Idées pour l’enseignement des sciences, du ludique à l’abstrait
De même que le latin est un des fondements de la langue française, les lois de Newton sont un des fondements de la technique moderne, de la voiture au satellite en passant par les avions. Mais, de même que nous n’avons pas besoin de latin pour parler parfaitement français, nous n’avons pas besoin des lois de Newton pour conduire une voiture. Voilà, en deux mots, pourquoi j’ai parfois la sensation d’enseigner une langue morte: une matière dont les étudiant.e.s ont l’impression qu’elle ne servira à rien, et qui, comme le latin, ne résonne que lointainement avec le monde qu’ils/elles connaissent.
Physique, chimie et biologie seront certes utiles aux futur.e.s ingénieur.e.s et chercheur.e.s qui conçoivent des avions, des peintures et des vaccins, mais pas à la majorité des étudiant.e.s, futur.e.s attaché.e.s de presse, instituteur.trice.s, ouvrier.e.s, infirmier.e.s, traducteur.trice.s ou vendeur.euse.s. Faut-il s’obstiner à enseigner ces matières, et si oui, comment les rendre plus attrayantes? Faut-il un enseignement plus ludique, et, si oui, comment le rendre compatible avec l’apprentissage de l’abstraction?
Notre quotidien manque de technique
On parle depuis au moins une vingtaine d’années de la désaffection des sciences par les étudiant.e.s, un phénomène qui affecte beaucoup la physique[1]. Une multitude de raisons classiques ont été évoquées: enseignement du secondaire mal adapté aux réalités du monde contemporain; études trop longues; ambivalence des sciences, qui (pour faire court) ont permis les antibiotiques et Hiroshima; mauvaise rémunération des professions scientifiques (en particulier la recherche) par rapport à d’autres études plus faciles. Toutes ces raisons sont sans doute valables, mais il me semble qu’une des idées les plus intelligentes sur la question est celle-ci, exprimée par le philosophe américain M. Crawford[2] : «Notre quotidien manque de technique». Ceci sonne comme un paradoxe, mais c’est un fait relativement évident à condition de préciser de quoi on parle. Certes, nous sommes entourés d’objets produits grâce à des techniques modernes nécessitant un grand nombre d’opérations complexes et de connaissances scientifiques. En ce sens, notre monde est saturé de technique. Mais nous, simples utilisateur.trice.s, n’avons presque plus de geste technique (c’est-à dire une action doublée d’une réflexion, nécessitant de l’entraînement, de l’habileté et de l’intelligence) à effectuer pour les faire fonctionner. Il suffit d’actions extrêmement simples qui ne font pas honneur à nos capacités manuelles et cognitives. Comme le dit le philosophe et physicien Lévy-Leblond, «puisque les objets techniques modernes sont d’abord des objets de consommation avant d’être des outils de production, il a bien fallu les rendre utilisables sans apprentissage spécifique. Quiconque a assis pour la première fois un enfant de trois ans devant un ordinateur ne peut que constater avec quelle vitesse s’acquiert l’usage de la souris et se maîtrise la navigation sur l’écran»[3]. Pendant ce temps, les véritables gestes techniques, liés à un savoir-faire, perdent leur nécessité: plus ou très peu de réparation (couture, collage, etc.), de travail du métal, de la terre, du bois, de cordes, plus besoin non plus de sens de l’orientation, de savoir allumer un feu, calculer ou écrire à la main, etc. Le cas des réparations à la maison est typique: elles deviennent soit inutiles(réparer une paire de gants troués prend du temps, à comparer avec le faible coût d’une paire neuve) soit impossible pour le commun des mortels, à cause d’une trop grande complexité de l’objet. Qui est capable de réparer tout seul sa voiture ou son lave-linge de nos jours? Or, c’est en grande partie grâce aux situations problématiques que l’on apprend comment fonctionne un objet. Personnellement, ce n’est qu’à la faveur des pannes que je me suis intéressé aux détails de mon vélo, que j’ai compris comment fonctionne un chauffe-eau à gaz, que j’ai touché du doigt la mécanique extraordinaire de l’accordéon. À l’inverse de ces objets du siècle dernier, les ordinateurs, smartphones et lave-linge électroniques sont des «boîtes noires» impossibles à ré parer. Personne ne les ouvre, ne les explore, et personne ne s’intéresse à leur fonctionnement, sauf une petite quantité de professionnel.le.s spécialisé.e.s. Ainsi la technique comme «ensemble des procédés de fabrication et de conception d’objets complexes par une minorité de personnes qualifiées» finit-elle par faire disparaître la technique comme «aptitude de chacun à agir de façon habile et intelligente». D’où ce constat étrange: notre quotidien manque de technique.
Pourquoi enseigner les sciences?
Il me semble donc, à la lumière de cette constatation, qu’on ment en servant aux élèves du secondaire ce discours classique: «La physique telle que je vous l’enseigne, avec ses calculs, ses lois et ses résultats précis, est de plus en plus utile pour agir dans un monde dominé par la technique». C’est juste le contraire![4] La physique telle que je l’enseigne est utile à un petit nombre de personnes qui l’utiliseront pour aménager notre monde confortable, rapide et sûr, mais inutile pour l’immense majorité de la population. D’où cette sensation de «langue morte»: la physique semble inutile à la majorité et utile à une poignée d’érudit.e.s - ingénieur.e.s, chercheur.e.s et enseignant.e.s notamment. Pour quelles raisons, alors, enseigner les sciences à un public qui, dans son écrasante majorité, n’en aura pas besoin? Pour beaucoup de raisons à mon avis! Mais qui se situent à un autre niveau que l’action sur les objets techniques. Entre autres: comprendre le monde qui nous entoure; résister aux idées fausses; avoir du recul sur les affirmations journalistiques; exercer son esprit critique et rationnel; et tout simplement, répondre à une certaine curiosité, de même qu’on peut s’intéresser à l’histoire de son quartier, aux diverses variétés de citrouilles ou à l’élevage d’insectes. Bref, pour beaucoup de citoyen.ne.s, la science deviendrait presque un hobby, ou plus précisément une partie de ce qu’on appelle généralement «culture». Car la culture, comme «enrichissement de l’esprit par des exercices intellectuels» (définition du dictionnaire Larousse), ne comprend pas uniquement, comme on le pense trop souvent, la littérature, l’histoire et les arts, mais bel et bien les sciences. À ce titre, cela vaut la peine, comme l’écrit LévyLeblond, de réfléchir à «l’enseignement des sciences en pensant avant tout à ceux qui n’en feront pas»[5].
Le jeu comme porte d’entrée
Il me semble qu’en envisageant les choses sous cet angle, en dégageant la physique de son aspect strictement technique et directement utilitaire, on gagne sur deux tableaux: d’une part on cesse de mentir aux étudiant.e.s (qui de toute façon ne nous croient pas, car ils voient bien qu’ils sont parfaite ment à l’aise avec les outils électroniques et informatiques sans venir aux cours de sciences!), et d’autre part on ouvre la porte à un enseignement plus détendu, moins mathématique, plus axé sur la culture générale et l’esprit critique. Si donc la science devient une sorte de hobby ou d’activité culturelle, il me semble que, pour «accrocher» des étudiant.e.s, susciter leur intérêt, le jeu constitue une porte d’entrée intéressante. Comment faire du jeu avec la science? Par exemple par des compétitions, comme les Olympiades ou les défis organisés par les Jeunesses Scientifiques[6]. Il y a des gagnant.e.s, des règles, et la satisfaction pour tout le monde, même pour les perdant.e.s. Le jeu, bien cadré, permet une émulation, l’envie de coopérer dans certains cas, de se dépasser, de se motiver. Précisons que «ludique» ne signifie pas manque de sérieux. Il n’y a qu’à entrer dans un club d’échecs ou de bridge pour s’en convaincre: l’ambiance y est aussi sérieuse, sinon plus, que dans un conseil d’administration de compagnie d’assurances. Le jeu n’empêche ni la rigueur, ni la précision, ni la concentration.
Du ludique à l’abstrait
Comment passer du concret du jeu à l’abstraction nécessaire à la bonne appréhension des sciences? Remarquons d’abord que l’abstraction n’est pas, comme on le pense souvent, le fait de faire des choses non concrètes. D’après le dictionnaire, l’abstraction est une «opération intellectuelle qui consiste à isoler par la pensée l’un des caractères de quelque chose et à le considérer indépendamment des autres caractères de l’objet.» Ainsi, en observant des vagues, je peux «abstraire» la notion d’onde et la considérer indépendamment du caractère «eau salée» ou du caractère «milieu vivant». On crée ainsi le concept d’onde, extrêmement fertile en physique, qu’on retrouvera également en acoustique, en électromagnétisme ou en optique, et qui sera à l’origine d’une myriade de développements parfaitement concrets (prise de son, radio, lasers, etc.). On voit sur cet exemple que l’abstraction permet à la pensée d’aller plus loin, et même qu’elle permet de mener vers des images et des résultats concrets; et que la pensée sans abstraction ne peut pas progresser. Supposant donc que le jeu est une porte d’entrée possible dans l’enseignement des sciences et l’abstraction une opération nécessaire à la pensée scientifique (et la pensée en général), on peut réfléchir à la façon dont, dans le cadre de l’enseignement, des situations ludiques peuvent mener à l’abstraction. On peut partir d’une question amusante, quotidienne et simple, ou d’un jeu, ou d’un défi, comme prétexte à l’exploration de situations et à l’abstraction. Une compétition peut être prétexte à l’exploration de propriétés physiques (par exemple, s’il s’agit de gagner une course nautique, on s’intéresse aux propriétés des fluides, à la flottabilité). Les questionnements très simples et drôles ne manquent pas: une tartine de beurre tombe-t-elle si souvent du mauvais côté, et si oui, pourquoi? Est-ce aussi le cas avec des tartines de crème de marrons ou de purée de noisettes? En vélo sous la pluie, se mouille-t-on plus en allant vite ou lentement?
Colère et chute de tartine
Je me souviens de la colère de mon grand-père physicien lorsque, en vacances chez lui avec d’autres invités, je lui avais parlé de l’énigme de la tartine de beurre et de l’explication mécanique du phénomène. Il m’avait formellement défendu de parler à ses invités de cette anecdote, furieux qu’on ridiculise notre discipline avec des exemples aussi peu sérieux. «La physique ne doit pas être une bouffonnerie!». Je pense que mon grand-père, soucieux de ne pas présenter son métier comme un amusement payé par les deniers publics, a quand même eu tort ce jour-là: ce n’est pas parce qu’on regarde des tartines tomber et qu’on exerce son intelligence à expliquer le phénomène qu’on n’est pas sérieux, et qu’on ne fait pas de la bonne physique. Beurrer des tartines et les faire basculer (en évitant le gaspillage tout de même) est plutôt ludique, certes. Mais voilà bien une situation où on va pouvoir exercer son pouvoir d’abstraction: laisser de côté l’aspect «alimentation», garder l’aspect «solide non homogène en rotation». Alors voici un sujet parmi d’autres, avec ses calculs et ses nouvelles questions non résolues. Bref, de la bonne science.
François Chamaraux, enseignant en physique et mathématiques
[1] Voir, par exemple, le rapport ministériel de 2002 en France: «Désaffection des étudiants pour les études scientifiques». http://media.education.gouv.fr/ file/91/7/5917.pdf [2] Éloge du Carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail, M. Crawford, La Découverte, Paris, 2010. [3] Impasciences, J-M. LévyLeblond, Paris, Points, 2003, p. 165. [4] Il suffit de voir, de mes étudiant.e.s ou moi, qui maîtrise le mieux internet et le fonctionnement du vidéoprojecteur pour se convaincre que les savoir-faire scientifiques n’ont pas grand-chose à voir avec la débrouillardise concrète dans le 21 siècle. [5] op cit, p 79. [6] https://www.jsb.be/