La science désenchante-t-elle le monde ?

Jeudi 2 mars 2023

sciences monde terre
François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Voilà un commentaire que j’entends souvent : « Pour vous les scientifiques[1], le monde se résume à des équations, des nombres. Cette vision rationnelle exclut le sens du beau ». Ou : « Avec votre vision atomiste de la vie, vous lui ôtez son sens, son caractère sacré… vous autres scientifiques ne croyez en rien ».

On peut résumer ce type de reproches en une expression restée fameuse : « La science désenchante le monde »[2]. Il en ressort une image des scientifiques plutôt négative : des personnes froides et rationnelles, incapables d’apprécier le beau, qui ne savent pas ce qui est sacré, qui ne connaissent pas le sens de la vie, qui ne croient en rien et qui propagent cette façon de penser dans la société. Cette image, certes ancienne, ressurgit souvent, et contribue sans doute en partie[3] à une certaine défiance envers les sciences de la nature, qui se manifeste par exemple par une baisse du nombre d’étudiants dans ces disciplines.

Du vrai là-dedans ?

Y a-t-il du vrai là-dedans ? Oui, bien sûr ! Les sciences de la nature proposent en effet une vision du monde atomiste et rationnelle, c’est-à-dire basée sur la raison (« La faculté qui permet à l'être humain de connaître, juger et agir conformément à des principes »[4]). Elles progressent au moyen d’expérimentation et de concepts parfois abstraits, et bien souvent avec des nombres et des équations. Si on devait résumer en quelques phrases le message essentiel de la science, on pourrait proposer ceci : le monde est constitué d’atomes, dont les interactions sont décrites par des lois mathématiques. Sous l’influence de ces interactions, les atomes forment des structures, comme des étoiles, des planètes, des bactéries, des plantes, et même des choses très complexes comme des ministres des finances.

Il faut quand même rappeler que cette vision d’ensemble du monde, certes pleine d’immenses zones d’ombre, représente l’un des plus impressionnants accomplissements culturels de l’humain, fruit de milliers d’années de travail de millions de personnes. Cet édifice cohérent, où les différentes branches se consolident mutuellement, où chaque nouvelle découverte s’inscrit dans le cadre global après des débats plus ou moins difficiles, permet de comprendre la structure des galaxies ou la couleur du soleil couchant, mais aussi de fabriquer des médicaments et des GSM fiables. Ne pas comprendre cela, dénigrer cette vision atomiste et rationnelle du monde, c’est croire que les smartphones poussent dans les choux et les médicaments dans les roses.

Le sens de la beauté perdu ?

Passons à la première objection. La science empêche-t-elle d’apprécier la beauté d’un tableau, d’un concert, d’un enfant qui court sur la plage ? Le fait de connaître les théories de l’évolution, de la propagation de la lumière et de la mécanique des muscles gâcherait-il ce dernier spectacle ? Je n'ai jamais entendu parler de ce genre de problème. Au contraire : chez les scientifiques, les témoignages inverses sont nombreux. Les chercheurs insistent sur cet émerveillement, qui est aussi l’un des moteurs les plus puissants de la recherche. « A chaque fois que nous examinons un problème en profondeur, le même frisson, le même émerveillement et le même mystère ne cessent de revenir », dit le physicien Feynman[5].

Ainsi, au lieu d’assécher notre intérêt pour le monde, la connaissance nous rend plus attentifs, et aussi admiratifs, de ce monde dont énormément de pans restent inconnus et fascinants. Ce cercle vertueux « connaître et apprécier » se retrouve dans de nombreux domaines. Un musicien qui apprend à fond la technique du violon peine-t-il à trouver de la beauté dans Mozart ? Une étudiante apprenant la grammaire anglaise perd-elle son intérêt pour les romans anglais ? Sûrement pas. C’est en pratiquant une activité exigeante que l’on apprécie au mieux le travail des autres. De même, je pense que c’est en pratiquant la science que l’on apprécie au mieux ce que les atomes et les lois de la physique ont produit - humains compris.

Dés-enchanter au sens premier

Passons à l’objection du sacré : la science brise-t-elle le caractère sacré du monde (et en particulier de la vie humaine, et de la Vie en général) ? Avant de répondre, il faut s’entendre sur la définition du terme sacré. Selon une première définition, est sacré « ce qui appartient au domaine séparé, intangible et inviolable du religieux et qui doit inspirer crainte et respect[6] ». Dans ce sens, en effet, la science ne respecte pas ce qui est sacré. Lorsque Galilée affirme que le monde au-delà de la Lune (soi-disant céleste et parfait) est soumis aux mêmes lois que le monde terrestre (supposé imparfait), et que tout ceci tourne autour du Soleil, il entre en contradiction avec les textes religieux.

Giordano Bruno fait de même lorsqu’il soutient l’idée étonnamment moderne d’un Univers infini peuplé d’autres mondes comme le nôtre. Il sera d’ailleurs brûlé par l’Inquisition. La géologie et la biologie du XIXe siècle réfutent le récit biblique d’une Terre et d’humains créés il y a 6 000 ans. Et lorsque Bonaparte fait remarquer à Laplace que Dieu est absent de sa théorie mécanique, le grand physicien répond simplement : « Je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse ».

Il est donc vrai que la science « désenchante le monde », mais à condition de revenir au sens premier de dés-enchanter : supprimer un enchantement, donc refuser la possibilité d’action magique, surnaturelle. On affirme ainsi que la raison pourra comprendre les phénomènes encore inexpliqués, tous dus à des actions strictement naturelles. On reconnaît bien sûr le projet des Lumières, un combat contre les superstitions et pour la libre pensée, projet accompagné par le développement des sciences de la nature depuis des centaines d’années.

Non-respect du sacré : un faux procès

Mais l’autre sens de sacré m’intéresse davantage : « à qui l'on doit un respect absolu, qui s'impose par sa haute valeur[7] ». Ce sens me paraît plus fondamental puisqu’il évoque la valeur et le respect de choses et d’êtres vivants en eux-mêmes, sans allusion à la religion. Pour savoir si la science supprime le sens du sacré, il faut alors se poser les questions suivantes : est-ce manquer de respect envers la Terre que de lui donner 4,5 milliards d’années, d’affirmer qu’elle est le résultat d’une accrétion de poussières sous l’effet de force de gravitation, qu’elle contient du fer, du silicium et bien d’autres atomes issus de cadavres d’étoiles anciennes ? Est-ce manquer de respect envers la vie que d’affirmer qu’elle est formée de carbone et d’oxygène et d’autres atomes liés par des interactions électromagnétiques, et qu’elle est caractérisée par une immense diversité de processus chimiques hors équilibre thermodynamique ? Est-ce manquer de respect envers l’humain que d’affirmer que certains de ses ancêtres sont des petits mammifères ressemblant des souris ?

Dans les trois cas, je pense que non. Je trouve même assez rassurant de me promener sur une vieille Terre qui en a vu d'autres, plutôt que sur une jeune planète de 6 000 ans. Amusant, et même poétique, de savoir que nos ancêtres très lointains étaient des bactéries sous-marines se nourrissant de fer et de gaz à l’odeur d’œuf pourri. Et flatteur d’avoir eu d’autres ancêtres aussi débrouillards que ces petits animaux qui ont survécu à la catastrophe[8] qui a tué les dinosaures, à laquelle nous ne survivrions pas si elle survenait demain matin.

Le « respect absolu » pour les enfants, les arbres, la vie, ne signifie pas qu’il faille cesser de dire qu’ils sont formés de carbone et d’oxygène, mais qu’il doivent être protégés, qu’on doit absolument éviter de les abîmer, blesser, tuer. Décider du respect ou de la valeur de la vie, et donc de son caractère sacré, est une affaire de morale et de lois, et la science ne s’oppose absolument pas à cela ! Bien au contraire, elle peut guider la réflexion en mettant en lumière les mécanismes du vivant. C’est donc un faux procès d’affirmer que la science, ou les scientifiques, n’ont pas le sens de ce qui est sacré.

Chercher le sens ailleurs

Examinons l’objection de la perte de sens par la faute de la science. Lorsqu’on regarde l’Univers avec un peu de recul scientifique, que voit-on ? Des particules interagissant selon les lois de la mécanique quantique ; des galaxies, étoiles, planètes, tournant d’après les lois de la gravitation d’Einstein ; sur l’une de ces planètes en banlieue d’une galaxie moyenne, une vie apparue probablement au fond de l’eau d’après les lois de la thermodynamique, évoluant au hasard des conditions physico-chimiques ; une évolution darwinienne sans aucun sens, qui n’obéit à aucun plan, aucune direction ; une existence humaine qui n’est que perduration pendant près de cent ans de réactions chimiques permettant à chacun de se dire « moi », existence se terminant par ce qu’on appelle la mort, c’est-à-dire une transformation, chimique encore, de nos quelques kilos de matière organique en molécules plus simples, à l’odeur plus ou moins désagréable.

Quel tableau ! Clairement, la science nous laisse avec une vision du monde et de la vie qui semble manquer de sens. Comme l’explique l’historien Y. N. Harari dans Homo Deus[9], il s’agit là du contrat de la modernité : la science nous apporte puissance et connaissance, mais en contrepartie, le monde perd ses dieux, ses anges et ses elfes. Et nous voici quelque part dans un Univers immense sans pilote, un monde qui n’a même visiblement jamais connu de pilote, qui évolue au hasard. Ce contrat — connaissance contre perte de sens — que notre monde sécularisé a signé depuis longtemps maintenant, peut se révéler douloureux. Pas de sens, pas de direction, pas de planification intelligente de ce qui se passe dans l’Univers : c’est un peu paniquant.

Doit-on en conclure que : « Vous, scientifiques, ne croyez en rien » ? Sûrement pas ! La science n’empêche personne de croire en plein de choses : en l’amitié, un avenir meilleur, une meilleure égalité sociale, une diminution de la violence, une amélioration des conditions de vie pour le plus grand nombre… Le tout à accomplir entre humains, sans Grand Pilote. La science comme « connaissance rationnelle du monde au moyen d’équations mathématiques » ne s’oppose pas à tout cela, bien au contraire. Il n’y a plus qu’à s’y mettre.

[1] Dans la suite, nous considérerons les sciences « de la nature » (essentiellement physique, chimie, biologie) et non les sciences humaines (sociologie, ethnologie, économie, etc.)

[2] Une phrase due à M. Weber, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme

[3] En partie seulement, car il existe beaucoup d’autres raisons, de Hiroshima à Fukushima en passant par les pollutions diverses, les scandales sanitaires, etc.

[4] Le Robert : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/raison

[5] Prix Nobel de physique 1965

[6] https://www.larousse.fr/dictionnaires/

[7] Dictionnaire Larousse

[8] Probablement une chute de météorite, il y a 66 millions d’années

[9] HARARI Y. N. Homo Deus, 2016, Penguin, London.

Mar 2023

éduquer

176

Du même numéro

enseignant

Réforme de la formation initiale des enseignant·es - la RFIE

La réforme de la formation initiale des enseignant·es, la RFIE, sera d'application dès la rentrée de septembre 2023. Quels en sont les principales mesures? Votée en décembre 2021 au Parlement de la C...
Lire l'article
horaire Photo de Eric Rothermel sur Unsplash

Alignement

La fédération de l’enseignement supérieur et universitaire (ARES) vient d’adopter un projet de réforme de leur calendrier académique. Mais qu’en pense la communauté étudiante, première concernée ? La ...
Lire l'article

Privatisation de l’enseignement - L’enjeu du contrôle démocratique

La définition du concept de privatisation de l’enseignement évolue et conduit à la question centrale du contrôle démocratique direct. Cette évolution du concept n’est pas anodine et soulève au contrai...
Lire l'article

Articles similaires