Une réforme dénommée CDI

Jeudi 10 octobre 2024

Image par Bianca Van Dijk de Pixabay
Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles prévoit de mettre fin à la nomination des enseignant·es de manière progressive à partir de 2027. Outre la dimension sociale en jeu dans ce changement statutaire, ce sont les impacts sociétaux d’une telle mesure qui inquiètent la Ligue et les acteurs de la profession.

C’est certainement le paragraphe de la Déclaration de politique communautaire (DPC) qui fait grincer le plus de mâchoires: le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) prévoit de remplacer progressivement le système de nomination des enseignant·es par des contrats à durée indéterminée (CDI). Ce changement aura sans doute des effets différents pour les enseignant·es de l’enseignement officiel et privé. Mais il contribuera d’une façon générale à réduire le sentiment d’appartenir à la fonction publique et d’exercer une mission de service public.
Cette annonce peut susciter bien des inquiétudes chez les enseignant·es, ainsi qu’en témoigne Nathalie, professeur de français dans le degré supérieur d’un établissement montois: «J’étais désespérée, ça a changé la façon d’appréhender la fin de ma carrière. À l’époque où j’ai été nommée, j’ai été soulagée parce que je pouvais enfin réellement commencer à exercer mon métier. La stabilité m'ouvrait l'opportunité pédagogique de pleinement construire mes cours. La nomination, c’est la garantie de faire du bon travail». Car son quotidien avant nomination, c’était l’éparpillement entre plusieurs établissements, des horaires reçus à la dernière minute et une méconnaissance des collègues et des élèves.

Lutter contre la pénurie

Pour justifier ce démantèlement progressif du statut, le gouvernement argumente en renvoyant à la problématique de la pénurie des enseignant·es [lire par ailleurs notre article en pages Actualité]. Au cours des cinq premières années d’activité, ils sont un tiers à abandonner la profession. Raison fréquemment invoquée: la précarité des contrats en début de carrière. Le statut privilégié des ancien·nes détériorerait les conditions d’arrivée des plus jeunes. Le bonheur des nommé·es ferait la précarité des temporaires. Le CDI, quant à lui, une fois commun à l’ensemble des enseignant·es, rapprocherait la situation des nouveaux de celle des anciens. Pour le nouveau personnel enseignant, les bénéfices immédiats éclipsent pourtant le caractère potentiellement néfaste des effets à plus long terme: un contrat obtenu certes plus rapidement, mais qui peut par la suite être rompu sur simple préavis.
Instituteur nommé depuis de longues années, Olivier nous fait part de la panique qui se propage dans son école de la province du Hainaut: «Ce qui est présenté par le gouvernement comme une mesure de sécurité pour le début de carrière pourrait s'avérer n'être que la prolongation de l’insécurité pour les jeunes enseignants. Avant d’avoir presté les trois années qui rendent possible la nomination, les postes sont priorisés en fonction des années d’ancienneté au sein d’un établissement. Avec le CDI, nous perdons cette règle de protection de l’ancienneté. Le rapport de force glisse encore un peu plus dans les mains des directions.»

Des professeur·es indéboulonnables?

Les enseignantes et enseignants nommés sont-ils réellement «indéboulonnables» et bénéficient-ils d’une protection statutaire permettant à certains de demeurer en fonction malgré des fautes graves? Cette représentation des choses fait réagir Roland Lahaye, le secrétaire général de la CSC-Enseignement: «Cette idée que la nomination est la porte ouverte au grand bazar a réellement fâché nos affiliés. Chaque année, des enseignants nommés se font licencier parce qu’ils ont franchi la ligne rouge. Être nommé, c’est avoir une liberté d’expression, pas celle de faire n’importe quoi
Confronté à ce préjugé, le nouveau président de la CGSP-Enseignement, Luc Toussaint, abonde dans ce sens: «C’est la même logique que de dire “les chômeurs ne cherchent pas du travail”. Sur le terrain, dans les écoles, les gens travaillent. Forcément, les personnes plus âgées sont plus souvent malades que les plus jeunes. Je connais plus d’enseignants qui travaillent étant malades que d’enseignants qui restent à la maison alors qu’ils sont en bonne santé.»
Avocat au barreau de Bruxelles, spécialiste agréé en droit scolaire, Maître Gourdin décrypte les potentiels changements de fonctionnement en cas de passage du régime de la nomination/engagement à titre définitif à celui du CDI: «Le fait de prester sous un statut induit qu’un ensemble de droits et de devoirs s’imposent automatiquement. Ne pas les respecter revient à s’exposer à un risque de sanction disciplinaire. Une procédure de sanction démarre par la convocation de l’intéressé, afin qu’il se défende devant son pouvoir organisateur (PO). Le PO établit une proposition de sanction. Si la personne est d’accord, cette proposition devient sanction. Sinon, elle peut saisir une chambre de recours qui émet un avis, bien que le PO ait le dernier mot. Cette décision disciplinaire peut encore faire l’objet d’une contestation devant le Conseil d’Etat (pour le réseau officiel subventionné ou réseau officiel organisé) ou devant les tribunaux du travail (pour l’enseignement libre). Avec le contrat à durée indéterminée, nous pouvons imaginer une plus grande souplesse. Dans un contrat de travail, l’employeur ne doit pas garder l’employé en cas de rupture de la relation de confiance. L’employeur ne s’expose qu’à une indemnité de préavis s’il use de son droit de licencier».

Des fancy-fairs pour payer les préavis?

Des questions se posent également quant au financement de cette mesure. Par la voix de son secrétaire général Roland Lahaye, la CSC-Enseignement s’inquiète du coût du licenciement qui pourrait se reporter de la FWB aux écoles: «Avec le CDI, je vous engage et si vous ne me convenez plus, je vous montre la porte de sortie. Mais dans le privé, c’est l’employeur qui paye le préavis. Il le prélève de sa marge bénéficiaire. Or, les écoles n’ont pas de marge bénéficiaire: elles reçoivent des moyens du public pour garantir leurs frais de fonctionnement. Nous avons du mal à imaginer comment demander à une école de payer un préavis à partir de l’argent qui lui est attribué pour organiser l’enseignement».
Roland Lahaye cite aussi la problématique soulevée par une autre source de revenus des établissements scolaires: les recettes propres via des activités menées bénévolement par les parents et les équipes éducatives. Par exemple les fancy-fairs et autres animations qui jalonnent la vie parascolaire et rendent possibles certaines activités. Il marque une pause avant de conclure: «Je suis en train de dire que dans certaines écoles, des enseignants et des enseignantes vont financer leur propre préavis».
De son côté, la CGSP-Enseignement s’interroge sur la faisabilité et envisage par hypothèse les impacts potentiels d’une telle mesure: «Avec le CDI, c’est l’école qui engagerait son personnel et en serait responsable. Cela aurait des impacts autant concrets que philosophiques. Si un enseignant tombe malade, cela ne serait plus pris en charge par la FWB, mais par l’établissement responsable. Les institutions deviendraient des écoles-entreprises, à l’instar d’autres secteurs, qui reçoivent des budgets avec lesquels fonctionner. Dans quelques années, si les budgets de l’Etat sont insuffisants, les écoles pourraient être amenées à demander une participation aux parents et seuls les élèves qui en ont les moyens pourraient suivre les cours. Nous risquons de perdre le caractère universel de l’enseignement. Avec ce volet de la déclaration de politique communautaire, c’est l’essence même de l’école publique qui est questionnée.»

Protéger de l’arbitraire dans le libre

Dans une archive de la RTBF1 , l’enseignante Nicole, la trentaine, les cheveux coupés court et le ton légèrement daté des années 1970, témoigne face caméra de son incompréhension face à son licenciement. «Avant 1993, l’engagement s’opérait à la tête du client. Le statut a permis d’éviter ce règne de l’arbitraire en protégeant la sphère privée des enseignants. Les directions ne pouvaient plus recruter en fonction d’une orientation quelconque, du fait qu’on soit dans les clous ou divorcés», soulève encore Roland Lahaye de la CSC-Enseignement.
Outre la protection de la vie privée, l'origine de la nomination est également liée à un souci d’ordre économique. Avant elle, les enseignant·es du réseau libre étaient à la merci de leur pouvoir organisateur. Certains PO ponctionnaient une partie de la subvention publique avant de verser les salaires mensuels. Depuis la nomination/engagement à titre définitif, le versement direct de leur rémunération est garanti aux enseignant·es par la FWB. «C’est un retour en arrière de 100 ans pour une DPC dont le titre prétend éclairer l’avenir», conclut Luc Toussaint avec malice.
En ce début de législature, la perte annoncée du statut de fonctionnaire de la profession enseignante suscite encore de nombreuses interrogations. Qu’en est-il des cotisations à la pension qui relèvent du pouvoir fédéral? Dans un métier en pénurie, comment encore motiver les candidat·es sans garantie de stabilité d’emploi? Et quelle reconversion leur proposer à la sortie? C’est, sans nul doute, tout le système qui est remis en question.

 

 

 

 

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