Que peuvent les bibliothèques pour l’écologie?

Mardi 5 décembre 2023

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Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Actrices majeures de l’éducation permanente, comment les bibliothèques peuvent-elles contribuer au mûrissement d’une conscience écocitoyenne? En tant que structures d’accueil émettrices de pollution, elles doivent repenser leur fonctionnement écologiquement afin de le pérenniser. En tant que service public aux missions éducative, culturelle et sociale, elles portent également une responsabilité dans «l’alphabétisation écologique». Une série de mesures pratiques existent. D’autres sont à imaginer. L’occasion de réinventer nos pratiques culturelles.

Qu’elles prennent la forme d’incendies dévastateurs, d’inondations diluviennes ou encore de vagues de chaleur meurtrières, les conséquences du changement climatique énoncées par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) sont incontestablement observables. Selon ces spécialistes, environ 3,3 à 3,6 milliards d’êtres humains vivent dans des conditions dites extrêmement vulnérables au changement climatique1 . Personne aujourd’hui ne peut valablement contester que ce phénomène soit causé par les activités humaines, principalement par les émissions de gaz à effet de serre.
Cependant, les mécanismes sociaux et politiques qui les génèrent restent en grande partie méconnus du grand public. Les bibliothèques, en tant qu’agents majeurs du maillage culturel territorial, premiers opérateurs culturels de proximité et accessibles au plus grand nombre, ont un rôle important à jouer dans l’éducation à ces questions. En effet, à la suite du décret «Démocratie culturelle» de 2009 qui codifie le passage de la démocratisation de la culture à la démocratie culturelle, elles ont pour vocation, notamment, «d’ancrer la lecture publique dans la perspective de l’éducation permanente». En plus d’être organisées autour d’une mission de mise à disposition du savoir livresque, les bibliothèques occupent une place privilégiée pour la promotion des droits culturels, dans laquelle la sensibilisation aux enjeux environnementaux a toute sa place.

« En plus d’être organisées autour d’une mission de mise à disposition du savoir livresque, les bibliothèques occupent une place privilégiée pour la promotion des droits culturels, dans laquelle la sensibilisation aux enjeux environnementaux a toute sa place. »

Les bibliothèques apparaissent également comme un maillon naturel des politiques encouragées par l’Accord de Paris (ou de la Cop 21) dont l’article 12 stipule: «Les Parties coopèrent en prenant, selon qu'il convient, des mesures pour améliorer l'éducation, la formation, la sensibilisation, la participation du public et l'accès de la population à l'information dans le domaine des changements climatiques, compte tenu de l'importance que revêtent de telles mesures pour renforcer l'action engagée au titre du présent Accord.»

Ecologiser la culture, cultiver l’écologie

Il n’y a pas que la mission des bibliothèques qui importe vis-à-vis des questions écologiques, leur matérialité est tout aussi conséquente. À ce titre, dans leur livre Décarboner la culture2 paru en 2021, David Irle, Anaïs Roesch et Samuel Velensi mettent en garde l’ensemble du secteur culturel face à des arbitrages potentiels qu’auraient à effectuer les pouvoirs publics dans les prochaines années pour faire face aux enjeux climatiques (émissions de CO2, consommation de matières premières, génération de déchets et de pollutions, etc.). Selon Irle, «le défi consistant à mener en même temps les exercices d’adaptation et de gestion de crise pourrait inciter à relativiser les impacts (ndlr: comprenez “les bienfaits”) du secteur culturel»3 .
Vu la position de ce secteur dans les priorités politiques contemporaines – qualifié en creux lors de la crise du Covid-19 d’inessentiel (par opposition aux secteurs qualifiés d’«essentiels») – on ne peut que prendre leur alerte au sérieux. Anticiper les conséquences énergétiques et budgétaires de la crise écologique et sociale qui traversent le corps social est d’une importance cruciale pour le secteur. Dans la même veine que l’ouvrage cité, la synthèse Décarbonons la culture!4 publiée par le Shift Projet (dont le dessein est de «rendre l’économie effectivement compatible avec la limite des 2 °C») rappelle également que la culture n’est pas immatérielle.
En dépit de ces alertes et du rappel de la matérialité du secteur culturel, celui-ci n’a pas encore clairement identifié les étapes pour organiser une transition bas carbone. Cela peut se comprendre par la définition ambiguë que revêt la culture ainsi que par son caractère polymorphe, recouvrant plusieurs types de structures, de services et de modalités de production, ou encore par son absence d’homogénéité économique, chaque sous-secteur culturel ayant ses propres dynamiques.
Cela peut s’expliquer aussi par le cadre normatif dans lequel évoluent les bibliothèques en Belgique francophone, qui est plus incitatif que restrictif et organisé par plusieurs niveaux de pouvoir. D’abord communautaire, via les subventions que certaines reçoivent de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), ensuite communal par le positionnement historique occupé par les bibliothèques au sein des communes. Par ailleurs, dans le mille-feuille institutionnel belge, l’écologie est une compétence essentiellement endossée par les gouvernements régionaux. Il en découle que les demandes institutionnelles vis-à-vis des bibliothèques sont souvent peu pragmatiques et que les actions concrètes reposent essentiellement sur les acteurs du terrain.
Ainsi, le secteur culturel et les bibliothèques ont une double responsabilité face aux bouleversements environnementaux et climatiques: d’une part comme organes dépositaires et générateurs de sens, et d’autre part comme structures matérielles consommatrices de biens et de ressources et génératrices de déchets et d’émissions de gaz à effet de serre.

Des actions internes multiples

Une série de mesures internes peuvent être mises en œuvre par les bibliothèques. Celles-ci recouvrent l’aménagement du site, la gestion de l’eau, la performance énergétique, l’utilisation et la gestion des matériaux et des ressources, la qualité de l’environnement intérieur et l’innovation. Elles tiennent un rôle majeur dans le bilan carbone. À titre d’exemple, la consommation du bâtiment représenterait souvent 45% de la consommation globale d’énergie d’une bibliothèque5 . Néanmoins, la gestion des bâtiments est majoritairement à charge des communes, les choix opérés relèvent donc des politiques de l’urbanisme.
Ensuite, plus directement à la portée des acteurs du terrain, les écogestes qui, malgré leur faible impact quantitatif (environ 2% des gaz à effet de serre d’une institution selon les auteurs de Décarbonons la culture!), sont importants à pratiquer pour entrainer par rebond une dynamique vertueuse. Pensés selon la stratégie des 3R – Réduire, Réutiliser, Recycler – les écogestes comprennent des domaines variés tels que la gestion des déchets, une politique raisonnée de la plastification des ouvrages (voire sa suppression), la rationalisation de l’énergie ou encore la réduction de la consommation d’eau.
La question de l’usage du numérique en bibliothèque est importante, compte tenu de la responsabilité de cette technologie dans les émissions de gaz à effet de serre mondiaux (3,5% pour l’année 2019)6 . Cette consommation du numérique augmente annuellement de 6% et devient de plus en plus nécessaire à l’ensemble du secteur culturel. Le Shift Projet estime que 45% de cette pollution seraient dus à la production d’appareils (ordinateurs, télévisions, smartphones), tandis que 55% reviendraient à leur utilisation (terminaux, data centers, réseaux). Par la mise à disposition d’ordinateurs et d’appareils technologiques, qui deviennent ainsi communs aux usagers et usagères au sein d’espaces publics numériques (EPN), les bibliothèques peuvent indirectement contribuer à faire baisser l’extraction délétère de métaux rares nécessaires au fonctionnement des appareils.
En plus de ces petits gestes, il est important d’agir sur le transport et la mobilité qui sont la cause du quart des émissions de gaz à effet de serre d’une bibliothèque, selon le travail du Shift Project. À titre d’exemple, selon l’Agence de l’Environnement et de la Maitrise de l’Energie (ADEME) en France, parcourir 10 kilomètres émettrait 1900 g de CO2 en voiture thermique, 1000 g en bus thermique, 200 g en voiture électrique, 25 g en tramway ou métro et 0 g à pied ou à vélo7 . Ce type de données est à penser structurellement en centrant les bibliothèques dans des lieux correctement desservis, en facilitant l’accueil des cyclistes et des piétons, mais également en proposant un service de livraison à vélo pour les lecteurs et lectrices qui ne peuvent se déplacer écologiquement.
Ainsi, même si on peut penser que les bibliothèques sont intrinsèquement écologiques car basées sur la mutualisation des ressources et l’usage multiple8 , leur matérialité et leur fonctionnement revêtent des dimensions bien plus diverses et complexes à mettre en perspective.

Information, sensibilisation, formation écologique

Dans un compte-rendu rédigé à la suite d’une conférence sur le sujet, l’UNESCO soulignait l’importance de l’éducation aux enjeux écologiques, la considérant comme «un élément essentiel de la réponse mondiale au changement climatique. Elle aide les gens à comprendre et à faire face aux effets du réchauffement climatique, augmente les connaissances sur le climat parmi les jeunes, encourage des changements dans leurs attitudes et leurs comportements, et les aide à s'adapter aux tendances liées aux changements climatiques»9 .
Dans le cadre des bibliothèques, l’éducation à l’écocitoyenneté peut s’organiser sous la forme d’une collection. Etablir un rayon consacré à l’écologie interroge inévitablement les systèmes classiques de référencement, lié au caractère transversal de cette dernière – sciences sociales ou sciences du vivant. Néanmoins, spatialiser l’écologie dans un rayon particulier peut également faire courir le risque de ghettoïser les livres ayant trait au thème, en les enfermant dans une catégorie qui n’intéresse que les lecteurs préalablement sensibilisés à la question.
En réalité, l’éducation à l’écologie, pour être pleinement efficiente, ne doit pas se réduire à la mise à disposition d’un fonds documentaire, mais doit s’organiser aussi à partir d’animations, pour élargir le public et toucher de nouvelles personnes. Les formes que peuvent prendre ces animations sont très diverses et incluent des événements tels que des conférences, des heures du conte, des ciné-débats, des interventions de spécialistes, des jeux, des ateliers, etc. C’est autant le contenu de l’animation qui se réfléchit sous le prisme de l’écologie que le contenant, en l’organisant de la manière la plus écologique possible, pour engendrer une boucle d’exemplarité.

Vers une mutualisation élargie?

En pied de nez aux polémiques sur un potentiel devenir virtuel des bibliothèques, la question de la mutualisation des ressources semble pouvoir offrir un autre chemin d’avenir, plus durable, basé sur l’économie circulaire, à rebours de l’atomisation que peut entrainer la propagation effrénée du numérique. En partant de l’élément constitutif des bibliothèques qu’est le partage des ressources, le principe du prêt pourrait être étendu au-delà du livre: appréhender plus généralement les bibliothèques comme un espace de partage.
Cette vision des bibliothèques comme espace de mutualisation des ressources est une pratique déjà existante aux États-Unis, bien qu’encore largement minoritaire, sous le nom de «bibliothèques d’objets» («libraries of things»). Un mouvement qui a réellement pris de l’ampleur après la crise de 2008, mais qui est également porté, à côté des ressources livresques, par l’attrait de l’économie circulaire et l’anticonsumérisme des nouvelles générations. Ces bibliothèques proposent à leur public des objets hétéroclites, relevant de plusieurs domaines: la santé – avec des vélos, du matériel d’entraînement sportif et de méditation, du matériel de rééducation physique –, des outils de bricolage et de jardinage ou encore des ustensiles de cuisine.
Le dénominateur commun entre tous ces objets étant qu’ils ne sont utilisés que ponctuellement et que leur possession encombre. En amplifiant la portée des contributions des bibliothèques, ce service pourrait élargir la sociologie du public et lui servir de porte d’entrée vers la lecture. Cependant, trouver un espace de stockage à ces objets tout en conservant une place prédominante aux livres peut s’avérer complexe. Pour filer la métaphore écologique, on peut dire que le souci logistique et hiérarchique auquel feraient face les bibliothèques décidées à élargir le champ des prêts est de l’articuler en symbiose avec leurs activités traditionnelles.

«À travers la mutualisation se met en jeu une dimension politique, qui revient à traiter radicalement le problème écologique à travers ses causes et non plus ses conséquences.»

Inventer des nouvelles manières de faire culture

Ce nouveau type de prêts inviterait le public à utiliser des outils sans devoir les acheter: que ce soit pour emprunter des objets peu utilisés dont la possession n’est pas nécessaire ou pour essayer certains objets et ainsi éviter la surconsommation liée à un achat inadapté. Ces prêts opèreraient ainsi un découplement de la valeur d’usage et de la valeur économique, ce qui les rapproche de l’économie de la fonctionnalité, un «modèle économique consistant à substituer à la vente d’un bien l’accès aux fonctions que ce bien peut remplir»10 .
Ce changement des pratiques économiques semble essentiel pour déplacer les consciences sur le problème écologique. En effet, tout en étant productif pour le public, il insuffle l’idée du partage des richesses et d’une certaine frugalité pratique. Ainsi, au-delà de son caractère tangible, à travers la mutualisation se met en jeu une dimension politique, qui revient à traiter radicalement le problème écologique à travers ses causes et non plus ses conséquences. Ce rapport économique peut également être rapproché de l’économie circulaire, définie par l’ADEME comme étant un «système économique d’échange et de production qui, à tous les stades du cycle de vie des produits (biens et services), vise à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources et à diminuer l’impact sur l’environnement tout en développant le bien-être des individus»11 .
Dans cette perspective, repenser les bibliothèques, c’est avant tout les concevoir écologiquement, en se référant à la définition de l’écologie forgée par Ernest Haeckel, comme «la science des relations des organismes avec le monde environnant, c'est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d'existence». La réflexion sur les conditions d’existence des bibliothèques permet d’élargir le champ d’action au-delà du livre, par l’idée de la mutualisation des ressources. Ainsi, la nécessité historique qu’impose le changement climatique offre l’opportunité aux bibliothèques, ainsi qu’à l’ensemble du secteur culturel, de se repenser totalement, d’inventer de nouvelles manières de faire culture collectivement.

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