De l’engagement personnel à l’enseignement engagé

Conscient·es à titre personnel de l’urgence d’agir face à aux enjeux environnementaux et sociaux, de plus en plus d’enseignant·es tentent d’éveiller la conscience de leurs élèves et de les accompagner dans une dynamique de changement. Rencontre avec Julien Sohier, jeune professeur d’histoire à l’Athénée Leonardo Da Vinci, engagé auprès de ses élèves.

Éduquer: Avant d’être un professeur, vous êtes un citoyen engagé. Pouvez-vous retracer le parcours de votre engagement personnel?
Julien Sohier: Je viens d’une famille qui m’a éduqué à l’amour de nature et de la biodiversité mais qui pour autant ne versait pas dans le militantisme écologique. Après une année universitaire très décevante à Polytech, je me suis lancé par passion dans des études d’histoire. Les thématiques d’égalité ont commencé à me marquer plus profondément lors de ces études et grâce aux relations que j’y ai créées. A 18 ans, j’avais ma carte du parti Ecolo mais cet épisode n’a duré que six mois. Je pense que ma volonté d’action, par rapport aux inégalités et au dérèglement climatique, a réellement débuté à la lecture de L’Empire de la honte de Jean Ziegler, qui décrit les processus qui mènent aux inégalités dans le monde et à la faim. J’ai suivi avec la lecture de Destruction massive. Géopolitique de la faim du même auteur, puis j’ai vu le film Demain et j’ai enchaîné lecture d’articles, conférences et festivals.
A la naissance de mes enfants, âgés aujourd’hui de six et huit ans, a émergé cette question: quel avenir va-t-on leur laisser? Les mesures mises en place actuellement ne sont que des mesurettes et, vu l’urgence, le changement n’est pas assez rapide. J’ai donc décidé de participer moi-même au changement. Et avec ma compagne Candice Borgers, qui a été pour beaucoup dans mon cheminement intérieur, j’ai commencé à me transformer et à consommer différemment, de manière progressive: achats alimentaires en vrac, réduction drastique de la consommation de viande, vacances plus proches, déplacements en vélo cargo, potager en permaculture, etc. Peut-être suis-je devenu trop radical? Je veille à mon impact carbone et je me dis que si je prends l’avion, ce sont mes enfants qui vont le payer ou les populations qui vivent dans les pays impactés. J’ai donc décidé que je pouvais très bien vivre sans voir le Taj Mahal.

Éduquer: Comment passe-t-on de citoyen engagé à professeur engageant?
J.S.: Au début de ma carrière, il y a une dizaine d’années, je partais avec l’image de l’enseignant qui allait sauver le monde, et c’était sans doute là une vision très paternaliste. J’ai voulu enseigner dans une école à discrimination positive, parce que je m’y sentais davantage à ma place. Au début, j’ai probablement été trop exigeant avec mes élèves mais aujourd’hui, avec un mixte de différentes approches pédagogiques, j’obtiens de bien meilleurs résultats. Dans mes différents projets, je n’impose rien, j’explique ce qui existe et je me tiens aux côtés de celles et ceux qui désirent avoir une prise sur leur vie. Ce sont les jeunes qui vont changer le monde, en se changeant et en changeant leur entourage.
L’enquête Forum des jeunes 2022 constate d’ailleurs que 91% des jeunes plaident pour une approche transversale du climat dans les cours dispensés en secondaire. Cependant, dans mon école, encore trop peu d’élèves sont conscientisé·es. Les jeunes consultent sans doute peu les médias définis comme traditionnels tels que la radio, la télévision, les journaux, mais s’informent très souvent via les réseaux sociaux… Dans mes cours d’histoire, j’accompagne mes élèves pendant deux ou trois ans et en partant de leur vécu, de leurs émotions, je peux facilement aborder des questions de société. Par exemple, en étudiant la révolution industrielle marquée par le passage de l’énergie humaine à l’énergie fossile, on peut aborder la question de l’énergie du futur.
Mais je milite aussi pour que la transition écologique et sociale soit au menu de tous les cours. Un peu d’imagination et le tour est joué. Dans les cours généraux comme la géographie, les sciences, l’éducation physique ou le français, il est facile de faire des liens. Dans le qualifiant aussi d’ailleurs: que l’on pense aux formations professionnelles en chauffage, en carrosserie ou en mécanique automobile par exemple. Mais il faut surtout qu’un ministre ou une administration s’approprie le sujet pour le généraliser.

Éduquer: Comment abordez-vous l’urgence climatique avec vos élèves?
J.S.: Il ne faut surtout pas rester bloqué avec les mauvaises nouvelles et, au contraire, montrer les initiatives existantes pour la transition écologique. Ensuite, il faut proposer de mettre en place des actions positives face au changement climatique, définies par les élèves, en expliquant qu’elles ne vont sans doute pas tout changer mais que si nous ne le faisons pas, il n’y aura pas de transformation personnelle, de transformation de nos parents, de changement dans le monde… Cette pédagogie fonctionne, même avec des élèves plus âgé·es.
Nous avons commencé en 2018 avec l’ouverture d’un Jeune Magasin Oxfam, puis nous avons installé un potager dans la cour de l’école. En 2021, nous avons répondu à l’appel à candidatures de l’asbl Coren pour la création d’une Eco-teens et nous nous sommes lancés dans la labellisation Eco-School, un label international qui encourage les écoles à mettre en place une dynamique environnementale avec leurs élèves. Nous avons fait partie des huit premières écoles bruxelloises à participer à cette initiative Eco-teens, avec une petite dizaine d’élèves motivé·es. Actuellement, cette équipe est composée d’une trentaine d’élèves alors que 30 autres gèrent le magasin Oxfam. Ces jeunes investissent de leur temps, souvent à midi ou après les cours, et cela génère de la cohésion sociale et le sentiment d’avoir un réel impact sur leur propre avenir.

Éduquer: Concrètement, quelles sont les actions du projet Eco-School et Eco-teens à Leonardo Da Vinci ?
J.S.: En tant que coordinateur Eco-School et Eco-teens, avec l’aide exceptionnelle de Julie Ghesquière de l’asbl Coren et avec le soutien de ma direction, j’encadre l’équipe d’élèves pour la troisième année. Nous organisons ainsi la semaine de la transition de Da Vinci, durant laquelle une grande partie des enseignant·es intègrent dans leur séquences la thématique environnementale au sens large. Tout au long de la semaine, des ateliers sont proposés et animés par les élèves membres de l’Eco-teens ou du magasin Oxfam, comme des ateliers DIY, des ateliers au potager, etc. La difficulté est parfois de mobiliser l’équipe enseignante mais, une fois convaincue, elle s’implique dans le projet, générant une cohésion au sein des membres du personnel qui y participent. Du côté des élèves, les membres de l’Eco-teens sont valorisés et enchantés de pouvoir endosser le rôle de transmetteurs de savoir. D’autres actions ont bien sûr été menées ou sont en cours, comme l’établissement d’un repair café ou l’organisation d’un voyage scolaire «écologique» dans les Hautes Fagnes. C’est le travail de toute une année!