Lune rousse et Saints de Glace: la dangereuse météo du printemps

Mercredi 26 avril 2023

froid
François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

«Pour moi, c’est le printemps qui me mine et me désunit de fond en comble: l’aigre printemps de France, acide, mordant, quinteux, giflé de grêle et d’orages, (…) un entre-deux-gelées balayé de grains cinglants.1 »

L’auteur de ces lignes, le géographe et écrivain Julien Gracq, grand observateur des paysages et de la nature, évoque la France. Mais cette phrase s’appliquerait aussi bien à la Belgique, l’Allemagne ou les Pays-Bas. Le printemps météorologique2 en Europe de l’Ouest est une période imprévisible, alternant les extrêmes de façon brusque et souvent déplaisante: pluie et sécheresse, gel et soleil, neige et tonnerre… tout peut arriver durant ces trois mois, pour le meilleur et souvent pour le pire.

L’angoisse du grenier vide

Pour les urbain·es modernes, le climat du printemps n’est guère plus que désagréable. Trop froid, trop chaud, parapluie oublié ou retourné par le vent… L’exclamation classique «On ne sait pas comment s’habiller!» résume les désagréments mineurs auxquels cette saison expose les citadin·es. Mais pour le monde agricole, celle-ci représente une période dangereuse, où plusieurs catastrophes peuvent se produire.

Une de ces catastrophes a lieu lorsqu’un début de printemps doux (par exemple, plusieurs jours de mars à 15, voire 20°C) est suivi par une période froide (-3°C un matin d’avril, voire début mai). Ce phénomène s’explique facilement par la physique: au printemps, la durée du jour et l’intensité du soleil augmentent très rapidement, ce qui permet des températures parfois assez élevées: 20°C fin mars ne sont pas rares. Mais les nuits encore relativement longues autorisent une perte de chaleur nocturne très importante. Ce refroidissement est favorisé par un ciel dégagé (qui laisse passer les infrarouges, emportant de l’énergie thermique dans l’espace). Ajoutons à cela une possible descente d’air polaire et un petit vent du Nord, et c’est ainsi qu’un clair matin d'avril ou de mai, la température au sol peut passer sous zéro.

Que se passe-t-il alors pour la végétation? Encouragées par un premier printemps clément, des graines ont germé, les arbres et les plantes vivaces ont produit de jeunes feuilles et fleurs. Déjà bien développées mais fragiles, ces pousses peuvent alors être détruites en quelques heures par un coup de froid nocturne. Le gel des fleurs de vigne ou de pêcher peuvent ainsi réduire à néant la récolte de l’année; des semis d’avril peuvent se trouver totalement grillés par une gelée de mai, ce qui contraint à effectuer un deuxième semis plus tardif. Ces événements peuvent compromettre la récolte de l’année, et donc mettre en danger l’économie, voire la sécurité alimentaire de toute une région.

De plus, jusqu’au phénomène récent de surabondance de nourriture, le printemps est longtemps resté la saison où les provisions de l’année précédente arrivaient à leur fin, avant l’arrivée des nouveaux produits frais. On comprend donc que nos ancêtres connaissaient des préoccupations bien plus graves que notre actuel «On ne sait pas comment s’habiller». L’angoisse du grenier vide, et donc le spectre de la disette, voire de la famine, expliquent en partie la crainte du printemps, et donc l’abondance de dictons, savoirs et croyances météorologiques se rapportant à cette saison3 . Nous allons ici nous pencher sur deux de ces éléments de savoir populaire: la lune rousse et les Saints de Glace.

La «Lune rousse» ou plutôt «lunaison rousse»

Le terme lune renvoie à deux réalités en français: d’une part l’objet céleste lui-même, et d’autre part, en un sens plus rare, la période d’environ 29 jours et demi séparant deux nouvelles lunes consécutives, période qu’on appelle généralement lunaison. On dit ainsi par exemple: «Je n’ai pas vu ma cousine depuis des lunes!4 ». Notons que plusieurs langues européennes montrent une forte proximité entre les mots mois et lune (maan/maand; moon/month; Mond/Monat, etc.), et ce bien que le mois du calendrier chrétien, basé sur le soleil et non la lune, soit un peu plus long qu’une lunaison5 .

Correctement compris, le terme lune rousse désigne donc non pas l’astre, mais l’intervalle de temps défini comme la lunaison suivant Pâques6 . Un petit calcul montre que, selon les années, cette période peut avoir lieu au plus tôt du 4 avril au 3 mai, et au plus tard du 3 mai au 1er juin. La lune rousse désigne donc simplement une période à cheval sur avril et mai. En 2023, elle court du 20 avril au 19 mai.

Première question: la lune possède-t-elle une couleur rousse pendant cette période? Non! Comme tout le monde peut s’en apercevoir en jetant un coup d’œil au bon moment, notre astre nocturne garde son aspect blanc habituel, sauf bien sûr à son lever et à son coucher: tout comme le soleil, la lune prend une teinte rouge orangée lorsqu’elle est bas sur l’horizon, et ce en toute saison7 . La lune rousse ne désigne donc pas un phénomène de coloration de notre satellite.

La lune coupable?


Deuxième question: d’où vient ce terme? Comme on l’a dit, en avril et mai, donc en plein dans la lune rousse, les fameuses gelées tardives risquent d’abîmer les plantes, en particulier les feuilles tendres, qui meurent en… roussissant. Or, comme on l’a vu, les nuits froides sont celles où le ciel est découvert, celles donc où la lune a été bien visible! Si un lendemain matin de beau clair de lune, je découvre mes fleurs de vignes ou mes feuilles de tomates anéanties par le gel, je pourrais être tenté de soupçonner la lumière maléfique de l’astre nocturne, déjà accusé de nombreux maux8 . Ainsi la lumière de la lune de printemps a-t-elle été soupçonnée, à tort, de faire roussir les plantes, alors que le froid seul en est responsable.
Disculpons ici la lune, victime d’une confusion classique entre corrélation et lien de cause à effet ! De même que les vendeurs de glace à la Côte ne sont pas responsables des coups de soleil (deux phénomènes corrélés au début des vacances d’été), la lune n’est pas responsable du gel des plantes (deux phénomènes corrélés à un ciel nocturne dégagé).

Les Saints de Glace


Aux 11, 12 et 13 mai, le calendrier chrétien associe les Saints Mamert, Pancrace et Servais, qu’on appelle Saints de Glace. Certaines traditions y ajoutent les 14 et 15 mai. Que signifient exactement ces dates importantes pour le calendrier agricole? Souvent, on lit que ces jours sont ceux où se produit un coup de froid brutal. Ailleurs, on apprend – ce qui est différent – qu’il faut considérer ces trois dates non pas comme des dates particulièrement froides, mais comme des dates limites au-delà desquelles on ne risque plus de gelées nocturnes. On conseille ainsi aux jardiniers d’attendre le 14 mai pour repiquer des plantes fragiles. Il faut tout de suite remarquer que l’éventuelle pertinence de ce savoir populaire dépend de la région: clairement faux dans les montagnes suédoises – où le gel reste classique en juin –, il se révèle inutile à Nice, où il ne gèle jamais après avril. Nous nous cantonnerons aux régions de plaine de l’Europe tempérée, où la tradition des Saints de Glace (Ice Saints, Eisheiligen, IJsheiligen, etc.) reste vivace.

Examinons la première interprétation: se produit-il un coup de froid les 11, 12 et 13 mai? Non. En examinant les courbes de températures, on s’aperçoit qu’aucune anomalie n’a lieu ces jours-là. A Uccle par exemple, ils furent certes un peu froids en 2021, 2020 et 2019, mais plutôt chauds en 2018, 2017 et 20169 . Plus largement, aucune étude sérieuse n’a révélé de phénomène particulier les 11, 12 et 13 mai, même si on a évoqué, entre autres, la traversée par la Terre d’un nuage de poussière qui diminuerait le flux solaire, une hypothèse abandonnée10 . La première interprétation semble donc erronée.

La deuxième interprétation semble en revanche assez juste: si des gelées sont encore possibles début mai, on n’en observe presque jamais après le 13. Presque! Car on apprend qu’il a gelé le 16 mai 1941 à Uccle, ainsi que le 22 mai 1955, record de la gelée la plus tardive. Plus récemment, il a gelé le 14 mai 2010 à Middelkerke11 . On a même mesuré des températures négatives jusqu’en juin dans des régions plus fraîches, comme le 1er juin 1975 à Rochefort ou le 5 juin 1991 à Charleville-Mézières (France). Des gelées en juillet ont même été observées en plaine (1er juillet 1962 en Champagne)!12 13

En résumé, que se passe-t-il aux Saints de Glace? Strictement rien de spécial! Mais on peut tout de même affirmer : «En Europe de l’Ouest tempérée, en plaine, après le 13 mai (mais on aurait pu choisir le 16 ou le 11), les gelées deviennent très peu probables, quoique encore possibles». Il s’agit d’une assertion un peu vague et probabiliste, comme souvent en météorologie, mais un bon point de repère pour éviter des catastrophes aux champs ou au jardin.

Peu importe qu’il fasse froid jusqu’au 13 ou au 16 mai: l’important est de se méfier, encore début mai, des dernières gelées.

Croyances ou savoirs?

Croyances ou savoirs? Loin de moi l’idée de discréditer ces histoires de Saints de Glace et de lune rousse, sous prétexte qu’elles seraient arbitraires («Le 13 mai oui, mais pourquoi pas le 16 ou le 11?») ou basées sur une croyance erronée («La lune possède un rayonnement nuisible»). Bien au contraire, et cela pour au moins trois raisons. D’abord, elles fonctionnent assez bien. Après tout, peu importe que la lune soit responsable ou non des dégâts sur les plantes: l’important reste de prendre des mesures (couvrir les jeunes semis par exemple) lorsqu’on voit briller la lune dans un ciel froid d’avril. Peu importe qu’il fasse froid jusqu’au 13 ou au 16 mai: l’important est de se méfier, encore début mai, des dernières gelées. On peut considérer ces savoirs imagés comme des moyens mnémotechniques pour conserver sa vigilance face aux caprices du climat.

Ensuite, personne n’impose de prendre ce savoir populaire au pied de la lettre: il ne dispense pas d’utiliser le bon sens. Un paysan remarquant un vent du Nord le 15 mai 1502 allait-il planifier un repiquage de plantes fragiles sous prétexte que les Saints de Glace étaient passés et que la lune rousse était terminée? Rien n’est moins sûr. Méfions-nous de notre tendance contemporaine à prendre nos ancêtres d’avant les Lumières pour des personnes incapables de réfléchir de façon autonome, car nous ne savons pas grand-chose d’elles. Peut-être avaient-elles plus de jugeote que certains jardiniers contemporains, qui croient aveuglément au gel des Saints de Glace, y compris quand tout laisse prévoir un 13 mai doux et stable!

Enfin, dans le monde contemporain où la météorologie est devenue un domaine très technique, avec ses ordinateurs, ses modèles physiques et ses satellites d’observation, les dictons et autres savoirs populaires apportent une note de poésie agréable. Là où la science pourrait affirmer, graphes à l’appui, que «La probabilité de gelées nocturnes par ciel clair reste encore forte en avril, et diminue jusqu’à atteindre presque zéro au milieu du mois de mai», je trouve assez plaisant de parler de lune rousse et de Saints de Glace. C’est finalement dire à peu près la même chose, d’une façon plus imagée et plus facile à mémoriser.

 

Eduquer 178 - Pierre-Paul Pariseau

mai 2023

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178

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