«Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants» explore en plus de 1000 pages les inégalités sociales dès le plus jeune âge. Une enquête de quatre années, qui croise analyses et entretiens, menée auprès d’une trentaine d’enfants de 5 à 6 ans. Les mécanismes de construction des inégalités deviennent enfin palpables.
«La vie est belle le destin s’en écarte. Personne ne joue avec les mêmes cartes. Le berceau lève le voile, multiples sont les routes qu’il dévoile. Tant pis on n’est pas nés sous la même étoile», chantait IAM en 1997. 30 ans plus tôt, en 1964, Pierre Bourdieu écrivait que «la cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons». Ces deux formules pourraient résumer le constat de départ et l’objectif de cet ouvrage sociologique colossal écrit par un collectif de 17 chercheurs et chercheuses, sous la direction de Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’École normale supérieure de Paris. Au travers d’analyses théoriques mais aussi - et c’est l’un des grands intérêts de cet ouvrage - d’études de cas ou «portraits sociologiques» incarnés (menés auprès de 35 enfants âgés de 5 à 6 ans issus de classes «populaires, moyennes et supérieures» -18 sont publiés), cet ouvrage retrace la genèse des inégalités, présentes dès l’enfance, et leur influence sur toute la vie. «Travailler sur des très jeunes enfants est essentiel étant donné l’importance des effets de la socialisation précoce des individus sur le destin social des individus. Les temps de primes socialisations jouent un rôle décisif dans la formation des premières dispositions mentales et comportementales (dispositifs à agir, percevoir, penser, sentir, apprécier, etc.) qui vont les marquer durablement», écrit Bernard Lahire.
Vies augmentées ou diminuées
Pour «donner à voir» et à «ressentir» les inégalités, l’équipe de chercheur·se·s a réalisé les études de cas dans le milieu scolaire, certes, mais aussi au domicile de l’enfant. Ils/elles se sont aussi intéressé·e·s aux processus et acteur·trice·s de la socialisation des enfants (nounous, parents, profs, grand-parents). «Détail» intéressant: l’équipe a décidé de ne retoucher que très légèrement les entretiens «pour faire apparaître les singularités d’expression et les écarts entre des degrés de maîtrise de la langue». Une façon de montrer les différences en termes de «capital narratif» et les inégalités qui se jouent dans le langage, selon la maîtrise du français, le vocabulaire utilisé ou l’accent, susceptibles d’engendrer des discriminations. On croise dans cet ouvrage Ashan, garçon sri-lankais qui vit seul avec sa mère dans un foyer de sans-abris, Libertad, jeune fille rom dont les parents sont considérés comme de «mauvais pauvres», Balkis dont le logement est une voiture, Louis, fils d’instit «programmé pour avoir des facilités», Thibault, fils d’agriculteurs qui préfère la ferme à l’école, etc. Pour certains enfants, les loisirs se résument aux sorties au centre commercial alors que d’autres ont déjà visité les quatre coins du monde; alors que certains d’entre eux savent déjà lire et écrire avant leur premier jour d’école, d’autres ne maîtrisent pas bien le français; pendant que des enfants découvrent des musées avec leurs parents, d’autres remplissent leurs documents administratifs. Au-delà des inégalités «classiques» en termes de revenus ou de logement, l’ouvrage nous fait découvrir des façons d’être au monde qui présentent des différences abyssales entre un enfant ou l’autre. Et cela se joue par exemple sur le temps de disponibilité des parents (ou d’une personne payée pour s’occuper de leurs enfants), sur le rapport à l’obéissance, ou à l’autorité, à l’estime de soi… «Il existe deux formes de réalités», en conclut le sociologue Bernard Lahire: «La réalité augmentée et la réalité diminuée». La première permet l’extension de soi tandis que la deuxième impose le repli et la privation: «Les inégalités qu’elles soient économiques, résidentielles, scolaires, langagières, culturelles, médicales, alimentaires, vestimentaires, corporelles, etc., touchent toutes, d’une façon ou d’une autre, à la question fondamentale de l’accès socialement différencié à toutes les extensions de soi possibles, à toutes les formes d’augmentation de sa réalité ou de son pouvoir sur la réalité. (…) Inversement, pour celles et ceux qui cumulent les ‘handicaps’ et les manques de ressources, c’est toute la vie qui se restreint. Le temps de vie qui se raccourcit, l’espace qui se réduit, le temps de repos ou de loisirs qui s’amenuise, le confort qui diminue, l’horizon mental et sensible qui se referme, et finalement la maîtrise du monde et d’autrui qui s’affaiblit ou disparaît».
Question de place, question de classe
Les enfants, quand ils rentrent à l’école, ne sont donc pas tous égaux en termes de «savoir-être et savoir-faire» transmis par leur famille. Et l’école compte pourtant sur cet héritage social et culturel sans toujours prendre en considération que tous les enfants n’en disposent pas, ou pas également. Des constats déjà effectués il y a 40 ans par Pierre Bourdieu, et que cette enquête entend remettre en lumière, en insistant sur les premières années de l’enfant. Une réaction aux childhood studies, qui ont directement inspiré la sociologie de l’enfance française- qui considèrent l’enfant comme un être libre de ses choix, doté d’une «agency», c’est-à-dire une capacité des individus à agir indépendamment des structures sociales. Sans considérer l’enfant comme un être passif, les auteurs d’Enfances de classe veulent eux souligner «tout ce qui s’impose à lui et sur lequel il n’a pas de prise»: les institutions, les savoirs, les inégalités sociales, etc. «L’école est le premier grand marché légitime extra-familial sur lequel se rejoue pour l’enfant la question de sa place sociale en tant qu’enfant: sa place dans les perceptions et jugements scolaires des enseignants, sa place dans les rapports d’autorité avec des adultes, sa place de leader ou de suiveur, dans le groupe de ses camarades; sa place dans la compétition tacite ou explicite avec les autres élèves, etc. L’apprentissage de sa position future dans le monde social est ainsi largement déterminée par les classements scolaires, qui traduisent des différences et des inégalités initiales en différences et inégalités proprement scolaires (bon élève/mauvais élève; élève sage/élève dissipé; élève auto nome/ élève en manque d’autonomie, etc.) et produisent un effet performatif pour la suite du parcours», écrit Bernard Lahire. Et cela, dès la maternelle, déjà terrain de ces enjeux. Dans cette lutte de places, certaines familles rencontrées dans le livre poussent leurs enfants à l’effort, d’autres (davantage issues de classes moyennes) défendent - au nom de leurs valeurs mais aussi par manque de revenus suffisants pour rester dans la compét’ - le bien-être de leur enfant (et se tournent par exemple vers les pédagogies alternatives) tandis que d’autres encore, issues de milieux populaires, sont bien vite hors-jeu dans cette course. On le sait. L’égalité dans les systèmes scolaires est loin d’être acquise, en France (lieu de cette enquête) ou en Belgique, dont l’enseignement est parmi les plus inégalitaires d’Europe. 50 pourcents des élèves provenant d’un milieu socio-économique désavantagé sont concentrés dans les écoles de moindre qualité, rapportait un rapport de l’OCDE en 2018, contre 48 pourcents dans le reste de l’Europe. L’école peut-elle corriger les inégalités? Si l’ouvrage relate par exemple la mobilisation de parents pour la régularisation d’une élève, il reste assez pessimiste sur le rôle de l’école pour réduire les inégalités. Et si certain·e·s parviennent à «rattraper le capital culturel», les transfuges de classe restent rares. Mais là n’est pas vraiment la question, selon Bernard Lahire, puisque les enfants n’arrivent pas tous dans le même état à l’école. L’école ne peut donc pas tout… C’est tout un ensemble de politiques sociales - lutter contre le chômage, contre le mal-logement, rendre plus accessibles les activités culturelles, renforcer les services publics - qui sont nécessaires pour combattre ces «vies diminuées». En attendant, en montrant des conditions d’existence et des expériences parfois méconnues, en décryptant avec précision les déterminismes (même les plus microscopiques) qui se jouent dès le plus jeune âge, l’ouvrage sort lecteur·trice·s, parents, responsables politiques, et enseignant·e·s de leur «cécité aux inégalités sociales» et qui sait, transformera certains regards de mépris en action de contestation contre cet «ordre inégal des choses». Manon Legrand, journaliste Illustration: Image tirée du film «La vie est un long fleuve tranquille». Dans la maternité d’une petite ville du Nord de la France, deux nouveau-nés sont intervertis. Les familles respectivement victimes de l'échange n'ont vraiment rien en commun: les Le Quesnoy mènent une vie on ne peut plus respectable de bons bourgeois catholiques, tandis que les Groseille vivotent dans une HLM grâce à de petites combines. Cette révélation va semer le trouble...
Extraits
Classes supérieures
L’épanouissement culturel de Lucie, Besançon Père, écrivain. Mère, enseignante de philosophie «À la maison, le livre est central, et banal. Ils font partie de la vie quotidienne de Lucie et d’Élise. (…) Objets du quotidien, dont la présence est banalisée, ils n’ont plus rien d’exceptionnel pour des enfants qui peuvent quotidiennement en constater l’usage et en mesurer l’importance aux yeux des adultes. Lucie et Élise voient cependant que les livres ne sont pas des objets comme les autres, qu’ils sont destinés à être lus et qu’il faut pour ça acquérir des compétences qui permettent d’entrer en contact avec eux. L’envie de lire est générée presque naturellement chez les enfants vivant une telle situation, tant ils souhaitent pouvoir à leur tour accéder aux mystères contenus par ces objets.» «Pierre joue beaucoup avec et sur les mots devant ses filles et les habitue à faire de même. C’est toute une prise de distance esthétique par rapport au langage ordinaire qui est aussi inculquée, et que les filles intériorisent sous la forme de jeux de langage: ‘Ellesmêmes aiment bien chercher des rimes par exemple, des choses comme ça’ (Pierre). Les parents sont par ailleurs attentifs à la qualité langagière de ce que lisent leurs filles ou de ce qu’elles regardent comme dessins animés. C’est sans surprise que l’on apprend que Pierre apprécie tout particulièrement Claude Ponton: ‘ Y a pas mal de jeux de mots, des petits finesses d’écriture dans ses livres, parfois tirés par les cheveux. Elles aiment assez bien.‘»
Classes moyennes
Mathilde: distinction et discipline, Nantes Parents fonctionnaires d’État.
«Le ‘bon goût ‘ et le distinctif caractérisent aussi les choix vestimentaires faits pour Mathilde. Comme sa mère, elle aime être ‘bien habillée’. La maîtresse dit qu’elle ‘aime choisir ses vêtements’ et qu’elle met souvent des vêtements de danse (jupe rose à volants et collants). Coquette, elle est sensible au regard et aux compliments de ses camarades sur ses vêtements.» «Les règles et les sanctions sont nombreuses dans la famille de Mathilde. Isabelle explique: ‘Alors pour la discipline, on leur rappelle régulièrement qu’il faut obéir du premier coup, ce qui est toujours pas bien acquis, j’imagine que c’est normal. On leur rappelle des règles relatives à la nudité, qu’on se balade pas tout nu même en famille, que du coup si ils se changent c’est dans leur chambre, si ils se mettent tout nus pour aller se laver, c’est une fois qu’ils sont dans la salle de bains. Faut avoir des règles’. (…) Les parents ont même instauré une règle très stricte concernant l’usage de la vieille PlayStation du père. Les enfants faisant du sport, ils n’ont pas droit de jouer à la Playstation que s’ils ont fait une activité sportive dans la journée.»
Classes populaires
Libertad: la vie très précaire d’une petite fille rom, Lille Mère, sans emploi. Père, au moment de l’entretien, employé de la ville. Arrivés en France en 2007.
«De manière générale, les rapport qu’entretient la famille avec les différentes institutions sont marquée par l’incompréhension et les tensions. L’attitude des parents se caractérise par d’importants écarts à l’égard des normes de comportements institutionnelles, témoignant d’une discordance entre la logique de socialisation familiale et la socialisation institutionnelle. Tout d’abord, les démarches à effectuer en vue d’obtenir des papiers d’identité et des autorisations de travail génèrent la confusion. Arrivés en France en 2007, les membres de la famille de Libertad obtiennent, grâce à la mobilisation d’un comité de soutien très actif dans leur école, un titre de séjour et une autorisation de travail en 2012, les deux étant liés: ‘Y’en ai pas le titre de séjour. Y’en ai pas travail’». «À leur domicile, il n’y a ni montre, ni réveil, ni horloge, ni aucun appareil électroménager affichant l’heure. Les téléphones portables sont les seuls objets permettant de mesurer le temps utilisés par les parents. Le rapport spontané au temps dans le contexte familial, qui s’oppose au rapport objectivé qui a cours dans le contexte scolaire, met Libertad en difficulté car elle arrive systématiquement en retard.»