Tous en chœur: le défi musical de la transversalité

Lundi 7 mars 2022

Elisabeth Meur-Poniris, journaliste

Alors que l’on encourage toujours davantage à décloisonner les apprentissages, des enseignant·e·s font preuve de créativité et développent des pratiques où l’éducation musicale donne le ton.

Dans les couloirs de l’école du Centre à Uccle résonnent des voix enfantines: les élèves d’une des classes de maternelles entonnent des comptines traditionnelles - «dans la ferme de Mathurin, i-y’a -i-y’a -o». Sur une affiche apparaissent des photos des membres de l’équipe pédagogique, parmi lesquelles les trois maîtresses de musique dont la présence fait la particularité de l’établissement. Celles-ci ont été personnellement choisies par Dominique Verlinden, directeur depuis maintenant neuf ans et à l’origine du projet de cette école dite «à rayonnement musical». Après avoir intensément collaboré avec différentes associations d’éveil musical ainsi qu’avec des institutions culturelles durant de nombreuses années, le souhait de ne plus dépendre d’appels à projets, souvent ponctuels, contraignants et incertains du point de vue financier, a germé. À défaut de pouvoir financer ces postes par le biais de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Dominique Verlinden a entamé des négociations avec la commune d’Uccle qui a accepté de prendre à sa charge l’équivalent d’un emploi et demi, soit 36 périodes de cours entièrement dédiées à l’éducation musicale. Chant choral, formation musicale, culture et histoire de la musique, manipulations d’instruments, rythmes et danses: les élèves bénéficient non seulement d’activités de sensibilisation artistique mais croisent également ces apprentissages avec les autres disciplines. «Chaque année, nous décidons d’un fil rouge» explique le directeur, «cela permet de donner corps à l’année scolaire et une certaine cohérence aux actions collectives». À titre d’exemple, dans le cadre du thème actuel baptisé «Au fil du temps», les élèves sont amenés à réécrire les paroles d’une chanson en s’appuyant sur ce qu’ils ont appris des Gaulois·e·s lors de leur cours d’histoire.

Côté francophone, c’est une première et probablement une belle vitrine pour cette commune huppée du sud de Bruxelles. Le concept est vendeur et l’intérêt des parents est au rendez-vous. La proximité immédiate de l’académie de musique avec laquelle l’école partage certains locaux renforce son attrait envers un public spécifique, particulièrement doté du point de vue culturel. Résultat: l’indice socio-économique de l’école est passé de 11 à 19 en quelques années. Un effet quelque peu pervers que le directeur explique par la singularité de l’établissement: «Si tous les établissements proposaient des parcours similaires, nous aurions peut-être un public plus diversifié

Une approche transversale de la culture: la promesse du PECA

Offrir à tous les élèves un parcours culturel riche et de qualité, c’est l’ambition du Parcours d’Éducation Culturelle et Artistique inscrit dans le Pacte pour un Enseignement d’Excellence.

En 2017, sous l’impulsion de Joëlle Milquet alors ministre de l’Éducation, de la Culture et de la petite Enfance de la Fédération Wallonie-Bruxelles, une coupole baptisée Alliance Culture-École voit le jour. Ce groupe de travail rassemblant des acteur·trice·s de l’enseignement et du secteur culturel déplore rapidement le fait que l’art et la culture occupent une place particulièrement limitée dans les cursus scolaires en Belgique. Visant à rétablir un équilibre, le Pacte pour un Enseignement d’excellence prévoit donc, dans son premier axe stratégique, un Parcours d’Éducation Culturelle et Artistique, dit «PECA». Ce parcours concernant tous les élèves, du maternel jusqu’à la fin du secondaire, devra se traduire par des cours propres de disciplines artistiques mais également par une approche transversale, créant un dialogue avec toutes les disciplines de la grille horaire. Le PECA se présente comme un changement axiologique ambitieux. L’approche du socle de compétences faisant jusqu’ici office de référence mérite d’être mise en regard avec celle du nouveau référentiel pour l’éducation artistique. Alors que le premier stipulait: «(…) Bref, même si tous les jeunes ne peuvent devenir des artistes, du moins leur sensibilité peut-elle être éveillée pour provoquer quelques plaisirs esthétiques et des compétences peuvent-elles être développées pour qu’ils puissent explorer leurs capacités créatrices», on peut à présent lire que: «Les choix, les goûts, la curiosité de chacun, enseignants comme apprenants, en matière d’expression artistique et d’objets de culture restent néanmoins les meilleurs ambassadeurs pour convoquer le plaisir des élèves et leur permettent un cheminement étonnant à l’intérieur des 3 modes d’expression [expression française et corporelle, expression musicale et expression plastique]».

Transmettre le goût de la culture aux élèves nécessite de la curiosité culturelle, un parcours atypique, une posture d’enseignants-chercheurs, une capacité de lire, de découvrir

Nous passons donc d’une exploration pouvant mener à quelques plaisirs esthétiques à la promesse de cheminements étonnants. La dimension transversale, tout comme le rôle de l’enseignant·e, décrit comme un·e ambassadeur·drice culturel, méritent cependant de s’y pencher davantage. Dominique Verlinden ne craint pas l’arrivée du PECA: «Pour nous, cela ne changera pas grand-chose, nous avons une belle longueur d’avance, notre projet est innovant, structuré, pérenne.» La formation culturelle des enseignant·e·s, quant à elle, soulève plus d’interrogations: «Où trouver des enseignants qui ont encore un bagage culturel de qualité à transmettre à leurs élèves? Je constate un affaiblissement du niveau culturel, notamment des stagiaires qu’on rencontre sur le terrain. Alors comment seront-ils en capacité de transmettre le goût de la culture à leurs élèves? Cela nécessite de la curiosité culturelle, un parcours atypique, une posture d’enseignants-chercheurs, une capacité de lire, de découvrir»... Un·e enseignant·e-licorne sur lequel il serait si difficile de mettre la main?

Le laboratoire des bonnes idées

Jérôme Carette est chargé du cours de physique à De l’Autre Côté de l’École à Auderghem. L’ACE est le premier établissement de l’enseignement secondaire de Bruxelles à poursuivre les principes de la pédagogie Freinet. Au sein de cette école alternative, Jérôme ne fait pas tache et a tout de l’allure du jeune prof cool avec ses cheveux longs, sa chemise à carreaux et ses Converses aux pieds. Après avoir travaillé dans la recherche pendant dix ans, cet ancien ingénieur s’est reconverti dans l’enseignement, sans aucun regret: «Je suis moins bien payé, je dépense plus d’énergie qu’auparavant mais en quatre ans, il n’y a pas un seul matin où je me suis réveillé sans l’envie d’aller bosser». Il est lui-même un musicien amateur qui aime bidouiller. Alors qu’il cherchait le meilleur dispositif pour enregistrer ses solos de batterie, il comprend qu’il pourrait facilement créer un lien entre sa pratique artistique et le programme des matières qui lui est imposé. Si la physique et la musique se marient bien, alors pourquoi ne pas monter un laboratoire musical? Jérôme demande à sa direction d’acheter du matériel: un ordinateur, des micros, un projecteur. «L’avantage, c’est qu’on est une école assez récente, où il y a encore du budget pour équiper les locaux. C’est sûrement inimaginable à d’autres endroits». L’enseignant amène ses propres instruments pour animer son cours et invite ses élèves à en faire de même. À partir de là, une séquence sur l’acoustique à première vue rébarbative prend vie. Quand un élève fait vibrer les cordes de son ukulélé, un micro capte les ondes sonores et les fréquences s’animent sur l’écran. On s’autorise à dépasser le cadre de la discipline: aborder les infrasons et les ultrasons amène à discuter du fait que l’oreille humaine a ses limites et que l’on ne perçoit pas tout. Cela pousse les élèves à se décentrer, à envisager qu’il y a des aspects du monde sensible qui ne sont pas à leur portée. Pour Jérôme, ce décloisonnement permet de gagner l’attention des élèves: «Si je ne devais parler que de ce qui concerne le programme du cours de physique, je perdrais la partie intéressante, c’est-à-dire les liens que l’on peut tisser entre les savoirs».

Allumer le feu

L’investissement personnel de l’enseignant est décisif: Jérôme n’hésite pas à laisser son matériel sur place - un risque qu’un autre pourrait décider de ne pas prendre - et le prête même volontiers à ses élèves. Il raconte qu’après l’avoir observé, l’un d’entre eux lui a emprunté un micro pour s’enregistrer à la maison: de fil en aiguille, il est maintenant décidé à réussir l’examen d’entrée au Conservatoire. En ce qui concerne sa manière de construire ses leçons, Jérôme souligne l’importance de son cheminement professionnel: «Pour le cours de physique, il y a une pénurie d’enseignants et très peu de ceux qui l’enseignent en secondaire sont de vrais physiciens. C’est peut-être un avantage finalement parce que j’ai la sensation que la formation initiale reste très normative». Il revendique une approche plus souple du programme, une marge de liberté que lui offre sa direction et qui est également rendue possible grâce à la confiance que lui témoignent les parents de ses élèves. «On nous demande d’avoir une approche transversale mais le programme ne nous dit pas comment faire. Tout cela doit être amené par l’enseignant lui-même, qui doit construire ses connaissances de son côté et se former seul

Gagner la motivation des élèves, c’est le défi que tente de relever au quotidien la majorité des enseignant·e·s. La transversalité ne tient pas non plus de la recette miracle. Malgré toute la bonne volonté de Jérôme, l’intérêt des élèves n’est pas toujours au rendez-vous: il y a d’une part ceux qui sont très à l’aise avec la théorie scientifique et qui restent à distance du côté «jam improvisée» et ceux qui au contraire apprécient beaucoup le volet musical mais ne transfèrent pas pour autant leur enthousiasme à la partie labo. L’enseignant constate chez certains un blocage quand il s’agit d’expression musicale, ce qui tend à rendre la séquence un petit peu figée. «Certains s’excluent d’eux-mêmes parce qu’ils ont la sensation de jouer moins bien que d’autres, c’est difficile de dépasser cette gêne». Il est certain que l’exercice est trop ponctuel pour que des élèves qui n’ont jamais été confrontés à la musique puissent se sentir pleinement à l’aise. Alors, pour que la musique fasse partie de la vie de l’école, Jérôme et deux de ses collègues - Pascal et Christophe - n’hésitent pas à y mettre du leur: ils montent sur scène chaque année, soutiennent le club de musique du lundi midi et encouragent les élèves à pratiquer, à leur mesure, mais surtout pour le plaisir.

Illustration: Jérôme Carette, chargé du cours de physique à De l’Autre Côté de l’École à Auderghem

Mar 2022

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