eduquer à l’écocitoyenneté, c’est apprendre à questionner, problématiser, dialoguer et coopérer. Ce n’est pas suivre la «bonne parole», mais s’interroger sur nos valeurs, sur nos pratiques, discuter avec les autres et être ouvert·e à la pluralité, négocier les conflits. C’est une éducation au choix, de façon consciente et critique. Le thème de l’alimentation, par exemple, le permet aisément.

«Aujourd’hui, face à des problèmes comme la disparition d’une grande partie de la biodiversité en Europe et des catastrophes climatiques à travers le globe, les enseignant·es et, en général, l’éducation, ne peuvent se permettre de rester neutres».

Christophe Dubois: Pour vous, l’écocitoyenneté correspond à la dimension politique et éthique de l’éducation à l’environnement...
N.N.:
«Politique» est un mot qui fait peur, notamment à certain·es enseignant·es, censé·es être neutres. On entend «politique» comme le fait de s’intéresser aux affaires socio-écologiques et à la façon dont on organise le vivre-ensemble. Ce peut être une classe qui interpelle une entreprise polluante ou qui manifeste pour le climat, comme cela se voit au Canada. Ou délibérer collectivement sur ce qui est juste ou pas, en accueillant la diversité des points de vue. Aujourd’hui, face à des problèmes comme la disparition d’une grande partie de la biodiversité en Europe et des catastrophes climatiques à travers le globe, les enseignant·es et, en général, l’éducation, ne peuvent se permettre de rester «neutres».

Christophe Dubois: Qu’en est-il du rapport aux politiques publiques?
N.N.:
L’idée d’écocitoyenneté suppose aussi de participer activement aux processus de décision et d’évaluation, notamment en matière de politiques publiques. La participation est à la fois la condition, la conséquence et la stratégie principale en matière d’écocitoyenneté. Face à la gravité des problèmes environnementaux, à l’absence de processus véritablement démocratique de prise en compte de nos avis, les écocitoyen·nes sont de plus en plus invité·es à jouer un rôle de vigie en matière d’environnement, à s’organiser pour influer sur un problème qui se développe, comme le met en lumière la professeure et chercheuse en ErE (éducation à l’environnement) Lucie Sauvé. Ce sont par exemple les initiatives de Zones à Défendre (ZAD), rassemblant à la fois des activistes presque professionnel·les et des riverain·es inquiet·es et engagé·es, pour s’opposer à la construction d’un aéroport ou à l’exploitation du gaz de schiste.

Christophe Dubois: Selon vous, la justice environnementale est également l’une des finalités de l’écocitoyenneté.
N.N.:
En effet, l’écocitoyen·ne va tenter de lutter contre les injustices environnementales. Il est injuste que certaines populations spécifiques, les générations futures, soient privées d’un environnement sain. Outre ces dimensions temporelles et géographiques de la justice environnementale, je parlerais même de justice inter-espèces, à savoir reconnaître que la nature a des droits qu’on doit prendre en compte. Ces dernières années, en Nouvelle-Zélande, en Colombie et en Inde, les gouvernements ont attribué des droits et une personnalité juridique à des rivières ou à des forêts, qui sont représentées par des gardien·nes. La nature dans sa globalité est considérée comme une personne dans la loi bolivienne et la Constitution équatorienne. Et cela soulève une multitude de questions. Comment imaginer les besoins et les désirs d’une rivière? Comment lui donner une voix? Quelles responsabilités a une forêt? Ces questions éthiques et ces dilemmes sont très intéressants en philosophie et sont au cœur de l’écocitoyenneté. C’est un beau sujet pour les nouveaux cours de philosophie et citoyenneté (CPC) mis en place en Belgique.

L’interview originale a été publiée au printemps 2018 dans le magazine Symbioses, consultable sur www.symbioses.be/consulter/118/.

Illustration: © Efraimstochter - Pixabay.com

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