Qui veut comprendre ce qui se passe dans nos classes, dispose d’au moins quatre types de données objectivables: les attendus, exprimés dans les référentiels de compétences[1], les observations de terrain, fournies annuellement depuis 2007 par les rapports du Service général de l’Inspection, les manuels scolaires édités spécifiquement pour notre marché, et les résultats de la recherche en didactique des langues secondes (DLS), comme ceux par exemple relatifs à la motivation des élèves vis-à-vis du néerlandais, auxquels il est fait référence dans l’article précédent de Laurence Mettewie. Ces quatre sources donnent une image de l’enseignement des langues tel qu’il est «pensé», «appliqué» et «perçu», quel que soit le réseau.
Par ailleurs, l’enseignement en FWB s’appuie sur le décret «missions[2]» qui s’articule autour de la notion de compétence, déclinée en didactique des langues secondes selon les cinq compétences: expression écrite, expression orale (avec et sans interaction), compréhension à la lecture et à l’audition. Les élèves doivent être mis en situation d’utiliser leurs acquis pour effectuer une tâche qui fait sens pour eux. Les savoirs grammaticaux et lexicaux sont donc considérés comme des «moyens» et non des «buts» en soi. L’objectif, c’est l’action (commander un plat dans un restaurant, rédiger une lettre de réclamation, etc.). Les référentiels mettent sans surprise l’accent sur la dimension communicationnelle de l’apprentissage de la langue avec une attention toute particulière pour l’expression orale.
La communication orale, parent pauvre de l’apprentissage des langues
Les rapports d’inspection pointent une asymétrie entre ce qui est «prescrit» et ce qui est «observé» dans les classes. Mentionnons au passage que ce constat, mis en perspective avec le ton bienveillant des rapports, cache peut-être une réalité plus problématique encore. La communication orale demeure le parent pauvre, même si les rapports soulignent, à raison, la difficulté d’exercer cette compétence dans le cadre d’une classe. Ces rapports soulignent également une application toujours imparfaite de l’approche par compétence. Le point d’achoppement demeure l’articulation des savoirs et savoir-faire constitutifs de la compétence de communication. Deux choses sont suggérées ici entre les lignes. En premier lieu, les savoirs grammaticaux et lexicaux sont abordés de manière parfois trop décontextualisée. En second lieu, les élèves ne sont pas toujours capables de mobiliser ces savoirs et savoir-faire dans le cadre d’une tâche qui requiert leur utilisation. D’autres acteurs de l’enseignement notent pour leur part, dans certains cas, une surinterprétation de la notion de contextualisation menant à des consignes inutilement alambiquées. On ne compte plus les «penvrienden» et autres familles d’accueil à qui l’on doit communiquer ou demander les informations les plus improbables.
Quel néerlandais enseigne-t-on dans nos écoles?
Les contenus grammaticaux et lexicaux des référentiels sont remarquablement stables à travers le temps. Cette stabilité se retrouve tout logiquement dans les manuels, parce qu’un manuel aura d’autant plus de chance d’être adopté qu’il permet de rencontrer les prescrits légaux. Cette forme de conservatisme donne l’impression qu’il existe un «néerlandais scolaire» ne correspondant pas vraiment au néerlandais tel qu’il se parle en rue ou dans les médias. Dans l’enseignement francophone, il semble par ailleurs exister une préférence pour le néerlandais des Pays-Bas alors que les élèves, s’ils ont (ou auront) des contacts avec des néerlandophones, communiquent (ou communiqueront) avant tout avec des compatriotes flamands. Actuellement, on entend encore «jam», «hartstikke leuk» ou «kwart over vier» alors qu’en Flandre, il est plus souvent question de «confituur», «keileuk» et «kwart na vier». Les enseignant·e·s semblent éviter les emprunts au français, pourtant fréquents en néerlandais de Flandre, même si des mots comme «ambetant», «evident», «panikeren» et «favoriet gerecht» sont plus transparents que «vervelend», «vanzelfsprekend», «in paniek raken» ou «lievelingsgerecht». Toutes les formes mentionnées ci-dessus font partie de la langue standard et figurent en bonne place dans le Van Dale, LE dictionnaire de référence de la langue néerlandaise.
Le cours de néerlandais, déconnecté de la langue telle qu’elle se parle?
La prédilection pour la variante du Nord au niveau lexical n’est pas le seul problème. Certaines exigences professorales quant à la correction grammaticale peuvent avoir un effet inhibant pour la communication orale. Dans bien des cas, l’enseignant·e corrige, voire sanctionne des fautes de grammaire soit qui n’en sont pas, soit qui sont commises fréquemment par les néerlandophones euxmêmes, flamands ou néerlandais confondus. Qui parmi les germanistes autorise «groter als» comme comparatif de supériorité ou «hen» à la place de «hun»? Pourquoi sanctionner systématiquement à l’oral des «fautes» de grammaire comme «naar waar» au lieu de «waar… naartoe» ou «dat» au lieu de «die», alors que dans le langage familier ces formes sont fréquentes. Loin de nous l’idée d’entrer dans une logique dialectale, prônée par exemple par Sofie Begine dans sa méthode d’apprentissage qui fait débat même en Flandre[3]. Il n’est pas davantage question de promouvoir des stratégies d’évitement du style «Utilise want plutôt qu’omdat, tu éviteras un rejet du verbe» dans le but de ménager les élèves et au mépris de la sémantique et de la pragmatique. Deux questions se posent alors. Si l’on admet que l’enseignement du néerlandais repose sur une norme artificielle peu utile au quotidien et appliquée parfois avec un peu trop de zèle, doit-on s’étonner, d’une part, que la classe ne soit pas un lieu propice à l’application d’une pédagogie réellement actionnelle et, d’autre part, que l’attitude de l’élève francophone lambda vis-à-vis du néerlandais reste négative[4] en dépit de tous les artifices pour rendre les supports pédagogiques «attrayants»?
L’obsession des règles grammaticales
Dès l’origine, le Pacte d’excellence a tenu à revaloriser la place des savoirs disciplinaires[5]. Parviendra-t-on à rendre le néerlandais plus attrayant en mettant encore davantage l’accent sur les savoirs langagiers ou se dirige-t-on plutôt vers un renforcement de l’image déjà négative dont cette langue pâtit? Disons-le d’emblée: l’apprentissage d’une langue étrangère nécessite une formalisation des connaissances, laquelle ne s’improvise pas. Il n’est absolument pas question ici de prétendre, comme ont pu le faire les tenants d’une approche communicationnelle mal comprise, qu’il suffit de communiquer et que le reste suivra. Le problème fondamental est peut-être justement cette obsession des règles grammaticales et leur lot d’exceptions. Par exemple, comment justifier d’interminables synthèses grammaticales sur les adverbes pronominaux alors que des tournures aussi fréquentes que «Daar spreekt u mee» (quand on répond au téléphone) viennent à les contredire? Afin de doser au mieux nos efforts pédagogiques et ceux de nos élèves, osons la question suivante: quelle est la plus-value communicationnelle de telle ou telle règle grammaticale?
Considérer la langue comme vecteur de communication
Il existe d’autres manières d’aborder la grammaire que par le biais de règles et d’exceptions, certainement au début de l’apprentissage, mais aussi aux stades ultérieurs, y compris pour des structures grammaticales réputées complexes pour les francophones. Dans le cas de la voix passive, on pourrait facilement isoler des situations de communication qui nécessitent cette forme particulière du verbe et les enseigner comme des tournures de phrases prêtes à l’emploi sans les disséquer en composante lexicale d’une part et grammaticale d’autre part. On éviterait ainsi les exercices du type ««Mets les phrases actives suivantes au passif» qui, en plus d’être rébarbatifs et démotivants, donnent l’impression que le passif est un exercice purement formel plutôt qu’une nécessité communicationnelle. En l’occurrence, le passif est utilisé quand on ne connait pas l’agent ou quand on ne souhaite pas l’identifier. Par exemple: «Er wordt in deze dienst te veel gesurft» (ça surfe trop dans ce service). Le même raisonnement pourrait s’appliquer à d’autres aspects de la grammaire néerlandaise comme les adverbes pronominaux, la place du verbe ou le choix de l’auxiliaire «hebben» ou «zijn» dans les temps composés. À quoi bon détailler mille et une règles et exceptions quand on sait qu’un nombre limité de constructions verbales ou nominales très fréquentes couvrent une majorité des situations auxquelles les élèves doivent faire face? Ceci ne relève pas de la paresse ou du nivellement par le bas, mais du pragmatisme bien compris au service de l’efficacité de notre enseignement des langues. En d’autres termes, il conviendrait de mettre en pratique les acquis de deux branches de la linguistique appliquée, à savoir la linguistique basée sur l’usage et la phraséologie. Lorsque l’on sait l’importance du vécu dans la pratique quotidienne enseignante[6], on devrait peut-être étudier plus finement ce que l’on fait en formation initiale afin de «polariser» le néerlandais positivement, ce qui passe par l’adoption d’un enseignement de la langue comme moyen de communication et vecteur d’intercompréhension, plutôt que comme objet d’étude académique. Plutôt que de donner un cours de langues, formons les enseignant·e·s à donner cours en langue étrangère. Outillons-les pour maitriser et enseigner la grammaire du néerlandais tel qu’il est parlé par celles et ceux qui représentent les interlocuteurs potentiels les plus probables, nos voisins flamands.
Eloy Romero-Muñoz, Haute École Francisco Ferrer et Philippe Anckaert, Haute École Francisco Ferrer - TRADITAL, ULB Les auteurs tiennent à remercier le professeur Jan Walravens (CEMPA - ULB) pour sa relecture attentive et ses commentaires pertinents qui ont permis de rendre cet article meilleur. Les auteurs assument l’entière responsabilité du texte final. Eloy Romero-Muñoz cherche à améliorer l’enseignement des langues pour tous. Il s’y emploie tant au niveau systémique (comme chercheur dans le Consortium 1 du Pacte pour un enseignement d’excellence) que sur le terrain (comme enseignant). Il intervient régulièrement dans les médias sur des questions liées à l’enseignement des langues. Il est également concepteur de manuels scolaires. Philippe Anckaert est chef de travaux à la Haute École Francisco Ferrer (responsable de l’UER Langues) et à l’Université libre de Bruxelles (professeur de traduction et responsable de l’axe traductologie et interprétologie du centre de recherche TRADITAL). Il est impliqué dans les travaux du Pacte pour un enseignement d’excellence depuis le début (président du GT Langues, co-coordonnateur du consortium Langues modernes, expert au sein du GT Référentiels langues modernes).
[1] Il ne s’agirait pas de confondre un référentiel, document officiel et donc à valeur légale, avec un programme, propre à chaque réseau. Les différents référentiels de compétences sont disponibles via le lien www.enseignement.be/ index.php?page=0·navi=190 [2] Notons au passage que ce texte fondateur n’a pas été abrogé dans le cadre du Pacte pour un enseignement d’excellence, ce qui en illustre l’importance conceptuelle pour nos politiques. Le texte du décret «missions» est disponible en ligne via ce lien: www.gallilex.cfwb.be/fr/leg_res_01. php?ncda=21557& [3] www.goestingintaal.com/books.html [4] Les travaux de Laurence Mettewie, Professeure à l’Université de Namur, sont à ce titre tout à fait éloquents. [5] www.pactedexcellence.be/index. php/2017/10/26/repenser-le-cours-et-leurscontenus-de-nouveaux-referentiels-preciscoherents-et-qui-valorisent-les-savoirs/ [6] Il existe une littérature abondante sur les croyances enseignantes et leur impact sur les pratiques pédagogiques. Citons par exemple Anne Vause. Les croyances et connaissances des enseignants à propos de l’acte d’enseigner. Vers un cadre d’analyse. < https://halshs.archivesouvertes.fr/halshs-00561620>