Jouer dans les marges

Lundi 7 mars 2022

Elisabeth Meur-Poniris, journaliste

Détachée de la peur de mal faire, de chanter faux, de ne pas connaître les notes ou la «grande musique», l’éducation  musicale doit avant tout nourrir un besoin d’expression vital, à la manière d’un texte libre qui s’affranchit des codes.

«Ce qui importe, c’est la vie, c’est le désir persistant de l’enfant de travailler pour se perfectionner. Avec cet élan, on surmonte tous les obstacles. Et nous jugeons les deux attitudes en voyant l’écolier aller, en somnolant, apprendre sa leçon de piano, monotone au possible, inutile et désespérante, et ces autres enfants, qui, sans souci scolastique, se précipitent au piano dès qu’ils ont quelques minutes de libres, qui, tout le jour, inventent, reproduisent, tâtonnent, mais font effort, et se réjouissent de leurs victoires». Ces mots sont ceux du pédagogue Célestin Freinet qui, tout au long de sa carrière d’enseignant a eu à cœur de mettre au centre des apprentissages l’intérêt de l’enfant et de nourrir sa motivation d’une curiosité qu’il jugeait naturelle. Refusant d’envisager l’écriture comme une activité imposée, il estimait que la vocation première de l’école était de nourrir la capacité d’expression des individus. La menace du bic rouge est remisée: c’est l’élève qui, animé de son envie d’être plus précis, plus fin dans sa manière de communiquer avec le monde, cherche à s’améliorer et à s’outiller de manière pertinente.

Exploiter les fausses notes

La formation musicale, autrefois appelée solfège, est souvent perçue comme un passage obligé vers la pratique musicale: avant de jouer d’un instrument, il faut apprendre à lire et à noter la musique. En guise de comparaison, il est fréquent de considérer qu’avant d’écrire, il faut maîtriser à la perfection les règles orthographiques, au risque de voir sa parole être ridiculisée le cas échéant. L’accès à l’instrument est une récompense, une marque de mérite. «Ad Augusta per Angusta» - «Vers le sommet par les chemins étroits» - la devise de l’académie de musique de la commune bruxelloise d’Uccle ne semble pas démentir cette règle. Pourtant, l’éducation musicale est traversée par les mêmes débats qui animent les partisan·e·s d’une pédagogie dite traditionnelle - verticale, transmissive, qui mobilise avant tout des savoirs abstraits - et ceux adeptes d’une approche plus active, concevant les savoirs comme une co-construction entre apprenant·e·s et enseignant·e, où le corps et l’esprit sont perçus comme indissociables et où la manipulation est centrale.

Manon et Phil sont les parents d’Automne, presque 4 ans. Ils ont choisi pour elle un établissement pratiquant une pédagogie active, d’inspiration Freinet, et ont par ailleurs été séduits par les méthodes de l’institut de rythmique Jacques-Dalcroze, situé à la rue Henri Wafelaerts dans la commune de Saint-Gilles. «Mon mari a fait beaucoup de guitare plus jeune, il a commencé à l’âge de 5 ans et a été traumatisé par les cours de solfège», explique Manon. «On s’imagine quelque chose de totalement différent à Dalcroze. Un peu comme si nous devions comparer l’école très traditionnelle que nous avons connue et détestée à une école pratiquant la pédagogie active, où l’on aurait sûrement adoré se rendre». La méthode Dalcroze offre une place prépondérante au corps, qu’elle considère comme le premier des instruments. Ainsi, les élèves qui intègrent l’institut apprennent tout d’abord à se mouvoir dans l’espace au rythme de la musique et créent de cette manière un vécu perceptif. Ils négocient par ailleurs leurs mouvements en relation avec les autres, ce qui donne lieu à des apprentissages collaboratifs. Une fois qu’une relation forte entre le corps et les rythmes est établie, les élèves accèdent à un niveau d’apprentissage qui conscientise et conceptualise l’expérience vécue, toujours centré sur le geste. L’expression des émotions est par ailleurs valorisée par le biais de l’expérimentation et de la découverte. L’enfant, fort de cette multitude de cheminements, est appelé à devenir un créateur autonome capable de développer son propre langage. Loin d’être imposée et jamais déconnectée du vécu du pratiquant, l’activité artistique ainsi envisagée naît du désir d’exprimer un ressenti et fait émerger le sens à travers la recherche. Il est à souligner cependant que les places au sein de l’institut Dalcroze sont comptées, tout comme dans les écoles du réseau libre où les listes d’attente sont souvent très longues.

Laisser sa chance au bruit

Il suffit d’avoir fréquenté l’école de près ou de loin pour savoir que le bruit y est un sujet de préoccupation: en classe, les journées de travail sont ponctuées de rappels au silence et la qualité d’un·e enseignant·e se mesurerait à sa capacité à tenir sous contrôle les décibels. Pourtant, nous baignons dans le bruit depuis notre naissance et même plus tôt encore: après avoir été bercé·e·s par les entrailles de celle qui nous a porté, nous avons vécu nos premières nuits ex-utero dans des maisons où le silence est devenu un phénomène rare. Qu’il s’agisse des bruits de la télévision provenant du salon ou de ceux de la ville, nous cohabitons avec eux, à tel point que leur absence peut être vécue avec angoisse. Et si nous laissions une chance aux bruits? Ils constituent une matière riche quand il s’agit de rebondir sur le vécu des élèves: les bruits d’ambiance sont des déclencheurs de souvenirs puissants. En les décortiquant et en les analysant, on donne du sens à cet élément de notre environnement tellement courant qu’il n’est plus interrogé. Dans le cadre du cours de philosophie et de citoyenneté, on peut pourtant se poser la question: un autre monde sonore est-il possible? L’écoute de bruits peut être une aide précieuse pour des élèves en panne d’inspiration: raconter une histoire après avoir entendu une succession de bruits est un exercice intéressant, tout comme celui de construire un récit qui ne serait fait que de bruits. Pourquoi ne pas imaginer une leçon où l’on demanderait aux élèves de déterminer la proximité des bruits qu’ils entendent: à l’avant-plan, au second plan ou à l’arrière-plan? En redonnant ses lettres de noblesse aux bruits, on peut même leur trouver une certaine beauté.

Photo issue du court métrage documentaire Herman Slobbe/ Blind Kind II de Johan van der
Keuken (1966)

Favoriser le vocabulaire amateur

Écouter collectivement est un apprentissage exigeant. Dans une école primaire de la commune de Saint-Gilles, une enseignante se lance dans une expérience avec ses élèves de première et deuxième primaire en organisant une séance d’écoute quotidienne, pour clôturer la journée de travail. Il peut s’agir d’un morceau de musique ou d’un extrait documentaire. La mise en place se déroule par l’établissement de quelques règles et explications: «On peut fermer les yeux, mettre sa tête entre ses bras et même se coucher si on le souhaite. On peut également bouger son corps mais il ne faut pas gêner ceux qui aimeraient rester immobiles. On ouvre grand ses oreilles et on laisse venir des images, on réfléchit aux émotions qui nous traversent»… Cette approche par les sens permet de se libérer d’une posture de jugement: il ne s’agit pas de dire si l’on apprécie ou non ce que l’on entend mais de s’interroger sur ce que l’on ressent. Le silence s’obtient naturellement par l’intérêt que les élèves portent à l’exercice: ils comprennent vite que pour ne pas gêner leur propre écoute ainsi que celle des autres, il faut se taire. Après la session, les élèves sont invités à laisser une trace: un mot ou plusieurs, une couleur, un dessin. Ils mettent ensuite leur carnet par terre, pour avoir une vue d’ensemble de ce que l’écoute a provoqué en chacun d’eux, pourtant unis dans un même lieu et dans un même temps. «J’ai vu un triangle orange», dit Luce, «moi, j’ai vu le son d’un violon et une goutte d’eau qui tombait dans une rivière», ajoute Lou. «Je me suis presque endormi» raconte Djibril, «j’ai imaginé que j’étais avec Dieu dans le ciel et que je voyais mes parents». Il est également intéressant de noter que des élèves qui sont parfois en retrait lorsqu’il s’agit de s’exprimer oralement trouvent un certain plaisir à pouvoir bouger et danser. Un moment d’apprentissage musical qui, si on lui offre une place au quotidien, permet lui aussi de développer les capacités d’expression dans leur globalité tout en créant des ponts sensoriels. Cela amène également à interroger la nécessité d’utiliser de prime abord un vocabulaire technique pour répertorier les sons: parler d’un pizzicato - obtenu lorsque l’on pince les cordes d’un instrument avec les doigts au lieu d’utiliser l’archet - comme «le son des épingles qui piquent» ou «le son de la pluie qui tombe» a sûrement plus de sens pour les élèves. Ce n’est qu’au fil des écoutes que ce son, s’il est fréquemment rencontré, pourra être conscientisé et enfin étiqueté de manière plus conventionnelle.

Le grand retour des radios pirates

Enfin, l’éducation musicale peut être une porte d’entrée vers l’éducation aux médias et par les médias. Il suffit de munir les élèves d’un magnétophone pour qu’ils soient directement confrontés aux interrogations inhérentes au montage: comment construire du sens? Sur quels critères distinguer les informations incontournables de celles plus secondaires, dont on pourrait se passer? Comment rendre compte de la réalité avec éthique et objectivité? Donnons-leur pour mission d’animer une émission radio de critique musicale et les voilà amenés à entretenir un rapport réflexif à la musique, à développer leurs compétences en expression orale mais aussi à négocier, à s’attribuer des rôles pour aboutir à un résultat collectif, en bref, à coopérer. L’opportunité de faire des élèves des auditeurs lucides et attentifs semble facilement conciliable aux autres apprentissages. Le tout réside dans un changement de paradigme: s’autoriser à considérer la musique comme un plaisir à la portée de toutes et tous, peu importe les sensibilités et donner un coup de pied dans la fourmilière du bon goût pour ne plus considérer la musique comme la chasse gardée des savant·e·s mais comme un langage populaire que chacun·e est autorisé·e à commenter et à s’approprier, élèves comme enseignant·e·s. Les pratiques proposées dans cet article ont été en partie inspirées par la lecture de l’ouvrage: «L’enfant et les moyens d’expression sonore» écrit par Anne H. Bustarret.

Illustrations: Photo issue du court métrage documentaire Herman Slobbe/ Blind Kind II de Johan van der Keuken (1966)


L’Atelier de Création Sonore et Sauvage (AXOSO)

L’Atelier de Création Sonore et Sauvage (AXOSO) est une association située dans le centre de Bruxelles, à proximité du théâtre des Brigittines. Organisant ateliers et stages, elle a pour objectif d’encourager, de promouvoir et de questionner la musique sous toutes ses formes. Elle entend contribuer à la création, la valorisation et la diffusion de la culture au sens large en poursuivant la réalisation de son objet par tous les moyens, notamment par l’élaboration de projets sonores expérimentaux avec des publics en marge ou en difficulté. Actuellement, L’AXOSO travaille sur un projet autour de l’expression musicale brute avec des jeunes à déficiences mentales légères du centre d’accueil «Le 8e jour», nouvellement implanté rue Haute dans les Marolles.  

Mar 2022

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