Un film pour raconter son histoire

Mercredi 7 novembre 2018

À travers le film d’animation «Vivre dans un autre pays», les femmes du cours d’alpha-FLE de la Ligue de l’Enseignement, encadrées par l’équipe de Smala Cinéma, racontent leur exil, les séparations familiales et la solitude qu’elles endurent aujourd’hui en Belgique.

  Arrivées il y a peu à Bruxelles, Roula, Latifa, Zalina, Càtàlina, Elvan, Anila et Francesca ont fui leurs pays, leurs familles, leurs vies d’avant. Originaires de Syrie, d’Albanie, de Tchétchénie, d’Italie ou de Roumanie, elles habitent aujourd’hui toutes le même quartier populaire de Schaerbeek, aux alentours de la place Verboekhoven. Ce qui a permis leur rencontre, c’est un cours de français langue étrangère organisé par la Ligue de l’Enseignement et donné, à raison d’une fois par semaine dans l’école 14, par Nelle Lacour, formatrice. L’objectif de ces cours, proposés aux parents d’élèves, est de favoriser le dialogue et les partenariats entre les écoles et les familles en milieu populaire. Les motivations qui poussent les parents, et bien souvent les femmes, à apprendre le français sont variées: trouver un travail, pouvoir suivre une formation, aider les enfants à faire leurs devoirs, être autonomes dans leur quotidien. «Outre des leçons consacrées à l’apprentissage du français, nous avons énormément de conversations en groupe», explique Nelle Lacour. Ces discussions tournent bien souvent autour des problématiques, souvent lourdes, que ces femmes vivent au quotidien telles que la recherche d’emploi, les difficultés liées à l’obtention de papiers, les problèmes financiers récurrents.

Pourquoi un film?

L’idée de faire quelque chose de concret avec tous ces témoignages a fini par se concrétiser suite à une rencontre entre la formatrice du groupe de femmes et les animatrices de Smala Cinéma, Deborah et Bouchra, toutes deux habituées des projets associatifs. Nelle répond alors à un appel à projet de la Fédération Wallonie-Bruxelles et l’idée de réaliser un film émerge dans l’esprit des femmes. «C’est vrai qu’au départ, les apprenantes étaient plutôt réticentes à se lancer dans un projet vidéo et auraient préféré qu’on fasse un recueil de leurs histoires. Leur crainte en réalité, c’était de passer trop de temps à s’amuser et pas assez à travailler la conjugaison et la grammaire. Mais au fil du temps et après de longues discussions sur leurs attentes et leurs motivations, on a opté pour un film d’animation», raconte Nelle. A travers la création de films, on peut aisément aborder de nombreux sujets, même sensibles ou personnels, avec une certaine distance. Le cinéma d’animation, tout particulièrement, permet aux participant·e·s de s’exprimer, de transmettre des réflexions et des émotions de manière moins frontale qu’un documentaire ou une fiction notamment. Pour «Vivre dans un autre pays», la technique utilisée est le stop-motion, c’est-à-dire la prise de vue image par image. Pour répondre aux besoins des participantes, il a été décidé qu’aucune d’entre elles ne serait visible à l’image. Ce sont bien des bribes de leurs histoires qui sont mises en scène mais en utilisant leurs mains, des figurines, des dessins et du sable. On entend les voix de certaines mais on ne voit jamais leurs visages.

Ensemble dans l’épreuve créative

Du choix du média cinéma à la thématique abordée, en passant par le travail créatif en équipe, le processus fût intense. De nombreux moments d’échanges auront été nécessaires pour définir plus précisément le sujet de ce film collectif avant de se lancer dans l’écriture visuelle et sonore du projet. «Très rapidement, on a toutes pris conscience de la quantité de travail qu’on allait devoir abattre, relate Nelle. On a commencé à se voir deux fois puis trois fois par semaine. On était à fond dans l’écoute et dans le collectif. Le côté très professionnel des animatrices nous a toutes rassurées». Dans leur film, Roula, Latifa, Zalina, Càtàlina, Elvan, Anila et Francesca se questionnent énormément sur leur place en tant que femme, sur le regard que la société porte sur elles, sur l’isolement, l’exil, le manque, le déracinement, le souvenir, l’éducation de leurs enfants, les inégalités, l’accueil des réfugiés, les difficultés qu’elles fuient… Le film commence par ces mots: «Dans nos pays, la situation économique est devenue de plus en plus difficile, les usines ont fermé peu à peu. Nous avons perdu nos emplois, les uns après les autres. Beaucoup ont décidé de quitter le pays afin de trouver du travail ailleurs. Tant de familles ont été dispersées». Plus loin, elles racontent aussi la difficulté de se faire comprendre chez le médecin et à l’hôpital, lorsqu’on parle peu ou pas le français. Nombreuses sont les situations de détresse physique et émotionnelle dans lesquelles elles peuvent se retrouver, seules, sans leurs familles pour les épauler, devant gérer les enfants, leur maison, tout cela sans papiers. «Si tu n’as pas de papiers, tu n’as pas de travail, si tu n’as pas de travail, tu n’as pas de papiers. Si tu n’as pas de papiers, tu n’as pas de maison, si tu n’as pas de maison, tu n’as pas de papiers…», entend-on dans le film.

Racisme et sexisme à Bruxelles

En plus d’être esthétique et d’actualité, le film réussit à soulever la question de la solitude de ces femmes migrantes installées à Bruxelles et des stéréotypes auxquels elles doivent faire face au quotidien. «Depuis que je suis arrivée, je me sens mal vue parce que je porte le foulard. Je me sens frustrée de ne pas pouvoir demander pourquoi ils me regardent comme ça. Pourquoi ils sont méfiants envers moi, envers nous? C’est difficile d’être dans un autre pays, c’est difficile de se faire des amis. C’est dur de se sentir étrangère». Le film montre bien à quel point leur souhait est de retrouver au plus vite une vie sociale, culturelle et publique. «Quand j’ai quitté mon pays, j’ai été en Italie. Là-bas, la vie sociale se passait dans les cafés. A présent, je vis près de la gare du midi. Dans ce quartier, il n’y a pas de femmes dans les cafés. J’ai une famille et des enfants mais encore souvent, je me sens seule». Ainsi, au delà des cours de langue à proprement parler, les activités du secteur interculturel de la Ligue de l’Enseignement et de l’Éducation permanente permettent aussi aux femmes parents d’élèves, d’échanger, de partager leurs expériences de vie.  

Maud Baccichet, secteur communication et Deborah Benarrosch, animatrice et coordinatrice chez Smala Cinéma

Plus d’information: Le film «Vivre dans un autre pays» est directement visible depuis le site internet de la Ligue de l’Enseignement et de l’Éducation permanente: www.ligue-enseignement.be Également visible sur le site www.smalacinema.be et sur la Plateforme de film d’ateliers «Ça tourne»: www.ca-tourne.be


L’aventure Smala Cinéma à l’école aussi

«Lancer un nouvel atelier, c’est à chaque fois plonger dans un nouvel univers fait de nouvelles rencontres, de nouvelles histoires de vie. C’est créer de nouveaux espaces d’échange et de partage où chacun·e aura l’opportunité d’apporter ses ressources et savoir-faire. Initier un nouvel atelier c’est un voyage en soi, un voyage qui cherche la voie vers un langage créatif commun». Smala Cinéma propose des activités socio-culturelles autour du cinéma (projections – rencontres/analyses) ainsi que des ateliers et animations pédagogiques en milieu associatif (enfants et adultes) et également en milieu scolaire (primaire et secondaire). L’éducation à l’image à travers les œuvres cinématographiques s’inscrit dans la philosophie de l’éducation aux médias. Le cinéma sous toutes ses formes à un rôle à jouer dans la construction d’une perception personnelle sur le monde, dans la construction d’un regard libre et critique. Pour l’équipe de Smala Cinéma, dans cette société contemporaine saturée d’images, cette démarche est essentielle. Il faut comprendre que toute image s’inscrit dans un contexte et que c’est la bonne compréhension de ce contexte qui lui confère tout son sens. Rendez-vous sur www.smalacinema.be

nov 2018

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