Sexisme et harcèlement dans l’enseignement supérieur: il faut des actions!
Mercredi 4 mai 2022
Un basculement s’est opéré, impossible à ignorer: les voix qui dénonçaient le sexisme et le harcèlement vécus dans l’enseignement supérieur ont trouvé écho dans la presse, les témoignages se sont accumulés sur les réseaux sociaux, les JT en ont fait des sujets, les podcasts initiés par les étudiant·es circulent de plus en plus. Les établissements, dont la réputation est si précieuse qu’elle justifiait parfois l’opacité́, tiennent désormais un positionnement clair et net sur le sujet des violences de genre.
En juin 2019, la presse belge relayait les mécontentements d’étudiant·es universitaires, à propos de pratiques perçues comme «répandues» au sein de leurs institutions d’enseignement. Ielles recensaient un spectre de comportements abusifs allant de l’intimidation, du sexisme, du racisme, du harcèlement moral et sexuel, du cyberharcèlement à des violences physiques et sexuelles. La Fédération des Étudiants Francophones publiait en juillet un rapport affirmant que l’ensemble des institutions était concerné par ces pratiques de harcèlement. Elle y constatait les lacunes de leur prise en charge, notamment dans le cas des professeur·es abusif·ves, échappant globalement aux contrôles et aux sanctions.
Par voie de presse à nouveau, des problèmes de sexisme et d’abus étaient signalés au sein de plusieurs écoles supérieures artistiques dans le courant de l’année 2020. Décrits comme les conséquences d’une «culture propice aux abus», ces faits étaient, d’après les témoignages, minimisés en vue de protéger la réputation des établissements. Mais les langues n’arrêteront pas de se délier, ainsi la variété des situations d’abus rencontrées par les étudiant·es ne finit pas de s’étayer. En mars 2021, les hashtags #balancetonfolklore ou #folklorecomplice mettent en lumière les violences spécifiques perpétrées entre étudiant·es sur les campus. Ce mouvement dénonce la culture du viol qui sévit au sein des communautés folkloriques estudiantines : les faits de harcèlement moral ou sexuel, de même que les agressions, y sont banalisées et minimisées, suivant une dynamique bien connue de silenciation et de protection entre pairs. En 2022, deux tribunes issues du monde académique reviennent sur des faits de harcèlement et de sexisme concernant les étudiant·es et les membres du personnel à l’université.
Dispositifs trop peu nombreux, et peu coordonnés
Actuellement, très peu de chiffres et d’études sont disponibles en Belgique sur ce sujet. Les témoignages par voie de presse, les rapports indépendants issus du milieu étudiant ou associatif, ou encore la mobilisation sur les réseaux sociaux se substituent au manque de données et formulent déjà les analyses dont nous manquons. En l’absence de données claires sur le sujet, les études produites à l’étranger peuvent servir de supports de réflexion. C’est le cas par exemple d’études sociologiques menées en France, en Australie ou aux États-Unis par des collectifs d’étudiant·es qui soulignent la façon dont les discriminations sociales constituent un terreau favorable aux faits de harcèlement, qu’elles accentuent. Il apparait que les faits de harcèlement touchent non seulement les femmes hétérosexuelles mais également les personnes issues de minorités ethniques, culturelles ou religieuses, les personnes LGBTQIA+, ou les personnes en situation de handicap. En juillet 2021, une proposition de résolution très complète émanant de différents député·es[1] se positionne en faveur d’une réponse politique: «la Fédération Wallonie-Bruxelles a [...] un rôle essentiel à jouer dans la mise en place des mesures indispensables à la dissolution des fondements d’un état d’esprit favorisant les abus». Elle appelle à «la généralisation d’une politique permanente de sensibilisation et de formation des équipes pédagogiques et des étudiants», et insiste sur la nécessaire mise en réseau des dispositifs existants ou à créer au sein des établissements. Parmi les dispositifs existant déjà en Belgique, on note la création en 2013 par la FWB d’un réseau de «personnes contact genre», dont la mission depuis 2015- 2016 vise à un travail coordonné de sensibilisation et d’information. On note encore l’émergence d’initiatives de sensibilisation, de cellules d’écoute et/ou de réflexion, au sein de plusieurs établissements d’enseignement supérieur (Together à l’UCL, cash-e à l’ULB ou la campagne #RESPECT à l’ULg, par exemple). La proposition de résolution regrette cependant le caractère «disparate» de ces initiatives et le manque de coordination qui subsiste entre les établissements: «aucune harmonisation des pratiques au sein de l’enseignement supérieur francophone n’a ainsi été institutionnalisée», y lit-on.
L’enseignement supérieur est spécifiquement concerné par ces questions dans la mesure, par exemple, où il se trouve à la jointure directe avec le monde professionnel. Les professeur·es sont parfois les futur·es employeur·euses des étudiant·es, ou font partie des réseaux dans lesquelles ielles envisagent de faire carrière
Interroger les mécanismes
Cette mention d’un «état d’esprit» propice aux faits de harcèlement contenu dans la résolution est particulièrement intéressante. Elle se reformule dans l’appel qui y est fait de «mettre fin à une certaine culture qui favorise les comportements déplacés et irrespectueux». De quelle «culture», de quel «état d’esprit» parle-t-on? C’est précisément à cet endroit qu’il conviendrait de s’attarder; c’est néanmoins l’aspect le plus difficile et le plus inconfortable à questionner du point de vue institutionnel et plus globalement social. Il encourage à se pencher sur des rouages institués depuis «toujours», profitables aux personnes en position de pouvoir. Il renvoie par exemple en profondeur à l’observation critique de la relation pédagogique qui lie les étudiant·es à leurs professeur·es ou à leurs maîtres de stage, et aux déséquilibres qu’elle peut engendrer. Il adresse ce questionnement sur nos structures hiérarchiques au sens large, et la façon dont elles sont à même de créer des systèmes de dépendance, d’oppression et d’abus de pouvoir. L’enseignement supérieur est spécifiquement concerné par ces questions dans la mesure, par exemple, où il se trouve à la jointure directe avec le monde professionnel. Les professeur·es sont parfois les futur·es employeur·euses des étudiant·es, ou font partie des réseaux dans lesquelles ielles envisagent de faire carrière.
Comme l’expliquent Sara, ancienne étudiante à l’IHECS, et Juliette Sanchez-Lambert, consultante et formatrice en prévention des violences sexuelles, l’esprit de compétition et la position d’ascendance hiérarchique sont deux éléments-clés pour comprendre le fonctionnement du harcèlement dans l’enseignement supérieur. Leur articulation produit un système de dépendance rendant les étudiant·es plus vulnérables aux comportements abusifs. Sara explique: «quand tu es étudiant·e, tu es dans une posture où tu veux bien faire, apprendre et être légitimé·e. S’ajoute à cela une compétition, et cet état d’esprit est entretenu [...], puisqu’au début de l’année, on peut te dire: ‘regardez vos deux voisins, à la fin de l’année, il n’en restera qu’un’. Tu te dis qu’il va falloir bosser fort et te faire remarquer pour faire partie de celleux qui réussissent. Dans cet état d’esprit, dans mon interprétation à moi, des relations ambigües vont se créer, par exemple entre profs d’ateliers et étudiantes. Eux profitent de cette posture, où ils sont en mesure de valider ou pas, pour obtenir des choses qui ne devraient pas avoir lieu».
Le grooming
Cette façon, chez certain·es professeur·es, de profiter de la sensibilité des étudiant·es à la validation dans un contexte hyper-compétitif s’apparente d’après Sara à une forme de manipulation appelée «grooming»: «quand on parle de ‘grooming’, pour moi, c’est cela à 100%. Certains profs vont cibler des étudiantes qu’ils perçoivent très motivées, et les flatter. L’étudiante se sent alors hyper privilégiée, contente et valorisée. Mais derrière cela, il y a parfois des attentes, sexuelles ou autres. Cela ne devrait pas être aux étudiantes d’être outillées par rapport à cela, mais être une responsabilité prise par le corps enseignant pour dire: il y a un rapport de pouvoir qui est d’office déséquilibré et en faveur des profs, donc ils ne devraient pas pouvoir se retrouver dans certaines situations où des ambigüités naissent. Cela me fait penser au livre de Vanessa Springora, ‘Le Consentement’: sur le moment tu te sens très flattée, tu as l’impression d’être exceptionnelle et vue comme sortant du lot par quelqu’un qui est hyper légitime à sa place, ce que tu perçois comme une chance, mais avec le recul, ou en allant plus loin dans la relation, tu te rends compte qu’il y a quelque chose de très malsain». Sara analyse de la sorte une situation qu’elle a directement vécue: «une relation un peu ambigüe s’est créée entre moi et un prof d’atelier. Cela a dérapé au moment du bal de l’IHECS, juste avant les vacances de Pâques. J’étais en deuxième. Après le bal, je me suis retrouvée chez lui. Alors que j’estimais qu’il s’agissait de quelque chose de spontané, parce qu’on s’entendait bien, j’ai réalisé avec le recul qu’il s’agissait d’un ‘calcul’, quand on m’a dit qu’il ne sortait qu’avec des étudiantes. Tu te rends compte que tu n’es pas unique, tu n’es pas la seule et au fond tu n’as rien à voir là-dedans: à part le fait d’être étudiante, ça aurait pu être une autre. J’avais peur de passer pour une aigrie et je n’en ai parlé à personne. C’est une manière de silencier les filles: elles sont tellement gênées de se rendre compte qu’elles se sont fait avoir d’une certaine manière qu’elles ne disent rien. Et c’est renforcé par cet esprit compétitif où tu te dis: ‘ il y en a peu qui vont avoir des jobs intéressants dans ce secteur, donc je vais pas me griller’». Sara s’interroge sur l’adéquation de la présence des profs dans les lieux fréquentés entre étudiant·es: «que font-ils par exemple dans des soirées alcoolisées où les élèves vont avoir envie d’être en relation avec eux?». Elle poursuit: «on considère que les étudiant·es sont des adultes, parce qu’ils et elles sont majeur·es. Il s’agirait donc de relations entre adultes, et ce serait ok. Cela peut être le cas, mais c’est aussi mettre de côté complètement l’aspect du déséquilibre de pouvoir. On n’a pas le même rôle, le même pouvoir, et ce ne sont pas les mêmes enjeux pour les un·es et les autres».
Le tabou des rapports de pouvoir profs/ étudiant·es
Juliette Sanchez-Lambert a travaillé en collaboration avec plusieurs universités belges. D’après elle, «si on peut aborder la question des violences entre étudiant·es, la question de la violence des professeur·es sur les étudiant·es est difficile à aborder avec les établissements (…). Le rapport de pouvoir des profs vis-à-vis des élèves n’est pas questionné. C’est d’ailleurs très pratique, d’un point de vue un peu cynique, de dire: ‘c’est un problème entre étudiant·es, il faut laisser les étudiant·es travailler là-dessus’. Alors que ce n’est pas vrai». Comme Sara, elle analyse: «quand il y a une forte hiérarchie, dans les universités, dans les facultés, cela crée de la dépendance et la volonté de faire bonne figure. Quand, pour progresser dans ta carrière, tu as besoin de faire bonne figure auprès de personnes qui ont un certain pouvoir, c’est un terreau extrêmement favorable aux violences et au harcèlement. (…) les professeur·es qui agissent de cette façon sont parfois protégé·es par la hiérarchie et ils se protègent entre eux, ce sont souvent des hommes». Mais pour elle, la volonté d’agir des établissements n’est pas seulement un problème éthique, il s’agit aussi d’un problème financier: «ces personnes sont parfois à la tête de labos de recherche qui ramènent de l’argent à l’université [...], et les établissements n’auront pas de fierté à dire: ‘on prend le problème à bras le corps, on n’accepte pas ça’. Or, tant qu’il y aura une attitude de honte, cela continuera à perdurer. C’est surtout le cas dans des universités qui dépendent de financements de gros projets, type projets de recherches européens ou internationaux». Le problème est aussi financier dans la mesure où la lutte contre le harcèlement et le sexisme nécessite des fonds conséquents découlant d’une réelle volonté politique. Actuellement, «les personnes référentes [au sein des établissements, ndlr] pour les violences sexuelles, celles qui travaillent sur la diversité, l’inclusion ou l’égalité de genre, ont énormément de travail. Sans soutien de la hiérarchie, elles se retrouvent à faire un travail politique de plaidoyer pour changer les choses. Parfois, elles sont seules et ne savent pas par où commencer». Cette question de la volonté politique et institutionnelle est cruciale d’après Laura Sanchez-Lambert, qui évoque la réticence parfois rencontrée à l’idée de rendre certaines formations obligatoires pour le personnel et les étudiant·es. Par exemple, «c’est compliqué d’aborder la question du sexisme ordinaire; quand, dans les formations, la sensibilisation sur le sexisme ordinaire n’est pas rendue obligatoire, il n’y a que des femmes qui viennent. Il n’y a pas cette volonté politique. Dans les domaines dominés par les hommes, il y a plus de résistance, ils ne viennent pas aux formations sauf si elles sont obligatoires. Ce sont les femmes qui portent ce travail et c’est vraiment quelque chose à problématiser. Ce sont les personnes qui sont concernées par ces violences qui doivent en plus faire le travail d’éducation sur ce sujet. Il y a beaucoup de choses à faire et notamment travailler sur les masculinités et sur le fait de trouver des allié·es, et des alliés hommes».
Quand l’écoute ne suffit plus
Tant les analyses que les témoignages convergent vers un constat: la nécessité d’interroger les mécanismes de domination reproduits dans la sphère privée ou dans la sphère publique, à un niveau personnel et à un niveau collectif et institutionnel. À ce sujet, il s’agit pour Laura Sanchez-Lambert de «rassurer» les établissements en leur démontrant que des actions concrètes peuvent être menées et qu’un changement de paradigme est possible, souhaitable et leur serait également profitable. «Notre travail d’accompagnement est de plus en plus important, car on voit de plus en plus de ‘scandales’. Je n’aime pas trop utiliser ce mot, mais c’est comme cela que c’est relaté par les médias. En tous cas, on voit l’ampleur des violences et des expériences partagées par les victimes. On voit par exemple beaucoup d’universités qui ‘paniquent’, alors que cela fait des années qu’on leur dit qu’il va falloir faire quelque chose, sur base de publications, de rapports, de recherches, etc. Il faut donc rassurer les établissements, [...] mais beaucoup ont très peur pour leur réputation. On voit encore des établissements qui disent: ‘non, on ne veut pas conduire des ateliers sur le consentement ou le témoin actif, car on ne veut pas envoyer un message négatif’. Mais maintenant, les étudiant·es attendent que des choses soient mises en place, car ielles connaissent très bien l’ampleur des violences, parce que c’est partout dans les médias. J’expliquais par exemple à la directrice d’un centre international qu’une des choses les plus efficaces était de former les étudiant·es à l’entrée à l’université. Plusieurs études réalisées en Amérique du Nord montrent que 50% des violences sexuelles subies par les étudiant·es ont lieu dans les trois premiers mois suite à l’entrée à l’université. Le meilleur moyen pour parler de consentement et de témoin actif, c’est donc tout de suite à la rentrée. La directrice me dit: ‘si on fait un atelier là-dessus, ça casse l’ambiance, et ça va faire peur aux étudiant·es’. En fait, les étudiant·es ont déjà peur, ont déjà ces craintes. C’est cette mentalité qu’il faut encore changer, en expliquant le changement de paradigme qui s’opère et à quel point c’est positif». Elle regrette que certaines initiatives ne se réduisent qu’à une sensibilisation, et peinent à s’accompagner de mesures obligatoires et de sanctions, alors qu’elles sont déjà instaurées concernant d’autres faits, comme la tricherie ou le plagiat. «Sensibiliser, en fait, c’est moins sensible politiquement, explique-t-elle. Cela permet de dire qu’on s’intéresse au sujet, qu’on fait attention à ce que cela ne se reproduise plus. Mais c’est aussi problématique que les politiques de ‘tolérance zéro’: ça ne veut rien dire en soi, ça veut seulement dire ‘on ne tolère pas les violences’, sans parler des sanctions. Il faut reconnaitre que cela existe, et affronter le problème du manque de sanctions et celui des procédures trop longues. Je pense aussi à une université avec laquelle j’ai travaillé qui a décidé d’instaurer une politique de la ‘deuxième chance’. Il y était dit: ‘c’est important de connaître ses propres limites avant de venir déposer plainte’. Connaitre ses propres limites quand elles ont été floutées par l’agresseur, c’est absurde de dire ça. L’accent était mis sur la médiation, avec cet argument: ‘pour nous, c’est important de ne pas étiqueter les gens comme étant des agresseurs’. Là, tu te dis qu’il y a un problème. Si ce ne sont pas des agresseurs, c’est quoi? Une erreur, un malentendu? L’université en question usait du concept de ‘justice restauratrice’: c’est un concept issu de la justice sociale, du milieu activiste, ici réapproprié pour justifier une politique de seconde chance, en le vidant de son sens». Elle conclut: «j’espère que le sentiment d’impunité est en train de baisser. C’est très beau de sensibiliser, mais tant qu’il n’y a pas de fermeté par rapport aux sanctions, il demeure».
Un changement de perspective incontournable
Il paraitrait opportun, pour les institutions de l’enseignement supérieur, de s’inscrire dans une approche réaliste: se connecter au réel, c’est aussi mesurer que les étudiant·es connaissent le sexisme, les violences, et qu’iels sont parfois beaucoup plus éduqué·es, expert·es et créatif·ves sur ces sujets. Les associations étudiantes réalisent déjà un travail de sensibilisation, d’information et développent des outils ajustés au terrain (des applications qui permettent d’organiser des retours groupés après des soirées, par exemple), comme en témoigne le podcast Les Lou·ves, produit par des étudiantes de l’UCL. Si questionner les relations de pouvoir dans l’enseignement commençait par reconnaitre cette expertise et ce travail, et décider, avec humilité et engagement, de s’en inspirer, d’écouter les critiques, et de se mettre enfin au niveau? «Les victimes n’attendent pas seulement une oreille mais des actions», apprend-t-on dans l’épisode 4 de Les Lou·ves. La ministre Glatigny y est appelée à agir pour débloquer des fonds: «ce n’est pas normal que trois étudiantes en vacances s’organisent pour pallier à des problèmes qui viennent d’ailleurs». La réputation, nerf de la guerre des établissements supérieurs, surtout chez ceux en quête de rayonner d’un certain prestige, tiendra probablement bientôt en partie à la qualité des mesures mises en place sur le sujet des violences de genre. Et si demain les étudiant·es choisissaient leur lieu d’étude sur base de ce critère?
Illustration: Abdel de Bruxelles
Les spécificités des écoles d’art
En 2018, le magazine français Manifesto s’interrogeait: «De l’école à la galerie, pourquoi les jeunes artistes s’évaporent-elles?». Sans compter les différents obstacles liés au sexisme qui découragent ou empêchent les femmes artistes de progresser dans leur carrière, l’article mettait aussi en lumière la façon dont le fonctionnement des écoles d’art pouvait nuire de manière spécifique aux étudiant·es pendant leur parcours scolaire. «Les disparités entre plasticiens et plasticiennes dans l’art contemporain se manifestent dès les premières années de carrière, malgré la forte féminisation des études d’art», pouvait-on y lire. Qu’il s’agisse d’allusions plus ou moins explicites quant à l’incompatibilité entre maternité et carrière artistique, de la croyance en un «génie artistique» dont l’histoire de l’art n’a souvent affublé que les hommes blancs, du «poncif de l’art «féminin»» dont les propositions seraient trop sensibles ou triviales et dénigrant la capacité des femmes à utiliser des machines ou encore de faits de harcèlement envers les femmes étouffés par une culture de connivence: «entre présupposés machistes, discriminations directes et harcèlement, le milieu de l’art, des écoles à son marché, demeure embourbé dans un archipel d’archaïsmes qui jouent leur part conséquente dans ce phénomène».
Des rapports de séduction pour être embauchées
En mars dernier, la comédienne Anna Baillij revenait dans Le Soir sur son mémoire de fin d’études de master en Arts du Spectacle à l’IAD (Institut des Arts de Diffusion), écrit en 2021. Elle y recensait plusieurs chiffres édifiants: 50 % des étudiantes femmes (ou non binaires) ont eu besoin d’une aide psychologique à cause de problèmes liés à l’école et dans 92 % de ces cas, l’école n’a rien fait; un quart seulement des personnes se sentent à l’aise pour parler des dysfonctionnements de l’école avec le corps pédagogique; 68 % des élèves disent que leur confiance en soi a baissé depuis le début de leur cursus; 78 % affirment avoir ressenti une compétition qui peut être le déclencheur d’un stress. Cette compétition induite entre les étudiant·es s’articule notamment à des présupposés sexistes qui lient «désirabilité» et éligibilité aux rôles féminins (lesquels étant déjà statistiquement moins nombreux): «Le rapport de séduction devient une forme de survie quand les profs sont susceptibles de t’engager ensuite dans leur projet. Les études ressemblent à un géant casting de quatre ans. Mais ce n’est pas possible de passer quatre ans à être ainsi observée, regardée, à tenir la pression, à être toujours parfaite et engageable (…). Ce n’est pas rare d’avoir des profs qui contactent les élèves en dehors des cours, qui leur envoient des cartes postales, qui s’immiscent dans leur vie privée», témoigne Anna Baillij. Soulignant le caractère systémique des violences dans les écoles de théâtre, Anna Baillij va plus loin puisqu’elle conclut que «la culture du viol et de l’omerta s’apprend aussi à l’école». Cela ne veut pas dire, précise-t-elle, «que tous les hommes sont des violeurs, dieu merci, mais que lorsqu’il y a une agression, physique ou verbale, d’un prof à un étudiant, ou d’un étudiant à un autre, personne ne réagit. Ce n’est pas puni, et donc pas socialement interdit».
La proposition de résolution des député·es évoquée plus haut souligne elle aussi le caractère spécifique des faits de sexisme et de harcèlement dans les écoles d’art. Elle insiste sur ce fait que les professeur·es y sont les potentiel·les futur·es employeur·euses des étudiant·es, et que la dénonciation des faits de harcèlement et de discrimination est compliquée par des établissements plus petits où les faits passent inaperçus et où les conflits d’intérêts entre l’école et le champ artistique sont propices à l’étouffement des plaintes.
Repenser les répertoires
Le sexisme propre au milieu de l’art y est aussi mentionné, à travers l’évocation du «mythe selon lequel le «talent» est intrinsèquement masculin»: «celui-ci génère une dichotomie entre le masculin et le féminin et une répartition sexuée des rôles artistiques dans laquelle le premier se fait possesseur et dominant et la seconde soumise, passive et disponible». Elle souligne enfin: «dans le milieu artistique, les étudiants sont amenés à recourir à l’intime, ce qui génère souvent plus de confusion quant aux limites entre vie privée et vie publique. En outre, le processus créatif, particulièrement en art dramatique, peut amener à l’exposition et l’objectification du corps, qui devient un instrument de pouvoir, de séduction, mais aussi un facteur d’exclusion (les rôles étant encore généralement associés à une caractéristique physique: la beauté, la laideur, l’âge, la couleur de peau)». En ce sens, Anna Baillij plaide pour un renouvellement du programme pédagogique, et pour l’intégration de thématiques plus «modernes», qui, notamment, rebattent les cartes au sujet des rapports de pouvoir sociaux et de leurs mécaniques normalisées: «On veut des pièces qui parlent de nos guerres à nous, de MeToo, de la question du blackface, de la pandémie, de Polanski, de Trump, des bateaux qui traversent la mer, et pas ceux d’Agamemnon. Du réchauffement climatique, des réseaux sociaux, de TikTok, de Macron, d’Adèle Haenel et de tout ce que cela raconte de nous».
[1] Rodrigue Demeuse, Gwenaëlle Grovinius, Hervé Cornillie, Margaux de Ré, Thierry Witsel et Rachel Sobry.