Une tribune, parue à la rentrée dans le journal Libération, rédigée par deux Belges, anciens professeurs de français, prônaient la fin de l’accord du participe passé, règle qualifiée de "vrai casse-tête". Le texte a fait grand bruit, preuve que les volontés de réforme du français se heurtent encore à une levée de boucliers… Conservatisme ou défense de la langue ?
Instaurer l’invariabilité du participe passé avec l’auxiliaire avoir, telle est la revendication de Jérôme Piron et Arnaud Hoedt, créateurs du spectacle « La Convivialité » : projet dont l’intention est « de permettre au public de s’autoriser un discours critique sur l’orthographe et de s’interroger sur ses enjeux démocratiques ». Leur proposition, parue dans le Libé du 3 septembre, a résonné un peu partout dans la francophonie: en France (« la Belgique déclare la guerre au participe passé »[1]), en Belgique (« La Belgique veut corriger l’académie française »[2]), en Suisse (« Accord du participe passé: une proposition belge sème la discorde[3] »), même outre-Atlantique, au Québec (« Des Belges veulent supprimer l'accord du participe passé avec avoir »[4]) et aussi dans l’hémisphère sud avec le site panafricain afriquemidi.com qui relaie : «Faut-il brûler l’accord du participe passé ?»[5]. Le sujet est donc sensible… Que révèle cette anecdote sur les francophones et leur rapport à la langue?
Une règle complexe
Qu’est-ce que l’accord du participe passé avec le verbe avoir ? Souvenons-nous de nos leçons d’écolier et d’écolière : si le complément d’objet direct (COD) est placé après le participe passé, le verbe avoir ne s'accorde pas avec son COD ; par exemple: Les filles ont mangé des pommes. Si le COD est placé avant le verbe avoir, alors il s'accorde : Les pommes que j’ai mangées étaient délicieuses. Pas si simple… Aujourd’hui, selon Jérôme Piron et Arnaud Hoedt, le temps scolaire moyen consacré au participe passé est de 80 heures. Mais d’où vient cette règle qualifiée par le Bescherelle de «plus artificielle de la langue française»[6]? Jean-Marie Klinkenberg, président du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de Belgique, rappelait dernièrement sur la RTBF[7], que c’est Clément Marot, poète du Moyen-Âge, qui, très inspiré après un voyage en Italie avait « décidé que cela devait être comme cela, et d'autres grammairiens l'ont rejoint ». Le linguiste ajoute même« ils ont rajouté des sous-règles et aujourd’hui, dans le bon usage du Grevisse, il y a 24 règles pour expliquer le participe passé!". Ce qui fera dire à Voltaire: «Clément Marot a ramené deux choses d’Italie : la vérole et l’accord du participe passé. Je pense que c’est le deuxième qui a fait le plus de ravages».[8]
Proposition et arguments partisans
Les deux anciens enseignants souhaitent donc simplifier la règle et voir le participe passé devenir invariable en cas d’emploi avec l’auxiliaire avoir. Ils comptent actuellement de nombreux soutiens, et non des moindres : le Conseil de la langue française et de la politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles (CLFPL), le Conseil international de la langue française (Cilf), la Fédération internationale des professeurs de français et de sa branche belge, etc. Quels sont les arguments en faveur de la proposition ? Tout d’abord, une histoire de simplification et de logique : « On souhaite une réforme parce qu’il est impossible d’expliquer intelligemment pourquoi cet accord change avec l’auxiliaire avoir », explique Jean-Marie Klinkenberg sur la RTBF. Par ailleurs, selon les deux tribuns, « il serait tellement plus riche de consacrer ce temps passé à apprendre le participe, à plutôt développer du vocabulaire, apprendre la syntaxe, goûter la littérature, comprendre la morphologie ou explorer l’étymologie, bref, à apprendre à nos enfants tout ce qui permet de maîtriser la langue plutôt qu’à faire retenir les parties les plus arbitraires de son code graphique».[9] Jean-Marie Klinkenberg enfonce encore le clou en évoquant le « respect du citoyen » : « N’oublions pas que la langue, c’est notre principal instrument pour nous situer dans la société, pour convaincre les autres, pour avancer. Il faut que chaque citoyen se sente chez lui dans sa langue. Elle lui appartient. Tout ce qui le fragilise ou l’infantilise doit être corrigé. Cette question du participe passé, je la mets à côté du fait qu’aujourd’hui le citoyen doit avoir une justice qui parle sa langue et pas une sorte de latin. Ce respect du citoyen pour l’élever dans la société, voilà l’objectif qui est poursuivi". Enfin, d’autres évoquent le coté rigide de la langue française : « de l'espagnol au néerlandais, on remarque que les langues en général se sont simplifiées... Sauf le français. En dépit du caractère très noble de la langue, ça mérite qu'on se pose la question", souligne Anne-Sophie, professeure de français.[10]
Les « détracteurs »
La proposition ne fait pas que des adeptes. Véronique Marchais, professeure de lettres dans un collège de Seine-Saint-Denis en France, interrogée par le Nouvel Obs, met en avant la richesse de la langue: « La tribune parue dans ‘Libération’ fait appel à ‘l’usage’ comme moyen de réformer la langue. Mais je ne pense pas que cela soit une bonne idée, car cela amènerait à une simplification trop grande. Avec l’usage, les changements seraient trop nombreux, et nuiraient à la richesse et la complexité de notre langue. Je suis d’accord pour une réforme légère de l’accord du participe passé, mais opposée à une simplification trop importante. Il faudrait ainsi trouver le juste milieu qui permettrait d’éliminer les incohérences et illogismes de la langue française sans toucher à la richesse et à la subtilité de notre grammaire qui permet d’exprimer nombre de nuances »[11]. En ce sens, Romain Vignest, président de l’association des professeurs de lettres, cité dans le journal Le Monde, fait le lien entre complexité de la langue et cerveau : « C’est avec la langue que l’on pense. Renoncer à maîtriser la langue, ou la simplifier pour qu’elle soit plus facile à employer, c’est renoncer à penser» .[12]
La France plus frileuse que la Belgique ?
On le sait, les velléités de réformes de la langue française sont souvent découragées. Mais il semblerait que la France soit plus réticente que d’autres pays. Pour preuve, la façon dont les questions autour de la féminisation du langage avaient été traitées dans l’Hexagone… l’Académie française était allée jusqu’à qualifier la réforme de « Péril mortel ». De même, la «rectification» de l'orthographe de 1990 (qui comprend entre autres la possibilité d’écrire « ognon » ou « nénufar ») a été peu suivie là-bas, alors qu’elle l’a été davantage en Belgique et en Suisse… Du côté de la FWB, d’ailleurs, on souligne que si "rien n'est prévu concernant ce domaine dans le programme des réformes en cours, cela ne veut pas dire que les ministres (de l'Education, Mme Schyns, et de la Culture, Alda Gréoli) y sont opposées sur le fond". Rappelons qu’il n’existe aucune instance qui puisse imposer de nouvelles règles (l’Académie française ayant seulement un rôle consultatif) et que "les seules prérogatives de l'État, ce sont les programmes scolaires et les textes administratifs"[13]. Frileuse donc la France, alors que, comme l’expliquait dans Le Soir[14], le linguiste Michel Francard : « l’une des spécificités de la francophonie est que le pays où le français est né représente pour les francophones une référence incontournable (…) À l’heure actuelle, toute réforme du français doit donc bénéficier, ultimement, de l’aval de la France pour être reconnue comme légitime. Or, aux yeux de certaines élites françaises, la langue “de la République” fait l’objet d’une sacralisation alimentée, pêle-mêle, par le lien indissoluble entre langue et nation, par le souvenir du rôle international du français comme langue de la diplomatie, par le culte des auteurs classiques (langue de Molière, langue de Voltaire… mais pas langue de Hugo ou de Prévert), par des mythes comme la clarté de la langue française, etc. »
Le niveau de français, vecteur d’inégalités
Pour Véronique Marchais, le débat pose d’autres questions : « ce qui est menacé, ce n'est pas la langue en elle-même, c'est l'égal accès de tous à cette langue, car quand l’école ne joue plus son rôle de transmission, alors c'est aux familles de le faire. Celles-ci peuvent être de niveaux socio-culturels très divers, ce qui aggrave les inégalités. » On le sait, comme le rappelait La Libre dernièrement, « l’effondrement du niveau de l’orthographe ne se limite pas seulement à la sphère étudiante et écolière, mais elle se propage également au monde de l’entreprise, tant du côté des recruteurs que des candidats ». En effet, on trouve actuellement environ 15 fautes en moyenne par CV en Belgique francophone. Et selon Yossra M’Rini, conseillère au service Guidance Recherche Active d’Emploi chez Actiris, "plus on fait de fautes, plus on diminue ses chances d’accéder à la prochaine étape, celle de l’entretien en face-à-face »… Les débats autour de la langue française sont donc loin d’être clos…
Juliette Bossé, Ligue de l’Enseignement et de l’Education permanente
[1] France info, 4/09/2018. [2] Paris Match Belgique, 03/092018. [3] Le Temps, 04/09/2018. [4] www.tvanouvelles.ca, 03/09/2018. [5] www.afriquemidi.com, 04/09/208. [6] Libération 09/09/2018. [7] RTBF, 08/09/2018. [8] Libération 09/09/2018. [9] Libération, 03/09/2018. [10] La Libre, 05 /09/2018. [11] Nouvel Obs, 05/09/2018. [12] Le Monde, 07/09/2018. [13] Europe1.fr, 04/09/2018. [14] Le Soir, 03/09/2018.