Non, les Diables Rouges ne se parlent pas en anglais!
Dans son livre paru en juin dernier («Belgium. Une utopie pour notre temps»[1]), Philippe Van Parijs propose l’anglais comme langue commune en Belgique. Très présent chez les jeunes, l’anglais selon l’auteur, deviendrait le ciment linguistique du pays! Provocation vivifiante, source de réflexion… Intéressant donc de vérifier cette hypothèse au cœur d’un microcosme très particulier, laboratoire d’une Belgique presque disparue: celui des Diables Rouges… 24 joueurs, 13 jouant dans les grands clubs britanniques, 11 d’origines diverses (Congo, Mali, Maroc, Portugal, Espagne, Kosovo), 12 dont la langue maternelle peut être considérée comme étant le français et 12 le néerlandais… 24 joueurs coachés par un sélectionneur espagnol ne s’exprimant qu’en anglais. Situation ‘rêvée’ pour appliquer l’utopie de Van Parijs: l’anglais partout et pour tous. Et bien non, il n’en est absolument rien! Une petite souris au cœur du noyau m’a fait découvrir qu’entre eux les Diables ne s’expriment quasiment jamais en anglais, mais toujours dans la langue de l’un ou de l’autre, passant d’une langue à l’autre, les plus bilingues s’adaptant à leurs interlocuteurs, sans frontière linguistique, comme cela se passe dans beaucoup de familles ‘bilingues’, les 2 langues étant pratiquées indifféremment, parfois mélangées, mais toujours avec tolérance, bonhomie et ouverture… Cette observation confirme les déclarations de l’Académicienne philologue et philosophe Barbara Cassin: l’anglais dont on parle comme langue potentielle ‘pour tous’ n’est pour elle que du ‘globish’, langue approximative, qui n’est la langue maternelle de personne… Pour elle, le ‘globish’ ne peut en aucun cas être un ciment pour l’Europe… Quand le journaliste du Soir[2] lui demande ce qu’elle pense de la proposition de Philippe Van Parijs d’en faire un ‘ciment pour la Belgique’, estimant qu’une telle idée ne sert pas la compréhension (entre les gens, les cultures, les populations), elle répond «j’en pense beaucoup de mal».
Belgique, «pays trilingue», vraiment?
Saviez-vous qu’en matière d’enseignement, dans notre pays, le néerlandais, le français et l’allemand ne sont pas considérés comme des langues étrangères? EUROSTAT[3] dans ses différents rapports Key Data for Teaching Languages at School in Europe, considère comme «étrangères» toutes les langues à l’exception de ces 3 langues qui ne sont pas qualifiées comme telles par notre pays! Notre pays est donc trilingue (fr., nl., de.) mais pas sa population. Pourquoi alors avoir permis le choix de l’anglais comme LM1 dans les écoles francophones? La Communauté flamande quant à elle est restée cohérente: à ce jour, le français y est resté obligatoire.
Carte d’Identité belge en anglais: entre surréalisme et schizophrénie
Étrangeté: la carte d’identité belge. Seul le nom du pays y est mentionné en 4 langues (fr., nl, de., en.), pour toutes les autres rubriques (nom, prénom, etc.) l’anglais est le seul point commun entre citoyen·ne·s wallon·ne·s, flamand·e·s et bruxellois·e·s: en quelque sorte, «l’utopie» de Van Parijs.
La langue de l’ennemi?
Il y a 20 ans, le 16 mars 1998, à l’invitation du MRAX et de la Fondation Roi Baudouin, j’ai participé avec Laurence Mettewie et Piet van de Craen à l’animation d’un atelier intitulé «Peut-on enseigner aujourd’hui la ‘langue de l’ennemi’?». Schizophrénie? Le néerlandais enseigné dans les écoles francophones ne peut pas être considéré comme une langue étrangère (pas plus que le français dans l’enseignement flamand) mais pourrait être ressenti par certains comme étant la «langue de l’ennemi»!
Néerlandais à l’école?
La raison sans le cœur Mars 2009, je participe à la réalisation de la dernière «Question à la Une» de J.C. Defossé: quelle réponse donner à Yves Leterme qui avait déclaré au quotidien Libération que «les Francophones ne sont apparemment pas en état intellectuel d’apprendre le néerlandais»? Un pan de l’émission est consacré à l’immersion. La journaliste A. Capelle interviewe des parents d’élèves qui avaient choisi l’immersion en néerlandais pour leurs enfants. Question: «Avez-vous déjà passé des vacances aux Pays-Bas ou en Flandre avec vos enfants?» Réponse embarrassée: «nous avons choisi l’immersion à l’école, ce n’est déjà pas si mal. Quant aux vacances…». On choisit le néerlandais mais le cœur ne suit pas.
Guerres et conflits: les conséquences ont la peau dure
En 1997, mon ami espagnol Luis M. Suarez qui a assuré la direction du Centre d’Animation en Langues à Bruxelles pendant plus de 10 ans quitte la Belgique pour mener une action semblable en Espagne. Un collaborateur d’origine néerlandaise de formation calviniste stricte lui rend un hommage surprenant: Luis lui a permis de découvrir qu’on pouvait apprécier un Espagnol! Nous sommes en 1997… La Paix de Münster entre l’Espagne et les Provinces Unies protestantes a été signée en 1648, 350 ans plus tôt! Autre fait: Dinant, le 7 mai 2001, 87 ans après la journée tragique du 14 août 1914 (674 civils sauvagement abattus par les troupes allemandes), au terme d’une cérémonie de réconciliation, le drapeau allemand flotte pour la première fois sur le pont de Meuse aux côtés des drapeaux européens. Avant cette date, plusieurs essais s’étaient soldés par l’incendie du drapeau allemand.
La France et l’Allemagne, comme exemple!
Charles de Gaulle
rencontre le
chancelier allemand
Konrad Adenauer.
1870, 1914, 1940... en 70 ans la France a été trois fois en guerre contre l’Allemagne. Et pourtant, moins de 20 ans après la fin de la dernière guerre, le 22 janvier 1963, Adenauer et de Gaulle, après avoir tissé des liens personnels, signent le Traité de l’Elysée, traité d’amitié franco-allemande. Cette coopération entre les 2 pays devient une réalité quotidienne: la plupart des villes, villages, écoles, mouvements de jeunesse, régions et universités sont jumelées. L’Office franco-allemand pour la jeunesse offre à des millions de jeunes la chance de participer à des échanges. Entre 1963 et 1970, le nombre de jeunes apprenant l’allemand a augmenté par milliers. L’apogée est atteinte à la fin des années 70 avec 1,4 millions d’élèves qui apprennent l’allemand[4]. La création de la chaîne TV franco-allemande ARTE est également le fruit de ce traité. Entre de Gaulle et Adenauer, à peine 20 ans après la guerre, il s’agissait de transcender une situation dramatique qui avait généré des millions de morts et qui pouvait conduire à un nouveau retour du boomerang comme cela avait déjà été le cas deux fois. Voilà le vrai niveau auquel se situe le débat. Une des richesses de l’humain est sa capacité de transcendance. Au cœur de nos démocraties européennes, ce devrait être une des qualités essentielles de nos hommes et femmes politiques, à l’opposé du populisme. Les relations entre francophones et néerlandophones de notre pays n’ont jamais baigné dans la violence dure mais elles ont été imprégnées de manque de respect, de manque de reconnaissance, de silences coupables, d’ignorance cultivée, de part et d’autre. Le 15 juin 2010, les succès électoraux indiscutables d’Elio di Rupo et de Bart de Wever auraient pu leur permettre d’incarner les «rôles de de Gaulle et d’Adenauer». Je leur ai adressé un message explicite se terminant par les mots suivants: «La reconnaissance humble et profonde de la langue de l’autre ainsi que sa pratique sont des conditions indispensables pour que le point de rencontre entre langues et cultures ne devienne pas point de rupture et pour que Bruxelles mérite pleinement de s’épanouir en véritable capitale de l’Europe.». Elio Di Rupo a accusé réception. Bart De Wever n’a pas répondu. Personnellement je continue de croire dans l’avènement de femmes et d’hommes politiques capables de porter un tel projet au service d’un autre avenir pour leurs concitoyens et concitoyennes respectif·ve·s.
[1] Académie Editions, Collection «Transversales», juin 2018. [2] «Le globish ne peut être un ciment pour l’Europe», Forum, Le Soir, mercredi 26 septembre 2018, p.24. [3] Direction générale de la Commission européenne chargée de l’information statistique à l’échelle communautaire. [4] Évolution de l’enseignement des langues vivantes en France. Marielle Silhouette, Université Paris Nanterre, 16 février 2016. Jean Pierre Gailliez, Lic. Philologie germanique, Lic Psycho-pédagogie