Refaire école pour refaire société

Lundi 9 novembre 2020

Pour Bruno Derbaix, dès que cette 2e vague se calmera et que les écoles rouvriront, il faudra cultiver le débat public dans les classes et faire de l’éducation aux médias une priorité.
Bruno Derbaix

 

Éduquer: Depuis la rentrée de septembre, les écoles ont fait ce qu’elles pouvaient pour accueillir les élèves. Le vendredi 30 octobre, les autorités décident de fermer toutes les écoles durant deux semaines. Vous qui vous rendez régulièrement sur le terrain, trouvez-vous que cette fermeture est nécessaire?

Bruno Derbaix: Oui, il fallait fermer les écoles. Depuis le début de la crise sanitaire, on a essayé d’ouvrir puis de fermer les vannes pour maintenir le système de santé belge dans une situation gérable, un peu comme un plombier le ferait pour maintenir une pression adéquate. Mais il semblerait que les écoles secondaires soient des gros foyers de transmission de la maladie et, outre le facteur épidémiologique, on arrive dans pas mal d’écoles à un point de rupture. Il y a régulièrement jusqu’à 30 à 40% d’élèves absents pour cause Covid ou assimilés, idem chez les enseignants. Du coup, il y a un certain nombre d’écoles qui sont pratiquement inorganisables. Le taux d’absence vu les circonstances est tellement important que la machine «école» ne fonctionne plus.

Éduquer: Au début de la crise sanitaire, les établissements scolaires ont fermé durant le confinement. En juin, certains élèves ont pu retourner à l’école et depuis septembre, tous les élèves du fondamental étaient attendus à l’école. Tous ces changements, aussi indiqués soient-ils, sont stressants, épuisants et source de tensions tant pour les équipes pédagogiques que pour les élèves et leurs familles. Le nombre de cartes blanches d’enseignant·e·s publiées sur les réseaux sociaux et les groupes de presse en attestent. Comment analysez-vous ces tensions?

B.D: On est dans une situation tout à fait inédite de crise sanitaire à laquelle les autorités et toute une multitude de personnalités réagissent sans savoir du tout quels sont les enjeux et sans avoir aucun recul sur les manières pratiques d’être efficace. Pour les écoles, les mesures sont venues d’en-haut et ont constamment changé. Le cabinet de l’Enseignement a eu, en réalité, peu de marge de manœuvre. Il a reçu, comme tout le monde, les injonctions du fédéral et a essayé, quand il le pouvait, d’anticiper les scenarii. Une difficulté venait de la perception de toutes ces règles. Le cabinet et les médias communiquaient successivement les nouvelles règles et les acteurs de terrain les recevaient comme des paramètres dans lesquels ils devaient se projeter. Pour les écoles, ce fonctionnement génère de multiples frustrations: parce que ces règles tiennent peu compte de la réalité des écoles, parce qu’il est décourageant dès lors de s’y projeter pour une durée indéterminée, parce qu’elles changent tout le temps et multiplient le travail déjà difficile, parce que les écoles se sentent comme des marionnettes d’un système ignorant leurs enjeux.

Éduquer: Existe-t-il une solution miracle pour organiser l’école en ces temps de pandémie? Quels leviers seraient efficaces selon vous?

B.D: Premièrement, ce que je vois, c’est qu’il y a un enjeu de communication énorme à solutionner. Tant qu’on sera contraint de faire avec le virus, il va falloir veiller à mieux communiquer avec les écoles et en particulier, faire en sorte qu’elles reçoivent les informations avant les médias, qu’elles soient associées à «l’effort de guerre». On pourrait par exemple mettre en place un canal de communication structuré entre le cabinet et les écoles, utilisé avant la communication avec les médias, cela permettrait aux directions de se sentir directement dans le bateau avec la ministre. En retour, cela permettrait aussi d’analyser davantage les informations qui viennent du terrain. Un tel système n’impliquerait pas les directions dans la prise de décisions, mais les mettrait dans une position de partenaires sensiblement moins frustrante.

Éduquer: La transition vers le numérique se fait petit à petit. La Fédération Wallonie-Bruxelles équipe les élèves en matériel informatique. Malgré tout, la crise sanitaire accentue les inégalités et toutes les écoles ne sont pas prêtes à faire école en distanciel.

B.D: La crise a permis à l’école de se rendre compte qu’elle devait travailler davantage en ligne et aller vers cette transition numérique pour lui permettre de mieux gérer la communication avec les parents, avec les élèves et de pouvoir utiliser un certain nombre d’outils qui sont facilitants. En cela, la période de la crise sanitaire n’aura pas eu que des effets négatifs. À l’inverse, il ne faut pas du tout croire que l’école numérique est la panacée. Les outils numériques ne sont constructifs que lorsqu’ils sont au service d’une école qui fonctionne déjà bien. Si par exemple un enseignant est mis en quarantaine dans une école où un système «Smartschool» est déjà fonctionnel, il peut enseigner de chez lui et donner du travail à ses élèves sans beaucoup d’efforts supplémentaires parce que cela fait partie du mode de fonctionnement de l’école. Si, une fois en quarantaine, cet enseignant doit au contraire seulement commencer à mettre en place un système avec son groupe, la distance constituera un frein important à l’efficacité de ses efforts. Et, si cet enseignant a face à lui des élèves fragiles dont l’accès à Internet est variable et qui n’ont pas d’espace pour travailler à la maison, la tâche de notre prof se révélera souvent titanesque.

Éduquer: À partir du 16 novembre et jusqu’au vacances d’hiver, les élèves de la 3e secondaire à la 7e reprendront les cours à mi-temps en présentiel et le reste, en distanciel. Les conditions d’accueil des élèves en présentiel sont difficiles: port du masque en permanence, distances physiques impossibles à respecter, ventilation des locaux pas toujours possible, classes surpeuplées… Du côté des élèves, comment ces mesures sont perçues et comment ont-ils vécu jusqu’ici l’école «en mode Coronavirus»?

B.D: Ce qui se passe entre les jeunes et les règles est assez particulier. Prenons l’exemple du masque, notre capacité à vivre avec toute une journée est assez variable. Certains s’en accommodent plutôt bien et sont «disponibles» malgré l’inconfort, mais énormément d’élèves et d’adultes ne sont pas capables de «vivre en sous-respiration». Même s’ils en ont l’air, beaucoup d’élèves ne sont en fait pas en condition d’apprentissage parce qu’ils sont en train de «prendre sur eux» derrière leurs masques. Puis il y en a toute une série d’autres qui n’arrêtent pas de tricher en portant le masque en-dessous du nez. Et je ne connais aucune école où les éducateurs, surtout dans ces circonstances-ci, ont la force d’être celui ou celle qui fait la chasse «H24» aux masques bien mis.

En faisant réussir tous les élèves en juin, on se retrouve dans une situation totalement inédite où à la rentrée de septembre, tous les élèves n’ont pas retrouvé de place dans les écoles.

Éduquer: La crise sanitaire révèle et accentue les «maladies de l’école» comme vous les nommez dans vos travaux. La gestion relationnelle aux élèves est une de ces maladies qui est source de tensions selon vous?

B.D: Pour bien fonctionner, il est nécessaire que les établissements parviennent à «faire école». Cela implique que les jeunes y soient sociabilisés, qu’ils puissent y discuter, qu’ils s’y sentent accrochés. Dans la gestion même d’une école, très souvent, on ne prend pas bien en considération la hiérarchie des besoins des jeunes et du coup, la nécessité de gérer certains problèmes prioritairement par rapport aux apprentissages. On part du principe que les élèves sont «prêts à étudier» alors que pour ce faire, ils ont besoin de faire groupe en classe, de se sentir à leur place, de se sentir en sécurité, qu’il y ait un climat de confiance qui soit installé entre eux et par rapport aux adultes… Ils ont besoin de se sentir à leur place dans leur option, dans leur école, autant de paramètres qui font qu’un élève aura son cerveau disponible aux apprentissages. L’école, c’est à la fois un lieu de sociabilité entre jeunes avec les adultes et avec d’autres référents culturels. Pourtant, entre les deux vagues de la pandémie, toutes les mesures qui ont été prises vont à l’encontre de cette capacité à faire école. On a isolé les classes les unes des autres, isolé les années les unes des autres. Alors qu’on est face à un taux de décrochage scolaire forcément historique, au niveau médiatique et politique, la question de l’accrochage est à l’inverse quasi absente. En faisant réussir tous les élèves en juin, on se retrouve dans une situation totalement inédite où à la rentrée de septembre, tous les élèves n’ont pas retrouvé de place dans les écoles. C’est triste à dire mais notre système scolaire n’est pas du tout prêt à ce que trop d’élèves réussissent. Comme il n’y pas eu d’épreuves certificatives en juin des milliers d’élèves de plus que d’habitude ont réussi leur année. Pour le système scolaire, c’est un tsunami. Beaucoup d’écoles techniques et professionnelles ont des sections carrément vides parce que les élèves n’y ont pas été orientés. Les établissements qui organisent du «général» ont des années pleines à craquer. Pour le moment ce problème est secondaire, notamment parce qu’il y a des centaines d’élèves qui ne sont pas retournés à l’école ou qui en sont absents. Mais, au sortir de la crise sanitaire, il y a fort à parier que notre système mette quelques années pour arriver à gérer tous les effets de ce mécanisme. Entretemps, dans beaucoup de classes, les enseignants doivent gérer des groupes trop nombreux d’élèves qui ont, en plus, énormément de différences de niveau.

Éduquer: Le système scolaire belge exclut et continue de reproduire des inégalités. La crise du Covid va aggraver les choses. Que faire?

B.D: Pour moi, lorsque les élèves retourneront massivement dans les écoles et que celles-ci seront suffisamment organisables, la priorité ne sera certainement pas de s’empresser à rattraper le retard sur les programmes. L’école est le premier intermédiaire entre l’État et le jeune et leur relation s’est étiolée avec le confinement. Comme on assiste à un décrochage massif des jeunes par rapport à l’école, c’est donc la relation générale de ces jeunes à la société qui est en jeu. C’est pour cette raison que, une fois les vagues passées, il s’agira prioritairement de parvenir à discuter avec les élèves, de les réaccrocher à l’école en les impliquant, de mieux y gérer les problèmes relationnels. C’est le chantier principal sur lequel je travaille, celui permettant de construire des écoles activement citoyennes[1] . Ce travail est déjà important. Il le sera encore plus à l’avenir parce qu’il va falloir refaire école pour refaire société. Il sera aussi plus crucial dans les écoles au public fragilisé, et ce pour une raison toute simple: la gestion de la crise a accentué toutes les inégalités. Dans les années à venir, il y a donc fort à parier que notre système scolaire peine encore plus à être efficace avec les jeunes défavorisés. Lorsqu’on sait que, à l’heure actuelle, la Belgique fait déjà partie des pires élèves européens en la matière, il y a plus qu’une inquiétude à avoir.

Éduquer: Comment «faire école» dans les mois qui viennent? Comment imaginer l’après-crise Covid au sein des écoles?

B.D: Après des situations de crise, il est toujours important de davantage travailler les questions de sens. À l’école cela suppose de prendre le temps de discuter avec les jeunes de ce qu’ils ont vécu et de ce qu’ils ont sur le cœur. De cette façon les discussions vont ouvrir sur toute une série de thèmes habituels tels que la vie en confinement, les inégalités, la relation aux règles, les identités, l’actualité internationale… Parmi ces thèmes, je trouve qu’il y a une place particulière à donner à la relation aux médias. Ces vingt dernières années, cette question est devenue centrale à une vitesse impressionnante, au point que les écoles n’ont pas du tout eu le temps de s’adapter. Non seulement elles ont trop peu d’outils et de connaissances techniques pour travailler avec les élèves à ce niveau, mais en plus elles n’ont pas les outils critiques et de réflexion pour les aider à décoder ce qu’ils vivent. Le monde virtuel représente aujourd’hui une partie importante de l’espace de vie des jeunes. Au niveau du travail de l’école, il est aussi devenu un concurrent redoutable en tant que source de connaissance. Avec le confinement, il va de soi que les choses ne se sont pas arrangées: la proportion des sources d’informations virtuelles a explosé par rapport à l’offre de l’école. D’une certaine manière, chaque vague de confinement accroît encore la nécessité d’apprendre aux jeunes à chercher, à être critique, à comparer et à compiler les informations qu’ils trouvent sur Internet. En même temps, on l’oublie souvent mais les médias sont un enjeu démocratique fondamental. Si on ne cultive pas notre «agora», le débat public mène à de mauvaises questions et de mauvaises décisions. Et, comme aujourd’hui la première source d’information est constituée par les réseaux sociaux, d’une certaine manière nous sommes tous devenus potentiellement des journalistes qui publient et influencent. C’est une raison essentielle pour prendre au sérieux l’enjeu qu’il y a à éduquer les jeunes aux outils du journalisme et de la pensée critique. Cette mission est au moins aussi essentielle que de leur apprendre à s’engager et être de bons représentants, par exemple.

Éduquer: Au lendemain de la crise sanitaire, l’école devra selon vous, refaire ses preuves et convaincre les jeunes, les parents et les enseignant·e·s, pour refaire sens?

B.D: Pour le moment, nous sommes assez résilients. Nous traversons cette crise en étant plutôt solidaires. Mais quand le virus disparaîtra, ou plutôt au fur et à mesure que l’on sortira de la gestion stricte de la crise, les traumatismes, eux, seront encore là. À ce moment-là, il faudra en gérer les effets les uns après les autres. Les écoles devront travailler avec des élèves qui auront été baignés dans des mois de culture de la peur, qui auront passé encore plus de temps devant leurs écrans, qui remettront davantage en question le sens de l’école, qu’il faudra réaccrocher à la vie scolaire parce qu’ils n’en auront plus vraiment l’habitude, qui auront probablement trop soif de se voir et de profiter les uns des autres, qui auront certainement moins soif de se mettre au travail… Il s’agira pour l’institution «école» de reconquérir sa place parce que ses parts de marché ont franchement diminué. On ne reconquiert pas une place en se disant: «On va y aller en douceur, on veut une rentrée sans vague», comme le scandaient les ministres belges et français pour la rentrée de septembre. Non, il faudra se rendre capables de prendre les jeunes là où ils sont, de les aider à décoder ce qu’ils ont vécu et surtout de les aider à rebondir pour en faire une étape constructive de leur chemin. Parmi ces jeunes, ceux qui auront passé les mois de confinement dans des situations difficiles seront en plus imprégnés de ce sentiment d’injustice et de la colère qui l’accompagne. On le sait, le confinement exacerbe toutes les inégalités. Il en ressort (à juste titre d’ailleurs) une colère de l’institution qui, en matière d’accrochage scolaire, sera bien sûr loin d’être favorable. Enfin, et d’une certaine manière comme d’habitude, ces sentiments d’injustice et de frustration nourriront les frustrations identitaires, qu’elles soient culturelles ou religieuses. Ce phénomène est d’ailleurs déjà en partie visible. On l’a vu avec le mouvement «Black Lives Matter», première raison suffisante pour, au printemps, faire braver les interdits sanitaires. On le voit aujourd’hui avec l’affaire Samuel Paty qui réveille les frustrations liées à la relation de l’islam à l’Occident. Comme le reste, les questions identitaires ont vécu une période de confinement. Mais en sortant, il se pourrait bien qu’elles soient exacerbées et que, en explosant, elles nous rappellent à quel point notre société a besoin de mieux les gérer. Il se pourrait bien qu’elles nous rappellent que, à l’école comme ailleurs, il est aujourd’hui nécessaire de s’ouvrir sur les multiples identités de notre société tout autant que de réapprendre à se parler et à agir ensemble, de réapprendre au final à vivre en communauté.

Maud Baccichet, secteur communication

Illustration: Abdel de Bruxelles [1] 1. https://ecolecitoyenne.org


Bruno Derbaix, «Pour une école citoyenne, vivre l’école pleinement»

Bruno Derbaix, «Pour une école citoyenne, vivre l’école pleinement»

Apprendre aux élèves à utiliser les médias de manière critique, apprendre à discuter des sujets qui fâchent de manière constructive, ré-accrocher les élèves à l’école et aux apprentissages, travailler la relation aux règles, faire de l’école un lieu où les identités sont reconnues et en relation les unes avec les autres, travailler à réduire les inégalités par rapport à l’école… autant de sujets qui sont déjà importants en temps de crise, et qui seront incontournables dans les écoles lorsque l’on sortira de cette seconde vague. C’est en tous cas l’avis de Bruno Derbaix, sociologue, philosophe et auteur du livre «Pour une école citoyenne, vivre l’école pleinement» paru en avril 2018.  

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