Hiboux, spéculation et thermostat

Mercredi 5 décembre 2018

Quand les phénomènes se nourrissent de leur propre nombre

Depuis l’époque antique, on peut prédire des éclipses avec une grande précision, alors que la science moderne, avec son arsenal d’ordinateurs, de satellites et de capteurs, ne peut rien dire sur le temps qu’il fera à Bruxelles dans quatre semaines. On construit des horloges atomiques d’une précision inouïe, se décalant de moins d’une seconde en dix millions d’années, mais rien de précis ne peut être prévu sur les cours de la Bourse dans un mois. N’est-ce pas étonnant que certains phénomènes soient prévisibles et réguliers, alors que d’autres échappent tout à fait aux prédictions?

En schématisant, on pourrait dire que certains systèmes[1] , une fois «lancés», continuent leur trajectoire sans surprise. Leur destin ne dépend que des conditions initiales et de forces en jeu relativement simples à connaître. Les causes (forces) donnent des conséquences claires et stables (trajectoire régulières, oscillation à fréquence connue, etc.). À l’opposé, certains phénomènes semblent «se nourrir eux-mêmes»: par exemple, si des investisseurs entendent dire que l’or est un bon placement, ils achètent des lingots, ce qui va faire monter le prix de l’or, attirant de nouveaux acheteurs, etc. Cette influence en retour de la conséquence sur la cause est appelée «boucle de rétroaction». Le terme anglais, «feedback loop» (littéralement: «boucle qui nourrit en retour»), donne bien l’idée de choses qui s’alimentent elles-mêmes. Lorsque de telles boucles agissent dans un système, on parle de système bouclé. Ces boucles de rétroaction, difficiles mais passionnantes à étudier, sont au cœur de l’étude des systèmes complexes, et se trouvent absolument partout en science, de la physique à la politique en passant par l’économie, la biologie ou l’informatique. Elles peuvent se classer en deux familles.

Rétroaction positive: «plus je t’embrasse…»

Lorsqu’un phénomène s’auto-alimente (ce qu’on appelle un cercle vicieux ou cercle vertueux selon les circonstances), on a affaire à une boucle de rétroaction positive[2] . «Plus je suis riche, plus je peux investir, et donc plus je m’enrichis». «Plus j’apprends de choses, plus j’ai envie d’apprendre». «Plus je suis triste, moins j’ai d’amis, et plus je suis triste», etc. La solution mathématique de ce genre de situations est ce qu’on appelle une «exponentielle», une courbe dont la croissance est proportionnelle à elle-même: l’exacte traduction mathématique des phrases précédentes. De nombreux proverbes courants illustrent ce type de situations, comme «L’appétit vient en mangeant», «Le succès appelle le succès», mais aussi «Les ennuis appellent les ennuis»! Mentionnons également une parfaite illustration de la rétroaction positive avec cette chanson: «Plus je t’embrasse, plus j’ai envie de t’embrasser»[3] ! Il est facile de comprendre pourquoi les systèmes bouclés positivement suscitent à la fois fascination et peur: cercles vertueux ou vicieux, ils contiennent des promesses de progression extrêmement rapide, pour le meilleur et pour le pire. Un exemple bien connu est la réaction en chaîne de la bombe atomique, où la désintégration d’un seul noyau d’uranium sous l’effet d’un neutron libère deux neutrons, qui désintègrent deux noyaux, qui libèrent quatre neutrons, qui frappent quatre noyaux, qui libèrent huit neutrons… 16, 32, 64, ce qui conduit à l’énorme dégagement d’énergie que l’on sait. En biologie, la multiplication d’organismes dans un milieu favorable peut suivre ce genre de loi: une bactérie (ou levure, ou paramécie, etc.) se divise en deux, puis 4, 8, 16… et le corps, ou la pâte à pain, est rapidement colonisée. En acoustique, pensons au pénible effet Larsen, lorsque le micro d’un musicien est placé trop près du haut-parleur de retour: le son, amplifié par le haut-parleur, est à nouveau capté par le micro, amplifié, et sature à un niveau souvent insupportable. En économie, nous avons l’exemple de la bulle spéculative: si beaucoup d’investisseurs s’intéressent à un quartier d’une ville, les prix montent, ce qui attire de nouveaux investisseurs, faisant monter le prix à nouveau. Bombe A, invasion biologique, effet Larsen, bulle immobilière: tous ces exemples issus de domaines variés illustrent le même type de processus de feedback positif conduisant à la croissance exponentielle.

Rétroaction négative: se chauffer quand on a froid

Dans le second type de rétroaction, les choses sont à la fois très différentes et très semblables. Prenons par exemple une pièce thermostatée à 18°C. Comment fonctionne un thermostat? Un capteur mesure la température, et donne l’ordre à la chaudière de chauffer la pièce si la température est plus basse que 18°C. Si la température dépasse cette valeur, l’ordre est donné à la climatisation de refroidir la pièce. «Trop chaud» implique «refroidissement», «trop froid» implique «réchauffement»: la conséquence rétroagit dans le sens inverse de la cause qui lui a donné naissance. Mathématiquement, la seule différence avec le cas précédent réside dans un petit signe «moins» dans une équation, d’où le terme de rétroaction négative[4] . Mais ce signe «moins» change tout, car un tel système s’auto-régule au lieu de s’auto-emballer! Les rétroactions négatives sont donc présentes dans tous les domaines où on a besoin de stabilité et d’auto-limitation, quelque chose d’absolument indispensable dans une multitude de cas, naturels ou artificiels: maintien des 37°C du corps humain, cap suivi par un avion en pilote automatique, etc. Très généralement, que ce soit en politique, en pédagogie, en biologie, etc., on peut dire que tout processus s’auto-limitant en tenant compte de ses résultats utilise des rétroactions négatives.

Stabilisation contre cercle vicieux

Les systèmes bouclés ont donc des comportements radicalement différents selon que le feedback est positif ou négatif: amplification dans un cas, stabilisation dans l’autre. On comprend donc qu’un des enjeux de l’étude des systèmes complexes est de repérer s’ils sont plutôt le siège de l’un ou l’autre type de rétroaction. Dans la plupart des cas, les boucles des deux sortes s’emmêlent! La question est alors: lesquelles vont dominer? Quels comportements nouveaux peuvent naître de leurs interactions? Prenons par exemple une forêt. Lorsqu’on coupe de grands arbres sur une petite surface, la forêt réagit en quelques dizaines d’années en «cicatrisant» le trou ainsi fait: car la lumière qui parvient jusqu’au sol fait croître rapidement les jeunes sujets qui attendaient leur heure, à l’ombre des vétérans… Voilà donc une rétroaction négative (la destruction est suivie par une reconstruction), qui stabilise la forêt dans son état d’équilibre - une canopée ininterrompue. Mais dans certaines conditions, on risque de mettre en branle un cercle vicieux: après une grosse coupe, les pluies risquent de commencer à emporter le sol qui n’est plus protégé par les arbres. La végétation ne pousse que difficilement, et retient de plus en plus mal la terre, qui finit par être totalement éliminée par les intempéries. En quelques années, on peut assister à un «lessivage» complet des terres fertiles et à la mise à nu de la roche stérile. Stabilisation ou cercle vicieux, repousse ou lessivage, quel effet domine entre les deux? Cela dépend de la taille de la coupe, de la nature du terrain, de la pluviométrie, etc. Dans certains cas, l’effet stabilisateur l’emporte (terrain plat, épaisse couche d’humus); dans d’autres (fine couche d’humus sur pente, pluies violentes) la boucle positive gagne.

Des campagnols et des hiboux: chaos déterministe

Un exemple passionnant qui nous montre les interactions possibles entre différents mécanismes de rétroaction est l’étude des populations de proies et de prédateurs, un cas étudié au début du siècle dernier. Considérons par exemple des campagnols terrestres et des hiboux des marais, en supposant pour simplifier que les hiboux ne mangent que des campagnols, qui eux-mêmes n’ont pas d’autre prédateur. Il existe une boucle de rétroaction positive concernant les campagnols entre eux. Comme les bactéries, livrés à eux-mêmes dans un milieu favorable, ils se reproduisent exponentiellement: 2, 4, 8, 16, etc. De même pour les hiboux, si les campagnols sont suffisamment nombreux. Mais il existe une rétroaction négative due à la compétition: plus les hiboux sont nombreux, moins il y a de nourriture disponible pour chacun d’eux, et moins ils auront de bébés. Que va-t-il se passer? Selon les conditions, plusieurs scénarios peuvent être observés - et calculés.

  1. Les hiboux, trop nombreux par rapport aux campagnols, ne parviennent plus à se nourrir et meurent, laissant une population de campagnols libre d’exploser.
  2. Les hiboux mangent jusqu’au dernier campagnol, menant à l’extinction des deux populations.
  3. La population de chaque animal se stabilise: campagnols limités par les hiboux, hiboux limités par la nourriture peu abondante.
  4. Oscillations: quelques années de pullulation de campagnols font monter la population de hiboux, qui par leur nombre réduisent la population de campagnols, réduction qui affame la population de hiboux, qui cessent de se reproduire et consomment moins de rongeurs. Ceuxci se remettent à prospérer et le cycle recommence!
  5. Enfin, les hauts et les bas des populations sont irréguliers et tout à fait imprévisibles, un phénomène que l’on appelle le «chaos déterministe».

L’existence du chaos déterministe est une des leçons importantes de l’étude de ces systèmes: même avec des systèmes simples et déterministes (donc sans aucune place pour l’aléatoire), il peut apparaître une situation chaotique, où la limitation des prévisions n’est pas due à des difficultés de calcul - que l’on pourrait espérer résoudre avec des moyens plus puissants -, mais à la nature même de la situation. Dans ces cas, les ordinateurs les plus performants ne pourront jamais nous donner de prévision fiable!

Mathématiques des crises

Si déjà l’interaction relativement simple entre hiboux et campagnols donne des évolutions imprévisibles, on imagine bien que des systèmes encore plus complexes, comprenant beaucoup plus de mécanismes de rétroaction interdépendants, sont fondamentalement très difficiles à étudier. Revenons alors à notre interrogation d’origine sur l’impossibilité de prévoir la météo ou les cours de la Bourse. La physique de l’atmosphère ou l’économie sont soumis à une multitude de rétroactions enchevêtrées. En économie par exemple, on a mentionné l’existence de bulles spéculatives due au comportement moutonnier des agents économiques. Considérons également la façon dont le chômage peut se nourrir lui-même, en diminuant la consommation et donc les investissements, et donc l’embauche. Des centaines de rétroactions négatives ou positives enchevêtrées peuvent ainsi être observées. A quoi peut conduire tout ceci? La réponse des mathématiciens (et l’observation) est claire: irrégularité et crises! 1923 (méga-inflation en Allemagne), 1929 et 2008 (crises économiques), ouragans Katrina ou Harvey (2005, 2016), etc. Le résultat n’est pas un équilibre stable, ni une succession de cycles, mais une évolution erratique où les phénomènes extrêmes peuvent arriver de façon imprévisible.

Méfiance, le monde est terriblement compliqué!

En somme, la science annonce très clairement ses limites en prévoyant … que certains systèmes ne seront pas prévisibles! Ces considérations doivent nous inciter à la plus grande méfiance face aux personnes qui prétendent prévoir l’avenir dans des domaines complexes comme économie, sciences sociales, écologie, et bien d’autres. Prudence, le monde est terriblement compliqué! Qui est capable de donner toutes les conséquences d’un baril de pétrole à 100 dollars? Qui peut vraiment prédire les retombées de la construction d’une nouvelle autoroute autour de telle grande ville? Qui peut dire que le défrichement d’une vaste zone de forêt n’aura pas de conséquence sur la pluviométrie d’une région? Personne, même avec les ordinateurs les plus puissants.  

François Chamaraux, enseignant en physique et mathématiques  

[1] Le terme «système» est pris ici au sens large comme un «ensemble d’agents en interaction»: système planétaire, système chimique, système économique, écosystème, etc [2] Le terme «positif» n’est pas un jugement de valeur: une rétroaction positive peut être bénéfique ou dangereuse [3] Plus je t’embrasse, chanson de Ben Ryan, paroles françaises de Max François, chantée par Blossom Dearie notamment. [4] Encore une fois, aucun jugement de valeur dans le terme «négatif»: ces rétroactions sont au contraire très souvent bénéfiques.    

déc 2018

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