Salope, butor et triple buse: plaidoyer pour les oiseaux mal-aimés

Mercredi 22 mai 2019

François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences
Étant grand ami des oiseaux, j’ai remarqué avec tristesse à quel point la langue française regorge d’expressions péjoratives se rapportant aux animaux à plumes… Une petite promenade dans l’étude des noms d’oiseaux devient de fait un panorama des vices humains! Certes, dira-t-on, il y a la colombe symbole de paix et l’aigle majestueux. Mais ces quelques exceptions ne font pas le poids face aux grues, bécasses, petits coqs, triples buses, salopes, dindes, poules mouillées ou de luxe, vieux hiboux et autres serins, saoûls comme des grives.

Malpolis, voleuses, prostituées, délateurs… et salopes

On dit souvent que des injures sont des “noms d’oiseaux”. La liste des mauvais penchants humains décrits par des comparaisons avec des oiseaux est en effet accablante: bavarder (pie, geai), commérer (pie, et aussi oie: ne parle-t-on pas de “cancans”?), dérober (pie encore!), manquer de courage (poule mouillée), crier au scandale (orfraie), refuser de faire face à la réalité (autruche), se vanter (coq, paon), dénoncer (corbeau), oublier (tête de linotte), manquer d’expérience (oie blanche, pigeon), faire preuve de stupidité (triple buse, grue, oie, cervelle de moineau, bécasse, bécassine, serin, dinde, perroquet!). Continuons: un homme malpoli est un butor, un vieux grincheux est un hibou, mais au féminin, on parlera de vieille chouette. Une personne avide fait preuve de rapacité, et si elle profite du malheur des autres, elle est un vautour. Les conseillers du président des États-Unis prônant une politique extérieure agressive sont des faucons. Le ou la maladroite est manchot·e. Une prostituée est une grue ou une poule. Un ivrogne est saoûl comme une grive. Et l’injure sexiste par excellence, salope, est dérivée du nom d’un bel oiseau au chant triste (voir encadré). Quant aux quelques qualités prêtées aux oiseaux dans les expressions courantes, elles sont souvent, à vrai dire, des demi-compliments, voire une critique cachée: une mère poule en fait plutôt trop pour ses enfants, par exemple, et une jolie caille est surtout stupide et souvent prostituée. Il me semble qu’à l’exception notable de l’aigle (majesté) et de la colombe (paix), aucune vertu vraiment active (courage, force, persévérance, prudence, tempérance, justice, fidélité, amitié, et surtout intelligence) ne se retrouve dans les expressions aviennes.

Explications et anthropomorphisme

D’où viennent ces locutions? Souvent, d’une interprétation des comportements réels des oiseaux. Pour la pie, par exemple, c’est très clair: son jacassement est peu mélodieux, et cet oiseau orne son nid de petits objets brillants, ne dédaignant pas les objets précieux à l’occasion, d’où la réputation de voleuse. En cas de pluie, les poules mouillées se tiennent cachées plutôt que de braver les éléments. L’orfraie ne crie presque pas, mais on a confondu ce mot avec l’effraie, un rapace nocturne au cri inquiétant. L’autruche a de bonnes raisons de mettre son bec au ras du sol, et, vue de loin, on a pu croire qu’elle enterrait sa tête. Le coq et le paon se montrent sous leur meilleur jour, comme beaucoup de mâles en quête de femelles, Homo sapiens en premier. La linotte installe parfois son nid dans des endroits peu adéquats où il se fait détruire. La buse a toujours refusé de se laisser dresser par les fauconniers, qui, dépités, ont décidé de la trouver stupide. Le regard de nombreux oiseaux est inexpressif (penser au pigeon ou à la poule), ou du moins, impénétrable, et donne une impression de bêtise. La bécasse, lorsqu’on s’en approche, compte sur son camouflage, plutôt que de s’envoler, et peut se faire piétiner, ce qui semble idiot. Le hibou et la chouette ont un regard fixe et sévère, d’où leur réputation de moralisateurs. Les rapaces (faucons notamment) fondent brutalement sur leur proie pour pouvoir les tuer par surprise. Les vautours, incapables de tuer par eux-mêmes, tournoient pour repérer les cadavres dont ils se nourrissent; ils consomment donc des proies qu’ils n’ont pas tuées eux-mêmes, tout comme l’immense majorité des Occidentaux d’ailleurs. Les prostituées attendent le client contre un mur, faisant le “pied de grue”, une jambe tendue et l’autre pliée, comme la grue qui reste en effet posée sur une patte. Quant à la huppe, la grive et le corbeau, reliés symboliquement et étymologiquement à ce qui se fait de moins glorieux chez les humains, ils constituent des cas particulièrement intéressants. Dans toutes ces explications partant d’un fond de vérité, on voit à l’œuvre un anthropomorphisme inapproprié: on attribue un air sévère à un hibou qui ne l’est pas, on trouve stupide une buse qui refuse de coopérer avec le fauconnier, on trouve couarde une poule qui préfère rester à l’abri; on prête de “mauvaises intentions humaines” à des oiseaux qui ne font que mener leur vie d’oiseau: la pie qui collecte des objets brillants (vol!), la grive qui mange le raisin (alcoolisme!), le faucon qui se jette violemment sur sa proie, car c’est tout simplement sa façon de se nourrir (avidité!). Quant à la linotte qui construit son nid dans des endroits inappropriés: il suffit de se promener à Pompéi ou en zone inondable pour se dire que les humains ont aussi leurs étourderies.

Ambivalence

Notre rapport aux oiseaux est ambigu: on les admire pour leur vol, leur légèreté, la beauté de leur plumage et de leur chant; mais, plus encore que les mammifères, on les maintient dans la catégorie des objets ou des machines, en leur déniant presque totalement intelligence et émotions. “Beaux mais stupides”, un équivalent envers les animaux de l’attitude sexiste envers les femmes: “bonnes mais connes”. Les raisons profondes pour lesquelles on considère les oiseaux (et les animaux en général, mais les mammifères sont un peu mieux lotis) comme des êtres dépourvus de sensibilité et de jugeote est un sujet fascinant. Les religions monothéistes ont sans doute préparé cette vision des choses: avec elles, l’humain se place au-dessus du reste de la “Création” avec mission de la dominer, moyennant quoi l’exploitation des autres êtres vivants (domestiques et sauvages) devient possible sans trop de mauvaise conscience. La vision moderne (humaniste et cartésienne) de l’animal, vu comme une machine dépourvue d’âme, s’inscrit bien sûr dans cette tradition. Et malgré des progrès récents qui dépassent rarement quelques mammifères (chiens et chats surtout), cette conception reste fortement ancrée. Mais les recherches récentes sur l’intelligence des animaux, et des oiseaux en particulier, devrait nous inciter à plus d’humilité. Les perroquets, corneilles, étourneaux, sont capables de performances cognitives étonnantes. Le cerveau des oiseaux, certes petit, abrite une très grande densité en neurones superbement connectés. Quant aux poules et dindes, elles peuvent se montrer aussi affectueuses que des chiens, à condition peut-être de s’entendre sur cet adjectif. Ce fascinant sujet de recherches est en constante progression, et nous fera peut-être un jour abandonner la vision de l’animal-machine. D’ici quelques centaines d’années, dira-t-on “intelligent comme une oie”, “malin comme une bécasse” ou “courageux comme une poule sèche”?

François Chamaraux, Docteur en physique, enseignant en sciences et mathématiques  

Bibliographie :

- F. de Waal, Sommes-nous trop «bêtes» pour comprendre l’intelligence des animaux? Les liens qui libèrent, Paris, 2016

- J. S. Foer, Faut-il manger les animaux? Ed. de l’Olivier, Paris, 2011

- P. Cabard, B. Chauvet, Étymologie des noms d’oiseaux, Belin, Paris, 2003

- S. Lausberg, Toutes des salopes! Injures sexuelles, ce qu’elles disent de nous, ed. du silo, Paris 2017

- Henriette Walter, Minus, lapsus et mordicus: Nous parlons tous latin sans le savoir, Laffont, Paris, 2014


Chère huppe,

Dans les campagnes du centre et du sud de l’Europe, on entend parfois tes notes monotones et tristes: “houp-houp-houp”. Par onomatopée, ce chant a donné ton nom: huppe en français, puput (occitan, catalan), upupa (italien, latin), hoopoe (anglais), etc.. Mais alors, est-ce une coïncidence si tu portes une … huppe? Sûrement pas. Mais le terme huppe (ou houppe) a d’abord désigné ta personne, puis, par extension, l’attribut posé sur ta tête. Autrement dit: ce n’est pas parce que tu as une crête que tu t’appelles huppe, mais c’est parce que tu t’appelles huppe qu’une crête peut s’appeler huppe! Chère huppe, tu fais malheureusement partie des rares oiseaux dont les poussins tapissent le nid de leurs déjections, et tu t’enduis d’une substance fétide qui semble repousser les prédateurs. J’ai envie de dire: c’est ton  problème, pas le mien. Mais, pour un humain qui passe à proximité, ton nid est insupportablement malodorant, et c’est là que les problèmes commencent pour ta réputation. En allemand, on dit “stinken wie ein Wiedehopf” (puer comme une huppe); en français aussi, autrefois, mais l’expression semble désuète. En revanche, l’injure sexiste la plus à la mode dans la langue de Molière te doit son existence: c’est une contraction de sale huppe qui a donné salope! Quel honneur! Ton nom est sans doute le nom d’oiseau le plus prononcé chez les francophones. Bizarrement, il n’y a pas de lien entre ton petit nom occitan (puput) et pute: le mot pute vient plutôt de puer, pourrir, une autre racine liée aussi à une saleté supposée sur laquelle les petits coqs et autres butors focalisent leurs injures. Anecdote amusante: quiconque t’a entendue un matin d’avril confirmera que ton chant est sur le son “ou” (“houp-houp-houp” et non “hup-hup-hup”). On devrait donc plutôt dire houppe et salouppe. Cette simple constatation fait partie des indices permettant d’affirmer que, du temps d’Auguste, le “u” des Romains se prononçait “ou”: comme les onomatopées cuculus (coucou), turtur (tourterelle) et ululare (ululer), ton nom upupa est un précieux témoignage de la prononciation originelle du latin. Par Joupiter!


Cher corbeau,

(Ou plutôt, chers “corvidés noirs”, car vous êtes trois espèces que presque tout le monde confond: la Corneille noire, le Corbeau freux, et le grand Corbeau.) Vous pouvez sans doute postuler en tête de la liste des oiseaux les moins aimés des humains, car vous cumulez trois graves défauts à nos yeux:

1) à part un bec grisâtre chez le freux, vous êtes les seuls oiseaux européens à présenter un plumage entièrement noir. Or nous humains occidentaux n’aimons pas cette couleur, celle de la nuit, de l’ignorance et du deuil;

2) contrairement aux merles par exemple, vous ne chantez pas, et nous trouvons vos cris désagréables;

3) vous mangez de tout, notamment des détritus et des cadavres. Or notre espèce, bien qu’également friande d’animaux morts, ne supporte pas de voir des oiseaux manger les yeux et les tripes d’Homo sapiens que d’autres Homo sapiens viennent d’assassiner avec plus ou moins de decorum.

C’est un peu hypocrite puisque vous n’avez tué personne, mais c’est ainsi: ombres noires croassant autour des décharges, des champs de bataille et des gibets, vous êtes, par excellence, les animaux liés à la mort, et personne ne veut vous voir apparaître dans son jardin. Et ce n’est pas fini: cher corbeau, depuis un siècle, ton nom sert à désigner les délateurs, ceci depuis qu’un journaliste a décrit l’accusée d’une célèbre affaire de lettres anonymes (“l’affaire de Tulle”) comme un oiseau, et que par la suite le cinéaste Clouzot a tiré de cette affaire un film intitulé “Le corbeau”. Pourquoi pas “Le merle” ou “La mésange”, demanderas-tu? On te l’a dit: on te déteste parce que tu es tout noir, omnivore et ne chantes pas!

mai 2019

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146

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