Quel point commun entre des personnes qui se rencontrent pour former un groupe, des pièces mécaniques assemblées en un avion, et les réactions chimiques du vivant? Il s’agit dans tous le cas d’éléments simples formant une structure complexe, et les deux premiers exemples nous aideront à comprendre les origines de la vie.
Rencontres probables et improbables
Vous vous promenez en ville, vous arrivez sur une place dans votre quartier. D’en face, vient une amie, vous la saluez en passant. Rien de plus classique; cela arrive à presque tout le monde, plusieurs fois par semaine peut-être.
Deuxième fait: vous arrivez sur cette place, et voilà que vous rencontrez deux personnes amies qui se connaissent entre elles, mais ne sont pas arrivées de deux directions différentes. Donc, trois personnes qui se connaissent convergent au même point au même moment, sans concertation préalable. Cela vous est-il déjà arrivé? Rarement, sans doute. Personnellement, moins d’une fois par an.
Troisième événement: quatre personnes qui se connaissent entre elles convergent au même point au même moment, toujours sans concertation bien sûr. Quelle incroyable coïncidence! Un tel phénomène ne survient presque jamais dans une vie.
Enfin, imaginons l’événement suivant: cent personnes se connaissant entre elles, par exemple des choristes, se rencontrent toutes ensemble quelque part, place du Miroir à Jette en chantant un air polyphonique. Incroyable, n’est-ce pas? Vous pensez: «Si on fait le calcul, on s’aperçoit que c’est totalement impossible par hasard. La cheffe de chœur a dû tout organiser».
Une tornade qui crée un Boeing 747
Donc, un grand nombre d’éléments qui font émerger une structure complexe, cela ne peut se faire au hasard! Cette conclusion, transposons-la à la chimie du vivant, et nous obtenons cette phrase de bon sens: «La formation de la première cellule vivante à partir de ses constituants ne peut être due au hasard».
En effet, la plus petite bactérie contient un nombre immense de molécules (des milliers de milliards: eau, sels, protéines, lipides, etc.) fonctionnant dans un réseau incroyablement complexe d’échanges et de contrôles, que la science commence à peine à seulement décrire. Comment autant de constituants ont-ils pu un beau jour se retrouver pour former un être vivant capable de s’alimenter, se reproduire? Il s’agit là d’un miracle[1] encore bien plus improbable que notre chorale spontanée sur une place, qui ne demandait que cent protagonistes! Comme l’a exprimé le cosmologiste britannique F. Hoyle, la probabilité qu’une cellule apparaisse à partir de ses constituants séparés est comparable à celle qu’une «tornade balayant une décharge publique assemble un Boeing 747»[2].
L’étonnement de Crick
Dans le livre Dieu, la Science, les Preuves[3], un ouvrage récent se présentant comme sérieux et scientifique, «aboutissement d’un travail de recherche de plus de 3 ans, mené avec l’aide de 20 spécialistes»[4], les auteurs présentent différents arguments prouvant selon eux l’existence d’une intelligence supérieure transcendante, qu’ils nomment «dieu créateur». Pour éclairer cette «question qui se pose dans des termes complètement nouveaux[5]», les auteurs n’examinent malheureusement pas d’article scientifique[6], mais revisitent de façon originale l’histoire des sciences à la lumière de leur conviction. Au chapitre consacré à la vie, les auteurs présentent différentes variations sur le thème «tornade et Boeing» (parfois, c’est un Airbus!), sous la forme de phrases de scientifiques et philosophes. Dans cette longue série de citations, on trouve pêle-mêle celles de personnes intelligentes mais non compétentes - philosophes, paléontologues, médecins -, des aveux d’ignorance certes, mais sans référence à un dieu créateur (les auteurs citent Morowitz, un farouche anti-créationniste, qui se retournerait dans sa tombe!), des raisonnements tronqués, sortis de leur contexte. Restent, une fois ce tri effectué, certaines phrases de biologistes évoquant un «dessein intelligent» ou «un miracle». Crick[7] dit par exemple son émerveillement en ces termes: «Un honnête homme armé de tout le savoir à notre portée aujourd’hui se devrait d’affirmer que l’origine de la vie paraît actuellement tenir du miracle, tant il y a de conditions à réunir pour la mettre en œuvre[8] ».
Et les auteurs de conclure : les atomes formant la première cellule n’ont pas suivi les lois de la physique ordinaire. L’émergence de la vie représente donc, au sens littéral du terme, un miracle. Par conséquent, il existe une «Grande Cheffe de Chœur Cosmique», que les auteurs nomment (au masculin) «dieu créateur».
Une autre vision de la vie
Il est dommage que les auteurs du précédent livre, au lieu d’opinions de scientifiques, n’aient pas cité des travaux scientifiques. Et dommage aussi que ces opinions soient souvent datées (Crick, par exemple, parle en 1981 et n’exclut nullement que la science du futur parviendra à élucider le mystère). En s’intéressant aux travaux les plus récents, ils nous auraient livré une toute autre vision des choses.
Dans le superbe livre The Origin and Nature of Life on Earth[9], par exemple, deux scientifiques spécialisés dans ce domaine présentent l’état des connaissances scientifiques sur l’apparition de la vie au voisinage des «évents hydrothermaux», ces étonnantes sources chaudes découvertes au fond des océans dans les années 70. Convoquant de nombreuses disciplines (géochimie, bio-chimie, microbiologie, etc.), cet ouvrage synthétisant plus de 900 articles scientifiques propose une vision de l’apparition de la vie totalement à l’opposé de celle des tenants du «dessein intelligent» ou du «miracle». Pour la science actuelle, la vie a émergé suite à des événements physiquement probables, de façon déterministe. La première cellule vivante n’apparut pas tout à coup «clés en main», mais pas à pas, par intégration successives de plusieurs sous-unités intermédiaires après des millions d’années d’évolution. La vie suit les lois de la physique, et n’a pas besoin de miracle ni de «Grand Horloger» pour exister.
Une chorale en vacances
Pour comprendre cette nouvelle vision de la vie, reprenons l’analogie de la chorale: comment cent artistes peuvent-elles se retrouver sur une place et improviser un spectacle ensemble? Quel autre scénario que: «La Grande Cheffe a tout organisé»?
Au moins un, et le voici. Les choristes, initialement solitaires, se promènent au hasard en ville avec beaucoup de temps libre, de l’argent en poche pour manger et dormir. Elles peuvent chanter autant qu’elles veulent, et se joindre à d’autres choristes en cas de rencontre. A force d’errance, des rencontres simples ont lieu. Mais, au lieu de passer leur chemin, les deux personnes qui se sont rencontrées continuent ensemble. Sur une des paires ainsi formées se greffera encore une autre artiste, ou une autre paire, et ainsi de suite. Donc vont se constituer, uniquement par des rencontres simples impliquant deux entités, de petits groupes de quatre, cinq, dix personnes. Ces groupes chantent dans la rue, améliorent leur technique vocale, peut-être excluent-ils les personnes préférant ne pas s’associer ou n’ayant pas de talent suffisant (nos choristes sont un peu élitistes, c’est ainsi), peut-être adoptent-ils de nouvelles recrues prometteuses; ces groupes évoluent au gré des rencontres. Y a-t-il un projet? Non, aucun but précis. L’important est d’improviser, d’évoluer, de se grouper. Aucun souci du lendemain: l’argent de poche permet de se payer le gîte et le couvert.
Au bout de plusieurs jours, ou mois, ou années, peu importe, a lieu cet événement: un jour a lieu la dernière rencontre. Par exemple, un groupe de quarante et un autre de soixante se retrouvent et improvisent un chant sur une place quelque part à Evere, Anderlecht ou Jette. Une personne assistant à cet instant magique pourrait avoir l’impression d’un événement organisé, mais ce n’est pas le cas! En effet, ces cent personnes se sont bel et bien retrouvées par la seule action du hasard et d’affinités, sans plan, mais à l’issue d’un long processus évolutif et non d’un événement simultané.
L’analogie s’apparente à un conte de fées, mais ressemble au scénario tel que le propose la science. Les choristes errant à Bruxelles jouent le rôle des composants élémentaires (molécules ou atomes) du vivant, dissous dans l’océan et soumis aux lois de la physique, qui autorisent certaines liaisons entre molécules dans certaines conditions. La structure complexe finale (le chant polyphonique émergeant du groupe final) représente la première cellule vivante.
Voyons en détail les correspondances révélées par notre analogie.
La chimie improvise, la vie apparaît
- Dans le scénario de la chorale, on assiste à des dizaines de rencontres simples (entre deux entités) résultant d’affinités musicales et amicales. Or cinquante rencontres simples sont un scénario beaucoup plus convaincant (car beaucoup plus probable) qu’une unique rencontre à cent personnes[10]. De même, en chimie, les réactions simples ont lieu entre deux entités, par les lois de la physique. Une succession de millions de réactions simples reste parfaitement plausible, si on a le temps, alors que la rencontre instantanée de mille milliards de molécules ne peut s’envisager, même avec des milliards d’années devant soi.
- Des sous-groupes viables et robustes se forment, et perdurent longtemps avant de s’incorporer dans le groupe final. De même, des structures pré-biotiques robustes ont existé (comme certaines réactions chimiques auto-entretenues, ancêtres du métabolisme du vivant, ou des premiers assemblages d’acides aminés), et ont perduré longtemps avant d’être incorporées dans une cellule.
- Les sous-groupes évoluent (amélioration du répertoire, exclusion des musiciens sans talent ou sans motivation, recrutement de nouvelles personnes intéressées dans la rue) indépendamment les uns des autres. De même, avant la première cellule, des mécanismes d’évolution chimique ont eu lieu: les lois de la physique ont privilégié les structures et les réactions chimiques les plus efficaces en termes d’énergie, de rendement.
- Nos choristes commencent déjà à produire de la musique intéressante dès les premières rencontres; les structures complexes n’émergent pas soudainement seulement lorsque les cent personnes sont réunies. De même, les mécanismes pré-biotiques présentaient une complexité notable, qui les placent «à mi-chemin» entre le non-vivant et le vivant. Il n’y a pas de frontière parfaitement nette entre l’a-biotique et la vie[11].
- Les musiciennes improvisent sans but. Géographiquement, elles errent au hasard dans la rue, selon leur humeur du moment, les rencontres; artistiquement, elles inventent sans base préalable, obéissant juste à quelques notions élémentaires de musique. De même, les molécules et les structures moléculaires errent dans l’eau selon les courants, les variations de pression, etc. Chimiquement, elles ne suivent aucun plan préétabli, mais obéissent aux lois de la physique. La chorale apparaît suite à des rencontres aléatoires et des mécanismes d’évolution des sous-groupes; la vie apparaît suite à des rencontres aléatoires et des mécanismes d’évolution des structures pré-biotiques.
- Les sous-groupes ont de l’argent, qui leur permet de perdurer et évoluer. De même, les structures pré-biotiques ont bénéficié d’apports d’énergie disponibles autour des évents hydrothermaux[12], qui leur ont permis de perdurer et d’évoluer.
- Enfin, les artistes disposent de temps pour se rencontrer: des années avant de former un groupe complet, en passant par des étapes de sous-groupes déjà actifs musicalement. La vie a également disposé de temps: des dizaines de millions d’années d’«improvisation chimique» avant de former une cellule, en passant par des milliers d’étapes de structures complexes.
Les dangers de l’analogie
Toutes ces clés de compréhension manquent dans l’analogie du Boeing, basée sur la biologie des années 60. Cette tornade passant rapidement sur la ferraille ne laisse pas imaginer un phénomène progressif. Elle ne laisse pas la possibilité d’attraction physique entre différents débris, alors que l’attraction entre molécules est la base de la chimie. Elle ne permet pas d’imaginer que les sous-unités de l’avion (aileron, hublot) évoluent petit à petit l’une indépendamment de l’autre, tout simplement car cela n’a pas de sens d’imaginer un hublot qui se modifie tout seul dans une tornade. Elle laisse sous-entendre que la tornade doit suivre un plan, puisqu’elle fabrique un objet déjà bien connu et dessiné par l’entreprise Boeing. Comparer la vie à un avion induit donc automatiquement l’idée d’un créateur, puisque l’avion a été créé par les humains.
Stérile et fallacieuse, l’analogie du Boeing bloque la pensée sur un mécanisme de croissance de complexité complètement improbable. Elle empêche d’imaginer la croissance progressive, modulaire, évolutive, qui a eu lieu durant des millions d’années en certains lieux des fonds marins. Un mode de croissance qui n’a rien à voir avec le travail d’ingénieurs en aéronautique. En somme, si l’analogie de l’avion manque les spécificités de l’apparition de la vie, c’est parce qu’un avion… n’est pas vivant!
Bien sûr, l’analogie des choristes présente également des défauts: par exemple, les personnes intelligentes qu’elle met en scène jouent le rôle de molécules inertes. Mais il faut imaginer des artistes «en vacances», sans obligation, avançant au hasard et déterminés seulement par leurs affinités amicales et musicales. De plus, la complexité de la vie est bien supérieure à la complexité d’un chant…
Plus vivante qu’un avion!
C’est ainsi que, en préférant l’analogie de la chorale plutôt que celle de la tornade dans la ferraille, on peut entrevoir comment la science actuelle voit l’apparition de la première cellule. La vie se révèle plus robuste, évolutive, modulaire, improvisatrice, bref… plus vivante qu’un avion!
Même si on ne connaîtra sans doute jamais dans les détails toute l’histoire ayant mené de molécules dissoutes dans la mer à une petite archée, puis un peu plus tard un singe nu appelé Homo sapiens, on possède de nos jours de nombreux indices[13] pour conclure que ce phénomène ne relève pas d’un miracle au sens de «fait violant les lois de la nature». Au contraire, la vie serait quelque chose d’ordinaire, qu’on trouvera peut-être bientôt ailleurs que sur Terre.
On pourra trouver qu’une telle démarche supprime la poésie de la vie, ou remette en cause son caractère sacré. Il s’agit là d’une critique fréquente, non seulement en ce qui concerne la vie, mais aussi le monde en général: «la science désenchante le monde». Chacun peut avoir son avis là-dessus. A titre personnel, je trouve infiniment plus amusant (et poétique) de comprendre comment une structure aussi complexe que la vie, un flocon de neige, un coucher de soleil, peut apparaître à partir d’atomes et de quelques lois générales, plutôt qu’en invoquant une livraison «clés en mains» par un hypothétique Grand Horloger, dont personne ne sait qui l’a fabriqué. Quant au caractère sacré ou non de la vie, il s’agit d’une question éthique sur laquelle la science n’a pas à se prononcer.
[1] Au sens premier: événements violant les lois de la nature, où l’on croit reconnaître une intervention divine. [2] Hoyle, Fred, Nature, 294 (1981), p.10. On peut estimer cette probabilité à «1 chance sur 1 suivi de 40 000 zéros», un nombre ridicule qui interdit en effet de considérer la vie comme possible. Voir aussi https://en.wikipedia.org/wiki/ Junkyard_tornado [3] M-Y. Bolloré, O Bonnassies, Dieu, la Science, les Preuves, Guy Trédaniel, Paris, 2021 [4] op cit, p 15 [5] op cit, p 15 [6] C’est-à-dire des articles dans des revues scientifiques à comité de lecture, seules sources garantissant une démarche scientifique correcte [7] Un des co-découvreurs de la structure de l’ADN, Prix Nobel de Biologie 1962. [8] J. Crick, Life Itself: Its Origin and Nature, New York, Simon and Schuster, 1981, p 88. [9] E. Smith, H J Morowitz, The Origin and Nature of Life, Cambridge U. Press, 2016. [10] Encore un amusant exercice de probabilité. [11] Par exemple, les virus ne sont pas toujours considérés comme «vivants». [12] De l’énergie chimique résultant du rapprochement de certaines molécules, exactement comme dans une batterie. [13] Qui font l’objet de recherches nombreuses, de milliers de publications, et des 600 pages de The Origin and Nature of Life.