Carte blanche: Des écoles sommées de rester ouvertes, sans les moyens adéquats

Mardi 12 janvier 2021

Si la question des écoles a occupé l’espace médiatique en novembre, la manière dont ce débat a été posé mérite qu’on s’y arrête. Il met en effet en lumière les implicites qui dessinent notre conception de l’enseignement aujourd’hui.

Je voudrais ici revenir sur trois stratégies rhétoriques qui ont cadré cette réflexion. La première consiste à réduire l’articulation complexe entre l’organisation de l’enseignement et la situation sanitaire, à la question de l’ouverture ou non des écoles. La seconde est celle qui réduit l’apprentissage à un produit, et les parents à des entrepreneurs face à un calcul coût-bénéfice. La dernière est celle qui isole l’enseignant vertueux comme seul garant de la lutte contre les inégalités. Loin de nous aider à penser comment organiser une réelle continuité pédagogique lors de cette pandémie, ces stratégies servent au contraire à cacher la question des conditions de travail concrètes de tou·te·s les actrices et acteurs de l’école, des enseignant·e·s aux élèves, en passant par les équipes éducatives, administratives et techniques.

La pandémie comme voiture, le bâtiment scolaire comme robinet

Le débat concernant la rentrée du 16 novembre a d’abord adopté une perspective sanitaire en se focalisant sur le rôle des écoles dans la circulation du virus. Accélèrent-elles les transmissions? Ou ne reflètent-elles que le taux de circulation existant dans le reste de la société[1]? Faut-il alors les fermer ou les ouvrir? La Ministre de l’Éducation en Fédération Wallonie-Bruxelles, Caroline Désir, justifie la décision de réouvrir les écoles en répétant que «Les écoles ne sont pas le moteur de la pandémie.» Cette affirmation est pourtant problématique pour deux raisons. La première est qu’elle n’est pas fondée scientifiquement: il n’y a pas aujourd’hui de consensus scientifique sur le rôle précis que jouent les écoles. Il existe par contre un faisceau de faits qui attestent d’une circulation du virus au sein de celles-ci[2], et donc de leur participation à la dynamique de la pandémie, voire leur rôle d’amplification comme cela a pu être le cas en Israël[3]. De nombreux scientifiques ont d’ailleurs fait part de leur inquiétude quant à cette réouverture[4], voire de leur fureur[5]. Et tous s’attendent au moins à un «rebond», déjà visible deux semaines après la rentrée, avec une hausse constante du taux de positivité chez les jeunes de moins de 19 ans. La seconde raison est que, derrière cette remarque, il y a une modélisation de la pandémie qui postule qu’elle n’aurait qu’un seul centre de contaminations massives. La pandémie serait un camion ou une voiture, dont on chercherait encore l’introuvable moteur... D’autres modélisations parlent de foyers de transmission multiples. Ce qui est par contre certain pour les scientifiques ce sont les caractéristiques de ces foyers de transmission: il s’agit de lieux mal ventilés[6], rassemblant des densités de population importante pendant de longues durées[7]. Une description qui correspond parfaitement... aux écoles! La métaphore du moteur cherche donc à dépolitiser le choix d’ouvrir ou non les écoles, en se revendiquant de l’autorité du fait scientifique... sans que ce dernier ne soit établi[8] ou que son modèle soit adéquat! Un autre critère mobilisé pour justifier ce choix de réouvrir les écoles est leur caractère indispensable. Chacun des membres du gouvernement le répète «l’école est une priorité». Là encore, l’affirmation est problématique, voire insultante[9]. Problématique parce qu’elle réduit l’enseigne ment au bâtiment, qui semble alors fonctionner comme un robinet: ouvert, les apprentissages coulent; fermés, ils s’arrêtent. Plus encore, ce qui existe en Belgique, ce sont des écoles, chacune avec son infrastructure propre. C’est-à-dire autant de bâtiments, avec des tailles de classes variables qui ne permettent pas toujours de garantir la distanciation demandée, des fenêtres parfois impossibles à ouvrir, des locaux sans évier, des éviers sans savon... De la même façon, cette infrastructure en mauvais état doit se conjuguer avec une organisation spécifique. Ainsi, si les couloirs sont assez larges pour que quelques personnes y circulent sans se toucher, l’organisation des horaires fait qu’ils sont utilisés par l’ensemble de l’école à chaque sonnerie, élèves, professeur·e·s et éducateur·trice·s avançant alors massé·e·s les un·e·s contre les autres Là où l’affirmation est insultante, c’est que l’état de délabrement des bâtiments scolaires témoigne du sous-financement persistant de l’enseignement en Belgique, qui ne semble être devenu «une priorité» que récemment et de façon rhétorique vu l’absence d’investissements pour l’assurer.

L’enseignement comme produit: avec clients et investisseurs mais sans producteurs

Reprenant le cadre posé par les déclarations du gouvernement, les médias ont mis en évidence une autre perspective: l’inquiétude des parents. Sur les plateaux de la RTBF, le journaliste Sacha Daout dénonce son irrationalité[10] en affirmant que les enfants ne sont «pas dangereux», ou plutôt «pas en danger», avant de dire à propos de son propre enfant «évidemment qu’il y a un risque qu’il le chope, et puis voilà, mais je sais qu’il ne met pas sa santé en danger». M. Daout appelle alors les parents à faire un calcul «coût/bénéfice». Que certains parents puissent être des personnes à risque ou que certains enfants puissent l’être ne semble pas pensable ou ressortir d’une responsabilité individuelle, comme il a été suggéré ailleurs[11]. Deux choses se dégagent encore de l’intervention de M. Daout. Les parents sont sommés de se penser comme des entrepreneurs qui évaluent un investissement. Les fonctions de l’école s’apparentent alors à autant de services variés, de l’éducation à la sociabilité, dont les enfants sont les clients. Les parents-investisseurs estiment alors les risques à la hauteur des retours qu’ils en espèrent. De plus, dans ce scénario, la question des producteurs de ces services est totalement évacuée. À aucun moment dans cette séquence consacrée aux écoles, Daout ne parlera des autres êtres humains qui font l’enseignement. Ni enseignant·e, ni éducateur·trice, ni secrétaire, ni technicien·ne. Personne. Il ne prononcera même pas leur nom durant toute son intervention. Comment être plus explicite dans la considération des tenants du débat public pour les acteurs et actrices de l’enseignement? L’école mobilisée ici est à nouveau une abstraction, dépeuplée de tous ceux qui la font, à l’exception d’enfants-clients, qui s’épanouiraient dans un espace vide d’adultes et garderaient pour eux le virus qu’ils pourraient contracter plutôt que de le transmettre.

L’enseignant vertueux comme seul remède aux inégalités sociales

Lorsque le personnel des écoles apparaît finalement dans les débats, c’est sous la forme de l’individu vertueux. À la veille de cette rentrée, Mme Désir ne se félicite pas des nouveaux moyens mis en place pour garantir une meilleure sécurité de toutes et tous – puisqu’il n’y en a aucun –, elle salue au contraire les «professeurs qui se coupent en quatre»[12]. Ce faisant, elle reprend un trope que des films comme Esprits Rebelles (1995) ont popularisé: celui de l’enseignant·e-sauveur·se. Généralement Blanche et de classe moyenne, envoyé dans une école du «ghetto», seul à croire au potentiel de ses élèves, pauvres et racisés, il vient à bout de tous les problèmes systémiques par ses sacrifices. Incarnée par le/la professeur·e héroïque, l’école accomplit alors sa mission de réduire les inégalités sociales Cette mission semble être soudainement l’enjeu majeur de la réouverture des écoles[13]: celle-ci se ferait alors dans un souci d’égalité et de sollicitude pour les plus défavorisé·e·s. L’école apparaît alors comme la seule ressource dont dispose le gouvernement pour réduire les inégalités économiques et sociales présentes et futures... Et l’efficacité de cette réduction se logerait toute entière dans la relation prof-élève que le distanciel entraverait. Pour Mme Désir, «rien ne remplace un enseignant dans sa classe». Or, s’il est vrai que le virtuel perturbe cette relation, celle-ci est aussi profondément affectée en présentiel. La menace du virus et l’inquiétude qu’elle engendre, le rappel constant des mesures sanitaires ou encore le froid dû à l’aération des classes pèsent sur le déroulement des cours. Tout simplement parce que les conditions de travail ne sont pas l’arrière-plan de la relation pédagogique, qui transcenderait toute matérialité, elles sont au contraire ce dans quoi et par quoi elle s’édifie et se soutient. Et elles demandent des moyens qui excèdent la bonne volonté individuelle. Ces stratégies rhétoriques organisent donc le débat de façon à systématiquement éviter de parler des conditions matérielles désastreuses dans lesquelles l’enseignement se fait au quotidien, et extrêmement dangereuses lors de cette pandémie. Le risque réel est soit nié, soit minimisé, soit subordonné à une nécessité plus impérieuse. La question des moyens matériels à mettre en œuvre pour assurer la sécurité de toutes et tous dans le bâtiment scolaire et permettre la continuité pédagogique en dehors de celui-ci est politique et nécessite des investissements. Le gouvernement privilégie l’exposition de tou·te·s les acteurs et actrices de l’école à un danger mortel dans le plus grand dénuement plutôt que d’en payer le prix. Maintenir les écoles ouvertes dans ces conditions, c’est mépriser les enseignant·e·s et leur mission, c’est faire usage des écoles pour des raisons bien peu pédagogiques. Mme Désir rappelait que «Cette crise est le miroir grossissant des inégalités de la société». Elle est aussi le miroir grossissant de ses priorités politiques[14]. Depuis l’écriture de ce texte, l’impact de l’ouverture des écoles commence à être réévalué[15], tout comme les risques que courent les enfants[16].  

Magali Michaux, enseignante  

[1] www.lesoir.be/339057/article/2020-11-20/emmanuel-andre-epingle-maggie-de-block-lepidemie-netait-pas-son-truc [2] www.huffingtonpost.fr/entry/ecole-nid-a-covid19-enfants-pourquoi-nous-navons-toujours-pasla-reponse_fr_5fa51b04c5b67c3259ad4651 [3] www.nytimes.com/2020/08/04/world/middleeast/coronavirus-israel-schools-reopen.html [4] www.sudinfo.be/id279337/article/2020-11-13/le-chef-du-service-des-soins-intensifs-de-lhopital-de-gand-sinquiete-du-retour fbclid=IwAR0XuLzuVJpEUuwY9TuTprAOOMYhcpMnPvf7d4JiioMiZwX_rdtdBiWfuqA [5] www.7sur7.be/sante/le-virologue-marc-wathelet-rouvrir-les-ecoles-serait-une-decision-odieuse-et-criminelle~a9026d4a/?referrer=https%3A%2F%2Fwww.google.com%2F [6] www.dhnet.be/actu/belgique/erika-vliegheappelle-a-la-prudence-pour-la-periode-denoel-ce-n-est-pas-vraiment-le-moment-dorganiser-de-grandes-fetes-ni-de-petites5fc0c5be9978e23b12ced30d?fbclid=IwAR1pFSe9IOI6T04zLy1yX2AoC-_ZdNAOSm52uvC8DtqK4WmLq38o5Xndvis [7] www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/09/01/coronavirus-masque-densiteaeration-evaluez-le-risque-de-transmission-enun-coup-d-il_6050612_4355770.html [8] En témoigne encore l’annonce de la Ministre du financement d’une étude destinée à analyser la transmission du virus dans les écoles primaires... après que les experts de la Task-Force pédiatrique aient affirmer que les écoles n’étaient pas un lieu de transmission du virus! [9] www.lalibre.be/debats/opinions/vos-decisions-nous-insultent-5f92da5b9978e23139760dee [10] À nouveau contre les recommandations de Sciensano qui rappellent que même si les enfants développent moins de formes graves du covid-19, ils «peuvent le propager facilement» [11] www.dhnet.be/actu/monde/l-ancien-directeur-de-la-sante-en-france-demande-auxenfants-de-garder-le-masque-a-la-maison5fa168347b50a6525bd98103 [12] https://www.lesoir.be/337577/article/2020-11-13/ecoles-la-ministre-de-leducation-caroline-desir-soutient-les-enseignants-qui-se [13] L’argument est repris ailleurs aussi: https://jacobinmag.com/2020/10/neoliberal-education-reform-scapegoat-teachers-covid-19-reopening-school [14] www.lalibre.be/belgique/societe/une-reponse-politique-chaotique-une-deuxieme-vague-catastrophique-les-medias-internationaux-fustigent-la-gestion-de-l-epidemie-en-belgique-5f9926639978e20e7059c6e1 [15] www.lalibre.be/belgique/societe/yves-vanlaethem-on-a-peut-etre-sous-estime-l-impactdes-enfants-sur-l-epidemie-5fce85dd9978e255b0e4fe0d [16] www.rtbf.be/info/dossier/epidemie-de-coronavirus/detail_coronavirus-de-plus-en-plus-denfants-atteints-de-maladies-infectieuses-a-lasuite-du-covid-19?id=10646684  

déc 2020

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