Les poisons, épisode 1: Cyanure, botox® et chicon

Jeudi 29 février 2024

François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Les poisons naturels ont quelque chose de fascinant. Le fait que quelques milligrammes (la masse d’un grain de blé) d’une certaine substance provenant d’une plante ou d'une bactérie, par exemple, soient capables de tuer un animal de 70 kilos – vous et moi – défie l’imagination. Toutes proportions gardées, c’est comme si l'Atomium était renversé par un jet de caillou ou comme si un train déraillait en roulant sur une grenouille! Comment le vivant peut-il être si fragile vis-à-vis de choses aussi minuscules ? Petite promenade parmi les poisons naturels, qui nous mènera du cyanure au chicon en passant par le célèbre botox®.

Un poison est une «substance qui, introduite dans l'organisme à dose suffisante, détruit ou altère les fonctions vitales» (Larousse). Ce que nous dit ici le dictionnaire, c’est que chaque poison produit son effet à partir d’une certaine dose. Ainsi, 200 milligrammes de cyanure suffisent pour tuer un humain, mais 300 g de sel aussi, et même 7 ou 8 kg d’eau1 ! Le sel ou l’eau peuvent donc, si on prend la définition à la lettre, entrer dans la catégorie des poisons. Ceci a été résumé par Paracelse, médecin du XVIe siècle: «Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison». Ceci semble relever du bon sens, mais sera, comme on le verra dans l’épisode suivant, contredit par la science moderne dans certains cas.

L’échelle des poisons

Mis à part ces cas spéciaux, nous pouvons donc définir la létalité d’un poison mortel2 en comparant la masse de poison suffisante pour tuer avec la masse de l’être vivant3 tué. On définit donc ce qu’on appelle la dose létale à 50%, ou DL50, comme le rapport entre la masse de poison tuant la moitié d’un groupe d’animaux d’une part (ou, si l'on préfère, qui tue avec une probabilité de 50%) et la masse de ces animaux d’autre part. Plus elle est petite, plus le poison est violent.
La DL50 est souvent mesurée sur des rats et pas toujours bien connue pour l’humain. Cependant, la mesure chez le rat donnera souvent un ordre de grandeur pertinent pour notre espèce4 . Par exemple, il faut 5 mg de cyanure pour tuer la moitié d’un groupe de dix rats de 500 g: la DL50 du cyanure est de 5mg/5kg, soit 0,000001 kg/kg. En extrapolant à l’humain, nous concluons que 70 mg de cyanure ont de bonnes chances de tuer un adulte.
A partir de cette unité, on peut classer les poisons par ordre croissant de létalité, depuis les poisons bénins comme l’eau, qui affiche un score de 0,1 kg/kg environ, jusqu’à la toxine botulique, qui détient le record des toxines naturelles, avec une valeur de l’ordre de 0,000000000001 kg/kg. Que signifie ce nombre hallucinant? Qu’un milliardième de gramme de botox® (le nom commercial de cette toxine) peut tuer un animal d’un kilo. Ou encore que, à partir d’un simple kilo de toxine botulique parfaitement réparti, on peut tuer la moitié d’une population d’un milliard de tonnes d’animaux, c’est-à-dire l’humanité presque entière5 . On comprend que ce produit fasse partie des substances considérées comme potentielle arme biologique; en France, les stocks d’antidote sont d’ailleurs détenus par l’armée6 .
Revenons à la question de départ: pourquoi une telle efficacité? Comme souvent en biologie, «pourquoi» signifie deux choses. D’abord : pour quoi le poison, c’est-à-dire quelle est sa fonction biologique? Et ensuite, comment expliquer rationnellement sa létalité?

Une telle efficacité, pour quoi faire?

Voyons d’abord la première question: les poisons, pour quoi faire ? Certains animaux, comme les serpents, utilisent le poison pour tuer leur proie. Mais la majorité des poisons sont défensifs. En effet, face à un prédateur, l’alternative «fight or flight» (combattre ou fuir) ne convient pas lorsque vous n'avez ni muscles ni griffes. Que faire alors contre le chevreuil ou l’hirondelle qui veut vous manger? La solution du poison s’impose: une molécule qui, tuant ou rendant malade le mangeur pendant quelques jours, lui passera l’envie de vous avaler de nouveau.
De nombreuses plantes, champignons, insectes ont ainsi développé au fil de la sélection naturelle des molécules toxiques dans les feuilles, fleurs, bulbes, etc. Amanite, anémone, muguet7 … Il y a dans un hectare de forêt de Soignes de quoi tuer des dizaines de personnes: un véritable arsenal chimique. Notons que Homo sapiens, cet animal toujours très astucieux, a emprunté à ces petits êtres certaines de leurs armes défensives: par exemple, aux champignons qui se défendent contre les bactéries8 , H. sapiens a pris la pénicilline, et à l’anémone qui se préserve contre les herbivores, de quoi enduire les flèches pour paralyser le gibier9 .

Comment une telle efficacité ?

Que feraient des terroristes s’ils voulaient paralyser la Belgique en 2024? Ils viseraient des points stratégiques: neutraliser deux ou trois centrales électriques, bloquer un aéroport, quelques grandes gares, quelques nœuds autoroutiers, ou propager un virus informatique attaquant trois ou quatre grandes banques. Ce genre d’actions suffirait amplement pour paralyser notre société complexe.
Les toxines naturelles, à l’échelle de l’organisme, agissent de façon un peu semblable, en ciblant des lieux éminemment stratégiques. Par exemple, le botox® vise la jonction neuromusculaire. Par des réactions chimiques spécifiques rendues possibles par une structure parfaitement adaptée, la toxine inhibe la libération de l’acétylcholine, qui est l’intermédiaire chimique transmettant les ordres transitant des nerfs vers les muscles. La contraction musculaire est donc impossible, ce qui conduit à une «paralysie flasque10 et à la mort par étouffement. Agir sur le messager porteur d’une information vitale: brillante idée, qui explique l’incroyable toxicité du botulisme.
Tous les poisons naturels puissants (digitaline11 , curare12 , strychnine13 , cyanure14 , etc.) possèdent ainsi des modes d’action ciblant des nœuds stratégiques de la vie animale – des points de fragilité, pourrait-on dire: cette fragilité de la vie, qui est le prix à payer pour la complexité d’un organisme comprenant des millions de réactions chimiques et de structures imbriquées et interdépendantes.

Mais comment a-t-on survécu ?

Encore une question: si l’animal est si fragile face aux poisons, si le moindre bout de forêt ou de prairie est une dantesque armoire à poisons, comment le règne animal a-t-il survécu jusqu’à aujourd’hui? Certains animaux ont évolué vers un régime restreint. Le koala par exemple, abonné aux eucalyptus, ne risque pas d’être tenté par une autre plante. Et l’eucalyptus n’a pas évolué vers la production d’une toxine anti-koala: il pousse suffisamment vite pour ne pas être menacé.
Mais nous, comme de nombreux autres animaux, sommes des omnivores, prêts à mettre dans l’assiette à peu près n'importe quel être vivant. Vertébrés, arthropodes15 , mollusques, plantes, algues, champignons, levures, bactéries… Homo sapiens a tout essayé ou presque! D’un point de vue évolutif, c’est formidable: notre espèce peut vivre à peu près partout sur la terre ferme, contrairement au koala, coincé dans ses forêts d’eucalyptus. Mais, vu le nombre de poisons en circulation, l’omnivorisme peut se révéler très dangereux. Comment se tenir à distance de ces toxines, tout en profitant au mieux des ressources alimentaires ? Ce problème, que le psychologue américain Rozin a appelé le «dilemme de l’omnivore», est résolu à l'échelle de l’espèce par la fabuleuse robustesse de l’évolution par sélection naturelle.
Car, après avoir brouté une prairie variée, peuplée de plantes et d’insectes empoisonnés, quels animaux du groupe vont survivre? Les individus suffisamment méfiants qui ont goûté seulement une minuscule pousse inconnue. Ceux qui n’ont pas apprécié le goût ou l'odeur de la substance empoisonnée (à qui l’évolution a souvent donné un goût amer), ou ceux qui présentent une résistance génétique au poison, ou encore ceux qui ont associé la couleur rouge vif des coccinelles à leur toxicité16 . Et voici comment sont sélectionnés les individus circonspects face à la nouveauté alimentaire, ou ceux qui rejettent l’amer, ou les individus résistants qui possèdent par exemple une enzyme détoxifiante17 .
Citons également le vomissement : ce réflexe extrêmement utile, une sorte de dernier rempart contre le poison, nous évite par exemple que deux litres de vodka18 ou un plat dangereusement fermenté et colonisé par une bactérie toxique ne passent de l’estomac à l’intestin. Hélas, il existe toujours des décès par intoxication aiguë à l’alcool, à la conserve avariée19 ou même à l’eau, preuve que le réflexe de vomissement n’est pas toujours parfaitement au point.
Ainsi, depuis des millions d’années, empoisonneurs et empoisonnés coévoluent: l’empoisonneur perfectionne petit à petit ses défenses chimiques, atteignant des sommets d’efficacité, tandis que l’empoisonné acquiert par la sélection naturelle20 des instincts lui permettant de manger le mangeable et de ne pas toucher ni digérer le toxique. Et finalement, tout ce monde coexiste sans trop se toucher, dans une sorte de quant-à-soi prudent, où de rares accidents21 ne menacent pas l’espèce. Et chaque mangeur se concentre sur les espèces qui lui sont comestibles, espèces qui n'ont pas évolué vers la production de poison, mais se défendent autrement: reproduction élevée, haute taille, épines, etc.

Laisse tes chicons!

Mettons-nous à la place d'un extraterrestre étudiant la vie sur Terre depuis quatre milliards d’années et observons cette scène: un petit enfant accepte les aliments denses et caloriques – pâtes, fish-sticks, gâteaux – et rejette des substances suspectes, souvent pauvres en calories et en protéines, amères ou franchement puantes, que les adultes bien intentionnés appellent «légumes» ou «fromages». Comment expliquer cette scène? A la lumière de ce qu’on vient de voir, il semble bien que ce petit mammifère omnivore obéisse à un sain réflexe de survie sélectionné par des millions d’années d’évolution. Car ce qu’on appelle la «néophobie», cette tendance à rejeter les aliments nouveaux vers l’âge de deux ou trois ans, peut être considérée comme «un mécanisme de survie bénéfique sélectionné par l’évolution, qui évite aux enfants d’ingérer des substances toxiques à un âge où ils deviennent suffisamment habiles et mobiles pour cueillir et consommer des objets trouvés dans leur environnement immédiat, mais en dehors de la surveillance parentale22
Un enfant qui refuse les chicons ou le brie à deux ans obéit donc à un très ancien impératif de survie. Car si à cet âge où on commence à marcher partout, nos ancêtres avaient été aussi stupidement ouverts que les adultes à toute sorte de nouveauté amère ou fermentée, ils auraient fourré dans leur bouche tout et n’importe quoi: de jolies baies d’if, de belles feuilles d’anémone, des fruits pourris sucrés mais pleins d’alcool23 . Ils seraient morts en 24 heures et nous ne serions pas là pour en parler… Laissons donc les enfants de cet âge se méfier des chicons et des fromages: ils ne font que perpétuer l’espèce!24

  • 1Il existe vraiment des cas tragiques d’empoisonnement à l’eau.
  • 2Dans toute la suite, on considèrera la toxicité aiguë (exposition durant un temps bref, par exemple en une prise alimentaire) et non chronique (exposition durant des mois ou des années).
  • 3Dans la suite, on considèrera essentiellement des animaux, bien que l’on puisse également parler de toxicité pour les plantes, les champignons, etc.
  • 4Même si nous n’aimons pas entendre cela, nous ne sommes pas très différent·es du rat !
  • 5L’humanité pèse un peu moins de 500 millions de tonnes.
  • 6https://www.20minutes.fr/sante/4054829-20230926-cas-botulisme-bordeaux-…
  • 7DEOM P. La Hulotte n°65, Ed. Passerage, 1995.
  • 8SHELDRAKE M. Entangled Life, Penguin, London, 2020.
  • 9Il s’agit de la jolie anémone sylvie de nos forêts,
    qui transforme certains secteurs en tapis blancs
    fin mars.
  • 10D’où son utilisation pour supprimer les rides.
  • 11Présente dans la digitale.
  • 12Extrait d’une liane, utilisé par des Indiens d’Amérique du Sud sur les fléchettes empoisonnées.
  • 13Très présente dans les romans policiers, et utilisée autrefois comme raticide.
  • 14Probablement le poison le plus classique (suicide de Madame Bovary notamment), présent dans certaines plantes comme le lin ou le manioc.
  • 15Grillons et crabe, par exemple.
  • 16DEOM P. La Hulotte n°108, Ed. Passerage, 2019.
  • 17Par exemple, les Européens présentent une résistance à l'alcool que les Japonais ne possèdent pas.
  • 18Correspondant à peu près à la dose mortelle moyenne.
  • 19En France, la très médiatisée intoxication botulique de septembre 2023 dans un restaurant bordelais à partir de sardines périmées fut fatale à une personne.
  • 20Et, dans certaines espèces comme la nôtre, par l’éducation.
  • 21À l'échelle mondiale, on compte des centaines de décès par an par ingestion de champignons, muguet, conserves périmées, etc. Les décès par overdose sont un cas un peu particulier, dans la mesure où l’intoxication a été recherchée.
  • 22DOVEY Terence M., STAPLES Paul A., GIBSON E. Leigh, HALFORD Jason C.G. «Food neophobia and ‘picky/fussy’ eating in children: A review», Appetite, Volume 50, Issues 2–3, 2008, 181-193.
  • 23Certains scientifiques pensent que l’alcool était un poison beaucoup plus violent pour nos ancêtres que pour nous: SHELDRAKE M. Op. cit.
  • 24Bien sûr, il reste essentiel de proposer une alimentation saine et variée, de limiter le sucre, la graisse et le sel, pour une sortie en douceur de la néophobie, qui n’a qu’un temps…

Mar 2024

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