Attoseconde? Rafflesia? Brusselator? Les drôles de mots des scientifiques
Mardi 28 novembre 2023
Le Prix Nobel de physique a été décerné cette année pour un travail sur les méthodes expérimentales qui génèrent des impulsions lumineuses attosecondes pour l'étude de la dynamique des électrons dans la matière. Attoseconde, du danois atten, signifie dix-huit. Electron, du grec elektron, signifie ambre. Que vient faire l’ambre dans les particules élémentaires, que vient faire le danois dans les unités de temps? Petite promenade dans la jungle foisonnante des termes scientifiques et dans leurs allers-retours avec le langage ordinaire.
La phrase plutôt sibylline pour présenter le travail qui a remporté le Prix Nobel de physique (comme c’est presque toujours le cas avec leurs communiqués de presse!) nous a fait repenser à tous ces termes bizarres inventés pour les besoins de la science, aux étymologies souvent surprenantes.
La science emprunte et redéfinit des mots courants
Historiquement, de nombreux termes du langage courant se sont retrouvés dans la science, où ils ont cependant été définis avec plus de précision. Ainsi en est-il, par exemple, de masse, poids, métal, respiration, sucre, plante, chaleur, planète. Ces termes sans doute très anciens sont antérieurs à ce que nous appelons généralement science, même s’ils sont nés d’une observation de l’humain et de son environnement. Ces concepts, qui appartiennent aux «fondamentaux» de la science, ont reçu les définitions les moins ambiguës possibles, ce qui les rend parfois un peu différents, en tout cas moins flous, que dans le langage courant où ils peuvent rester un peu vagues. Par exemple, la physicienne distingue masse et poids, et la biologiste affirme que les champignons respirent1 . Quant au chimiste, il considère un plat de pâtes comme essentiellement composé de sucres2 .
Quand la science invente de nouveaux mots
Au fur et à mesure de l’avancée des sciences, celles-ci ont eu besoin d’une foule de nouveaux mots. Parfois, ils seront empruntés au langage courant, mais avec un nouveau sens spécifique, comme trou noir, moment, naine blanche, couleur, charme, cellule. Ceci peut d’ailleurs engendrer des faux amis: le moment, en physique, désigne entre autres la capacité d’une force à faire tourner un objet, et n’a rien à voir avec le sens qu’on lui donne en langage courant.
Mais, face à des myriades de phénomènes nouveaux, les scientifiques ont nécessairement dû inventer des néologismes: micro-ondes, électron, pulsar3
, par exemple, répondent aux besoins de la physique. L’avancée fulgurante de la chimie exige de nommer de nouvelles substances comme polonium4
, sulfites, peroxyde, ou de nouveaux concepts comme le pH, qui mesure l’acidité d’une solution. La biologie n’est pas en reste, avec une floraison invraisemblable de noms d’êtres vivants (des millions d’espèces baptisées, du tichodrome5
à la Chlamydia6
en passant par la rafflésie7
!), de termes de physiologie comme neurone, ovocyte, ou encore de noms de molécules, comme la sérotonine8
. En ajoutant la géologie, l’informatique, l’épidémiologie, etc., on comprendra que la liste s’allonge de centaines de milliers de termes, qu’évidemment plus personne ne peut prétendre maîtriser en totalité.
Chacun de ces mots possède une histoire, et donc une étymologie, parfois amusante, souvent étonnante. L’électron est nommé ainsi car il porte une charge électrique. Or les premières manifestations de l’électricité, décrites dans la Grèce Antique, concernent la façon dont une baguette d’ambre (elektron en grec), lorsqu’elle est frottée, attire de petits objets. Et voilà comment l’ambre se retrouve caché dans le prix Nobel 2023!
Quant à l’attoseconde, qui désigne un milliardième de milliardième de seconde (ce qu’on note 10-18 s, d’où le mot danois atten, dix-huit), elle est un hommage au pays de Niels Bohr, un grand physicien du début du siècle dernier. Le cas de l’atome est amusant: en grec, ce mot signifie «incassable». Or en 1938 a été réalisée la première fission d’un atome: une contradiction dans les termes. Pour bien faire, peut-être aurait-il fallu rebaptiser l’atome en «tome»! Mais l’habitude était prise, et on casse allègrement des «particules incassables» dans toutes les centrales nucléaires du monde.
Et la Belgique dans tout cela? Quels termes scientifiques viennent de notre petit royaume? La ville d’Ypres a donné son nom à la terrible ypérite, le gaz de combat utilisé par l’armée allemande, mais aussi à l’yprésien, une époque géologique. Les dinosaures découverts à Bernissart ont été baptisés Iguanodon bernissartensis. La bakélite, matière plastique dure mise au point par le Belge Baekeland, remplace avantageusement l’ambre dans l’expérience d’électricité vue plus haut! Le brusselator, terme inventé par le chimiste belge Ilya Prigogine (prix Nobel 1977), désigne un type de réaction chimique particulier. Mais le plus remarquablement belgo-belge reste, à notre avis, le nom d’un système planétaire lointain, découvert en 2016 par des astronomes liégeois. Il fallait un certain génie de l’acronyme pour le trouver: Trappist-1, pour TRAnsiting Planets and PlanetesImals Small Telescope!
Pourquoi tant de mots?
On pourrait dire «élément numéro 84», mais on préfère polonium. On pourrait écrire «10-18 seconde», mais on parle d’attoseconde. On pourrait regarder la «planète numéro 4», mais on admire Mars. Pourquoi des mots, alors que bien souvent un nombre, une formule chimique, un code suffiraient? Probablement parce que nous, les scientifiques, sommes des gens comme les autres, des êtres de parole et de langage, et qui avons besoin, pour faire avancer notre discipline, pour l’enseigner et la partager, de créativité et d’imagination. Pour appréhender un concept, pour se l’approprier, pour le transmettre, pour stimuler son imaginaire au contact de réalités scientifiques nouvelles, il semble indispensable de donner à nos objets d’études, en plus d’un numéro ou d’un code, un nom.
Par leur étymologie que ne possèdent pas des chiffres bruts, ces mots nous rappellent en permanence quelque chose de fondamental: la science est une construction intellectuelle réalisée par des personnes, qui ont chacune une histoire propre, un lieu d’origine, une langue, une culture, des joies et des tristesses; bref, une vie. D’où le polonium, l’attoseconde, la planète Mars, le brusselator, Trappist-1, la bakélite, le plutonium, l’yprésien, etc.
«Quitter l’Hydre pour aller dans le Centaure»
Ce besoin de poésie paraît particulièrement frappant en astronomie9
, une science qui occupe une place assez particulière. En effet, ses objets d’études restent hors de portée de presque tous nos sens, sauf de la vue bien sûr. On ne peut pas expérimenter avec des étoiles, on ne peut pas les manipuler, les toucher, les mélanger. Sans aucune commune mesure avec l’humain, les grandeurs astronomiques se chiffrent en millions de degrés, milliards d’années, milliards de milliards de kilomètres. Bref, plus que d’autres scientifiques, l’astronome court de grands risques de s’éloigner de la vie réelle!
C’est donc sans doute pour donner un peu de «terre à terre» à leur activité que tous les astronomes décrivant un objet céleste donneront systématiquement une précision inutile: sa localisation dans une constellation. Inutile, car les constellations, nommées d’après de simples effets de perspective et, pour la plupart, à partir de protagonistes de diverses mythologies anciennes10
, ne possèdent aucune pertinence scientifique autre que de nommer informellement différentes régions du ciel. Pour localiser un objet, ce sont les coordonnées célestes qui donnent la position de façon exacte: longitude et latitude, comme en géographie. Nommer la constellation en plus des coordonnées, c’est à peu près comme si un ingénieur concevant un avion assortissait systématiquement ses schémas et calculs de dessins de nuages et d’hirondelles!
Ainsi, au lieu de se limiter aux coordonnées «13h 29min 53s, 47° 11’ 43’’», l’astronome ajoutera que ce point se situe «dans les Chiens de Chasse»; on parlera d’astéroïde dans le Sagittaire, de nébuleuse dans l’épée d’Orion, d’étoile double dans le Cygne ou, comble de poésie, de comète «qui va quitter l’Hydre pour passer dans le Centaure»… Avouons que tout cela apporte un peu de rêve dans une science dominée aujourd’hui par des modèles mathématiques complexes, bien souvent résolus par des ordinateurs.
Les nombres et les mots
Comme Galilée l’a dit il y a plus de quatre cents ans, les mathématiques sont le langage naturel des sciences; mais les chiffres ne suffisent pas. Car, comme souligné plus haut, la science est accomplie par des personnes, pas par des machines qui pourraient se contenter de langage binaire, fait de 0 et de 1. Les sciences, comme toutes les activités, ont besoin de mots, qui permettent de ramener les concepts scientifiques un peu plus près du monde des humains. Et de leur donner un peu de fantaisie: on sourit avec le nom du système planétaire faisant allusion à notre boisson nationale (Trappist-1), avec des astéroïdes nommés Polnareff ou Obélix, avec la réaction chimique dite brusselator. Un peu d’humour ne fait pas de mal et contribue peut-être à apporter une touche de chaleur à une activité hélas trop souvent considérée comme froide et abstraite, alors qu’elle peut (et doit!) être tout l’inverse: passionnante, et les deux pieds dans le monde réel.
- 1La respiration désigne en effet la fonction permettant de produire de l’énergie à partir de réactions chimiques entre, notamment, sucres et oxygène.
- 2Les sucres sont une famille chimique comprenant également l’amidon présent dans les pâtes (sucres complexes).
- 3Étoile tournante: pulsating star en anglais.
- 4Élément découvert par Pierre et Marie Curie en 1898.
- 5Petit oiseau des montagnes, donc le nom signifie «coureur des murs».
- 6Bactérie à l'origine d'une infection sexuellement transmissible courante.
- 7Fleur nommée d’après le chef d’expédition botanique Sir Raffles.
- 8Une hormone essentielle à la communication entre neurones.
- 9Ainsi que l’astrophysique et la cosmologie, que l’on peut voir comme des branches de l’astronomie.
- 10Et aussi d’objets modernes: constellations du Télescope, du Microscope, du Sextant, etc.