«Cette obscure clarté qui tombe des étoiles»: la pollution que Corneille n’a pas connue
Jeudi 14 juin 2018
J’expliquais le mois dernier pourquoi beaucoup de constellations, comme Persée ou la Baleine, ne sont pas toujours très ressemblantes: elles furent nommées par les Grecs qui ont, pour ainsi dire, transporté leur mythologie sur le ciel nocturne. Nous allons voir ici une autre raison, bien moderne, pour laquelle les constellations sont généralement difficiles à voir et pour laquelle le ciel inspire moins l’imagination qu’autrefois. Il s’agit de la pollution lumineuse, due aux éclairages électriques, qui reste finalement la principale responsable de notre difficulté à admirer des cygnes, des lyres et des dauphins les soirs d’été.
Pollution lumineuse
Les éclairages publics (villes, routes, bâtiments) ou publicitaires, ceux des immeubles de bureaux et des centres commerciaux, généralement excessivement puissants et mal dirigés, fonctionnant même aux heures creuses de la nuit, «arrosent» le ciel presque autant que le sol. La lumière se propageant vers le haut diffuse sur les gouttelettes d’eau présentes dans l’atmosphère et retourne vers le bas. Ainsi le ciel nous apparaît moins noir, et es étoiles les plus faibles se retrouvent noyées dans la luminosité d’un ciel gris-jaunâtre: voilà ce qu’on appelle «pollution lumineuse». Dans les cas les plus graves, au cœur des villes, au lieu des trois mille étoiles visibles dans un ciel sans pollution, on n’en distingue que quelques centaines, voire quelques dizaines seulement! Le ciel apparaît alors uniformément orange, jaune, voire blanc. Et l’usage d’un instrument d’optique ne change bsolument rien au problème. Les régions rurales sont également touchées si elles sont situées à moins de quelques dizaines de kilomètres d’une grande ville ou d’un zoning industriel. Autant dire que presque personne - les habitant.e.s des campagnes vraiment isolées, de certains massifs montagneux ou régions désertiques - ne peut admirer un ciel vraiment noir en sortant sur le pas de sa porte. Et l’immense majorité de la population en Europe (et en particulier dans sa zone la plus densément peuplée, le grand triangle Lille - Amsterdam - Dortmund, dont Bruxelles est le cœur - voir image) vit sous un ciel de très mauvaise qualité astronomique. Dans notre pays, même en Ardenne, absolument aucune localité ne présente un ciel complètement étoilé. Si un Belge veut admirer ce phénomène désormais rare, il lui faudra voyager jusqu’au cœur des Alpes ou dans certaines zones du centre de la France, ou bien disposer d’un bateau et s’éloigner suffisamment des côtes belges et anglaises.
Corneille avait raison!
La pollution lumineuse est un phénomène relativement récent, lié à l’énergie électrique très bon marché. Nos grands-parents ont connu de bons ciels, même en ville. Il y a une centaine d’années, la Voie Lactée 1 était visible de Paris! Et la plupart d’entre nous ont oublié ce qu’est un vrai ciel nocturne sans pollution. Fourmillant de milliers d’étoiles, parsemé de nébuleuses, de nuages de poussières interstellaires, d’amas et de galaxies, un ciel bien étoilé éclaire même le sol, d’une lueur si faible qu’elle est couverte par le moindre lampadaire lointain. Lorsque Corneille écrit, dans ce fameux vers du Cid, «cette obscure clarté tombe des étoiles», il ne cherche pas seulement à composer un oxymore 2 , exemple-type du genre qui sera rabâché par des générations d’étudiant.e.s. Il décrit parfaitement ce phénomène que peu de nos contemporain.e.s connaissent: en l’absence totale de pollution lumineuse, le ciel nocturne éclaire le paysage!
Gommage d’étoiles
Mais ce temps est bien loin en arrière. De nos jours, à chaque inauguration de centre commercial ou immeuble de bureaux, qu’on y fabrique des fish’n chips ou des contrats d’assurance, des étoiles sont pour ainsi dire gommées. Bizarrement, un peu de pollution lumineuse (laissant par exemple 600 étoiles visibles au lieu de 3000) est plutôt favorable à l’observation des constellations: le fourmillement d’étoiles faibles est supprimé, et seules subsistent les étoiles moyennes et grosses qui justement forment les constellations. Le ciel apparaît alors un peu comme sur les cartes du ciel, qui ne reprennent que ces étoiles importantes. Mais une pollution lumineuse plus grave (de celle qui n’épargne que 100 étoiles, par exemple) efface même les étoiles moyennes. Les constellations apparaissent alors incomplètes, voire deviennent invisibles pour les plus faibles. C’est le cas du Dauphin, belle constellation formée de six étoiles, qui ne survivent malheureusement pas à un fort éclairage de centre-ville. La prise de conscience autour de ce nouveau type de pollution est assez récente. Diverses associations d’astronomie 3 luttent contre ce phénomène, publiant des cartes de pollution lumineuse 4, et proposant aux pouvoirs publics des solutions parfois simples à mettre en oeuvre (diminuer l’intensité,mieux orienter, cesser l’éclairage de monuments après minuit, etc.). Le bénéfice est double, car ces mesures vont généralement dans le sens d’une économie d’énergie.
Cosmiquement myopes
Il n’est pas surprenant que l’absence de noir complet présente certains risques pour l’environnement: la faune nocturne et la végétation sont probablement perturbées par des nuits trop éclairées. Notre espèce semble également affectée par ce problème, car ne pas dormir dans le noir dérange sans doute l’horloge biologique: s’il ne connaît pas l’obscurité, le corps «ne sait plus très bien» quand commence la nuit, ne produit pas certaines hormones favorables à l’endormissement, et il s’ensuit des troubles du sommeil, et peut-être d’autres ennuis. Tâchons donc de dormir derrière des volets étanches à la lumière et en éteignant les appareils le soir, car lesordinateurs et autres chaînes stéréo continuent en général d’éclairer si on les laisse en veille. Mais au-delà de ces conséquences physiologiques, il me semble intéressant de réfléchir aux effets «philosophiques» de cette pollution. Car les étoiles les plus brillantes sont, grosso modo, les plus proches: elles ne se situent qu’à quelques dizaines d’années- lumière. Les objets les plus lointains visibles avec un ciel de qualité sont les bras de la Voie Lactée, certains amas d’étoiles lointains (une ou deux dizaines de milliers d’années-lumière) et même quelques galaxies lointaines (millions d’années-lumière). Par conséquent, un.e habitant.e des villes est «cosmiquement myope», au sens où son champ de vision est au moins mille (voire cent mille) fois plus restreint que celui de ses aïeux/aieules ou de ses ami.e.s ermites. À part de brèves incursions à la montagne ou à la mer pour ceux et celles qui le peuvent (et à condition de bien vouloir jeter un coup d’oeil le soir pour admirer la voûte céleste), nous vivons de la naissance à la mort en restant totalement aveugles à la vraie grandeur de l’Univers. Toutes proportions gardées, c’est un peu comme si une personne vivant dans un grand immeuble d’Ostende, au lieu de jouir d’une visibilité normale de 50 ou 100 kilomètres, vivait toute sa vie dans un brouillard épais laissant à peine voir ses pieds! Jamais elle ne voit ni les côtes anglaises, ni même des bateaux sur la mer, ni d’ailleurs la mer ni la plage, ni ses voisins, mais uniquement son propre corps. Difficile dans ces conditions d’arriver à se persuader que le monde est plus grandque les quelques lieux où elle progresse à tâtons.
Le monde est vaste!
Certes, comparaison n’est pas raison. Ne pas voir au-delà de cent années-lumière est tout de même nettement moins handicapant au quotidien que de ne rien distinguer à plus d’un mètre. Bien sûr, on vit très bien avec notre myopie cosmique, et il existe d’autres pollutions bien plus préoccupantes à régler pour le bien-être humain que la pollution lumineuse: on n’a que l’embarras du choix, du nucléaire aux gaz à effet de serre, en passant par les particules fines dans l’air et les métaux lourds dans le Canal! Pourtant, il ne me paraît pas absurde d’affirmer ceci, basé sur mon propre cas et celui de nombreuses personnes qui m’en ont parlé:
Admirer la grandeur de l’Univers peut faire partie des expériences importantes dans la vie de l’individu. Se rendre compte de la profondeur du ciel nocturne, peuplé de planètes (très proches), d’étoiles (proches), de nébuleuses plus lointaines) et enfin de galaxies (très lointaines), tout ceci laisse rarement indifférent.
Et cette expérience, il faut la vivre dehors, allongé.e sur l’herbe dans la nuit, et non devant un film ou une conférence, aussi bons soient-ils. Le sentiment de grandeur, de respect et parfois de frayeur que presque tout le monde ressent face à un ciel vraiment noir et étoilé, la prise de conscience de la petitesse de la Terre - et donc de soi-même - dans cette immensité, contribuent peut-être à la construction de la c conscience de soi et de l’autre, de sa propre place dans le monde. L’été arrivant, à nous de profiter des occasions de ciel pas trop pollué pour essayer cette expérience essentielle: sentir à quel point le monde est vaste.
François Chamaraux, enseignant en physique et mathématiques