C’est en septembre 2017 que les écoles secondaires plurielles Karreveld et Maritime ont accueilli pour la première fois leurs élèves en 1re secondaire. L’ouverture de ces écoles représente alors l’aboutissement d’un long processus de création lancé en 2014 par un collectif d’enseignant·es engagé·es dans leur métier et leurs écoles respectives, mais en colère face aux inégalités sociales reproduites, voire renforcées par l’enseignement. Julie Moens, directrice de l’un des deux établissements, retrace ce projet d’écoles à pédagogie active.
Le taux de redoublement en Belgique est catastrophique et concerne principalement les élèves issus de milieux populaires, élèves qui n’ont que l’école pour apprendre. Pourquoi, alors, ne pas rêver d’une école qui permettrait aux jeunes issus de milieux plus précarisés d’être heureux à l’école, d’y trouver du sens, d’être considérés et valorisés, de ne pas être réorientés vers d’autres types d’enseignement «parce qu’ils ne sont pas capables de comprendre et qu’ils n’ont pas leur place dans l’enseignement général», de recevoir les clés pour être libres de poser leurs propres choix au terme de leur 6e secondaire, y compris d’entamer des études supérieures si telle est leur volonté?
C’est ce que font de nombreux enseignants, enseignantes et équipes éducatives dans toutes les écoles, mais notre utopie est une école dont la structure et l’ensemble de l’équipe offriraient cette cohérence de projet, à travers des valeurs et des démarches pédagogiques communes, et qui amèneraient même une mixité sociale grâce à la force du projet.
Pour que cette école permette l’épanouissement des élèves en les valorisant et en donnant du sens aux apprentissages, il nous parait vite évident que ses démarches pédagogiques seront actives. Nous sommes en effet convaincus que c’est en impliquant réellement l’élève dans son apprentissage, en lui donnant un rôle majeur, qu’il sera motivé à apprendre et qu’il progressera.
Pédagogie active en milieu populaire
L’idée de départ est donc d’ouvrir une école secondaire d’enseignement général à pédagogie active en milieu populaire, gratuite et accessible à toutes les familles. Cette volonté rencontre à l’époque des besoins d’ouverture de places en secondaire dans le nord-ouest de Bruxelles, avec un intérêt pour un projet pédagogique différent et émancipateur pour les élèves de milieux populaires. Nous sommes rapidement encouragés à écrire un projet pédagogique et à trouver un bâtiment. Si la première étape est assez simple, la seconde se transforme en parcours du combattant. Notre collectif de profs se forme, concrétise le projet et devient l’asbl L’Ecole Ensemble.
Entretemps, nous restons en contact avec les deux communes qui nous soutiennent depuis le départ, Molenbeek-Saint-Jean et Berchem-Sainte-Agathe, ainsi qu’avec la Fédération Wallonie-Bruxelles qui désire s’ouvrir à d’autres modèles pédagogiques et voit d’un œil positif l’idée d’un partenariat entre des acteurs de différents réseaux. Lorsque nous trouvons enfin un bâtiment à Molenbeek, notre projet commence à devenir concret et l’Université libre de Bruxelles rejoint l’aventure, désirant développer ses liens avec les écoles secondaires en milieux populaires dans le nord-ouest de Bruxelles. La découverte d’un autre bâtiment nous offre la possibilité d’ouvrir une deuxième école avec le même projet pédagogique. Nous acceptons. Quitte à lancer un projet fou, autant le faire pour le double d’enfants!
Les cinq partenaires que nous sommes désormais créent le Pouvoir Organisateur Pluriel (POP), sous forme d’asbl. Puisque les pouvoirs publics sont majoritaires dans notre association, nous relèverons de l’enseignement officiel subventionné et nous nous affilierons au CPEONS. À l’époque, ce montage n’existe pas et nous devenons ainsi le premier pouvoir organisateur réuni en asbl de l’enseignement officiel subventionné, grâce au décret du 17 novembre 2016 adopté par le Parlement de la Communauté française. Être les premiers n’est pas de tout repos et nous ne trouvons pas toujours facilement les réponses à nos questions, mais nous avons la grande chance de travailler en équipe soudée autour d’un projet qui a vraiment du sens.
Nos deux écoles sont aujourd’hui complètes et accueillent plus de 1250 élèves, de la première à la sixième secondaire, encadrés par deux équipes pédagogiques de plus de 70 personnes par école. Nos listes d’attente dans chaque année sont représentatives de leur succès. Avec le temps, notre projet pédagogique a bien sûr été réajusté grâce à l’expérience, à la pratique et surtout aux nombreuses discussions en équipe et avec les élèves, sans jamais nous éloigner de nos piliers de départ.
L‘ancrage dans la vie réelle
Naturellement, nos établissements ne sont pas parfaits et connaissent leurs problèmes, mais les élèves y sont souvent épanouis et ont envie de venir à l’école. Nous déplorons peu d’absentéisme et de décrochage scolaire. Si nos élèves s’y sentent bien, c’est sans doute parce que les apprentissages y ont du sens, car ils sont connectés au monde. Les élèves travaillent autour d’un thème de l’année qu’ils déclinent en sous-thèmes de classe, sur base de leurs intérêts et questionnements. Les enseignant·es travaillent en pluri- et interdisciplinarité autour de ces thèmes afin d’ancrer leurs programmes dans la vie réelle et donner l’envie d’apprendre aux élèves. Parce qu’ils y coconstruisent les apprentissages avec les autres élèves et les enseignant·es, nos élèves comprennent mieux ce qui se fait en classe. C’est par leurs observations, leurs tâtonnements, leurs recherches, leurs hypothèses et leurs erreurs qu’ils apprennent ensemble, en coopérant.
Les élèves se sentent bien à l’école, aussi, parce qu’ils y sont valorisés quotidiennement. Que ce soit grâce au travail en portfolio, qui leur permet de mettre en avant leurs fiertés et leurs progressions et qui leur permet de réfléchir à leurs engagements, ou encore grâce au travail autonome dans lequel ils peuvent se montrer créatifs et se dépasser. Les élèves sont respectés dans leurs différences, leurs difficultés, et trouvent des aides au sein de l’école grâce à de la différenciation, des remédiations, des échanges avec des personnes ressources ou simplement grâce à une ouverture tardive leur permettant de travailler au calme avec des outils adéquats.
Autoévaluation et responsabilités
Notre manière d’évaluer permet aussi aux élèves de ne pas se comparer, parce qu’il n’y a pas de notes et que c’est la progression qui compte. L’évaluation continue permet aux élèves de progresser sereinement et à leur rythme. Grâce à l’autoévaluation que nous développons, les élèves peuvent aussi mieux comprendre leurs difficultés. Une réflexion sur les pistes de conseils et de soutiens leur permet également d’évoluer. Par ailleurs, la présence d’une logopède au sein des équipes joue un rôle essentiel dans l’aide aux enfants en difficulté et dans la mise en place d’aménagements raisonnables.
Les élèves occupent une place importante dans les apprentissages mais aussi dans la vie de la classe et de l’école. À travers les différents conseils (de classe, de délégués, de participation), les élèves exercent des responsabilités, apprennent les réflexes citoyens, la prise de parole, et ils sont amenés à trouver des solutions aux problèmes rencontrés. C’est aussi lors de ces moments que nos élèves construisent des projets citoyens concrets.
La force de nos écoles réside certainement aussi dans le lien qu’elles établissent avec les parents, notamment grâce au rôle des assistantes et assistants sociaux et des éducateurs et éducatrices. À partir du moment où l’école accueille les parents (et pas uniquement quand il y a des problèmes), qu’elle leur donne une place (davantage qu’en cuisinant des gâteaux pour la fête de l’école) et qu’elle travaille main dans la main avec eux, elle permet aussi à l’enfant d’être en confiance et de progresser sereinement.
Un double bilan positif
Nous entamons notre septième année d’existence et nous pouvons affirmer que le bilan est plutôt très positif, même si cela ne fut pas toujours simple. En rêvant à nos écoles et en en écrivant le projet pédagogique, nous n’avions en effet pas imaginé à quel point la réalité serait plus compliquée. La difficulté majeure a sans doute été de lutter contre les idées reçues sur les pédagogies actives, que ce soit parmi les élèves, les familles ou les équipes pédagogiques. Expliquer par exemple que le cadre, la structure, la systématisation ou l’explicite sont fondamentaux en pédagogie active a été un combat et l’est encore parfois.
Comme toutes les écoles, nous avons dû affronter la pénurie de profs et la crise sanitaire, ce qui n’aide pas dans un contexte de création d’école. Nous avons aussi dû mener, et menons toujours dans une des deux écoles, des travaux monumentaux puisque nous nous sommes installés dans des bureaux d’entreprises qu’il a fallu transformer en établissements scolaires. Les deux chantiers ont été considérables, apportant leur lot d’inconfort et de nuisances quotidiens, mais les résultats sont splendides: le nouveau bâtiment Karreveld a été nominé pour le prix Mies van der Rohe 2024 (bureau d’architecture AgwA) et le bâtiment Maritime a été lauréat Be.exemplary 2019 (bureau d’architecture &sens).
Malgré ces obstacles, si nous considérons les 143 élèves sortis de rhétorique en juillet 2023, nous pouvons affirmer que le chemin parcouru depuis leur entrée en première secondaire est considérable. Nous ne disposons pas encore du recul nécessaire pour savoir si nos élèves réussiront leurs études supérieures, mais est-ce vraiment en cela que se mesure la réussite d’un tel projet? Sur le plan des études supérieures, ce qui nous semble assez extraordinaire, c’est le nombre de jeunes issus de milieux populaires qui s’inscrivent en hautes écoles ou à l’université avec enthousiasme, curiosité et confiance. Il est donc possible de donner suffisamment d’estime de soi à nos jeunes pour qu’ils se sentent capables d’entamer des études supérieures et qu’ils en aient les compétences. Avec le sens de l’autonomie et de la coopération qu’ils ont appris en secondaire, nous savons qu’ils trouveront les ressources et les aides nécessaires pour réussir.
Lorsqu’on les observe, nous voyons des jeunes remarquablement créatifs, solidaires, autonomes, responsables, à l’esprit critique aiguisé et à l’argumentation subtile pour défendre leur point de vue. Ils ont de belles valeurs citoyennes, ils ont appris que le savoir est une arme et ils sont prêts à apporter leur pierre aux changements dont cette société a besoin.
Les élèves parleront de leur école et montreront ce qu’ils y apprennent lors des journées portes ouvertes qui se tiendront le vendredi 12 janvier à l’ESP Karreveld et le samedi 20 janvier à l’ESP Maritime.
Photos: ©ESP Maritime