Réforme du qualifiant Comment articuler école et entreprise?

Jeudi 10 octobre 2024

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Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles projette une grande réforme de l’enseignement qualifiant. Avec la généralisation de la formation en alternance, les liens entre enseignement et entreprises devraient se renforcer. Mais comment concilier le rôle émancipateur de l’école avec la bonne adéquation au monde du travail? 

Si la Déclaration de politique communautaire était le faire-part de mariage entre libéraux et catholiques, la cérémonie pourrait se célébrer dans une usine. Des stagiaires lanceraient le riz devant une foule de professeur·es fraichement rebaptisé·es «formateurs» et «formatrices». C’est que dans leur texte récemment signé, le MR et Les Engagés prévoient une «réforme systémique de l’enseignement qualifiant». Envisagée en étroite collaboration avec les Régions, celle-ci prépare le renforcement de l’alternance. Cette articulation entre l’instruction généraliste et la formation professionnalisante est une question qui retient toute l’attention de la Ligue. Que les noces des uns ne deviennent pas les obsèques des autres.

Des ponts entre l’école et l’entreprise

À une centaine de jours des élections de juin 2024, la RTBF organisait son Jeudi en prime au cœur du Parlement de la FWB. Alors ministre-président, Pierre-Yves Jeholet (MR) s’exclamait depuis la tribune: «Le monde de l’enseignement et le monde de la formation sont beaucoup trop cloisonnés. L’école doit être beaucoup plus intégrée dans l’entreprise et l’entreprise doit être beaucoup plus intégrée dans l’école1 ».
Cette conception très explicite est largement développée dans la Déclaration de politique communautaire (DPC) rendue publique en juillet dernier, dans un long chapitre qui repose sur la recommandation principale la Fondation pour l’enseignement: «Créer des ponts entre l’école et l’entreprise»2 . Cette fondation, petite sœur de la délégation McKinsey Belgique au cœur du Pacte pour un Enseignement d'excellence, semble avoir rédigé le parfait bréviaire pour la nouvelle majorité.   

Faire mieux avec moins

Dispensé aux 2e et 3e degrés des humanités, l’enseignement qualifiant concerne quatre élèves sur dix en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB)3 . Tout en délivrant une formation commune, il prépare les élèves à l'apprentissage d'un métier spécifique. Le sociologue de l’éducation à l’ULiège Jean-François Guillaume résume les grandes lignes de la DPC dédiées à la réforme du qualifiant: «Bien que les liens entre l’enseignement et les entreprises existaient déjà, nous sentons ici un souci d’efficience. Faire mieux avec moins de moyens. La situation économique de la FWB le justifie amplement. Il faut néanmoins parvenir à maintenir une tangente entre les préoccupations de l’entreprise et celles de la formation sociétale des citoyen·nes en devenir.»
Son confrère à l’ULiège Jean-François Orianne, sociologue du travail, oppose quant à lui le modèle adéquationniste au modèle méritocratique: «Des conventions sociétales gouvernent les liens entre les systèmes productifs et éducatifs. Dans le modèle adéquationniste, l’éducation est pensée en adéquation avec les besoins du marché. L'Allemagne incarne ce modèle. Quant à la Belgique, elle hérite du modèle méritocratique. L’enseignement général est considéré comme la voie royale pour aller à l’université, alors que le qualifiant est appréhendé comme une voie de relégation. Avec la DPC, ce régime méritocratique est perturbé par le modèle adéquationniste.»
Mais que l’on atteigne une bonne adéquation entre la formation et le milieu professionnel apparaît assez souhaitable pour répondre aux besoins du monde contemporain. Des approches incitatives comme des aides financières, la valorisation et l’information sur les métiers en pénurie, la création de formations, etc. permettent cette adéquation entre les deux mondes et peuvent soutenir le développement de nouveaux secteurs d’activité (comme les nouveaux métiers liés aux énergies renouvelables ou à l’IA) qui nécessitent des agents économiques formés spécifiquement.

Image par Moondance de Pixabay

Affiner son projet

Professeure de français en 6e et 7e de l’enseignement technique et professionnel dans une école verviétoise, Cécile nous livre ses premières réactions devant cette réforme: «Nous avons le sentiment que le gouvernement veut vendre l’enseignement qualifiant et réduire à peau de chagrin la formation générale. Nous avons l’impression de revenir au XIXe siècle, on remet les enfants dans l’entreprise. Nous allons en faire des citoyens et des citoyennes de seconde zone.» Ses craintes s’inscrivent notamment dans la possible suppression d’une année du tronc commun. Le parcours qui devait s’étendre de la maternelle à la 3e secondaire se raccourcirait d’un an et deviendrait le «tronc commun adapté». Ce que certains de nos interlocuteurs qualifient déjà de «faux tronc commun».
La 3e secondaire évoluerait vers une «année de transition» où s’organiseraient des activités orientantes «afin d’affiner le projet de chaque élève»4 . Les élèves pourraient donc être redirigés plus rapidement vers des filières qualifiantes. Plutôt que d’émancipation, il s’agirait de bonne adéquation des études aux besoins du monde du travail. La nouvelle majorité souhaite également généraliser l’alternance à l’ensemble de l’enseignement qualifiant avec trois jours en entreprise et deux jours à l’école.
Notons que pour bon nombre de jeunes – en particulier ceux qui sont issus de milieux modestes – travailler, c’est gagner sa vie et, justement, s’émanciper. Pour ces jeunes que l’école rebute ou qui vivent dans des conditions socioéconomiques défavorables, se retrouver rapidement sur le marché de l’emploi est un souhait, quand ce n’est pas une nécessité. Et dans leur cas, terminer l’école secondaire sans une vraie qualification utilisable s’avère très problématique. Raison peut-être pour laquelle les enseignant·es «métiers» du qualifiant redoutent de perdre une année de formation à cause du tronc commun.

Derrière la parole médiatique

Les discours présentent majoritairement l’écart entre les écoles et le monde de l’entreprise comme une errance. Une erreur qu’il s’agirait de réparer comme on colmate une route ou «bâtit un pont». Philippe Hambye et Jean-Louis Siroux rappellent pourtant dans leur ouvrage Le salut par l’alternance que «les premières écoles industrielles ou professionnelles se constituent d’ailleurs pour dépasser les échecs et les limites d’un apprentissage par la pratique du travail au sein même de l’entreprise»5 .
Linguiste à l’UCLouvain, Philippe Hambye décrypte pour nous la mélodie sous-jacente à la parole médiatique: «Selon les discours de promotion de l’alternance, il y aurait une distinction à faire entre l’école et le monde de l’entreprise. D’une part, l’école serait réservée aux enseignements abstraits et théoriques, et de l’autre, l’entreprise s’occuperait de choses concrètes et réelles. Ces discours collent très peu à ce qu’on observe dans les classes. Mais ils permettent de diffuser une image positive de la formation en entreprise qui repose sur un certain sens commun. Et qui fait disparaitre les enjeux politiques.»

« Parler de filière de relégation, c’est établir une photographie objective de la situation. Cela n’a rien de méprisant. Le vrai mépris, c’est de penser que certains élèves sont par nature incapables d’apprendre ce que les autres apprennent » 

Revaloriser la relégation

Le refrain est bien connu, les écarts entre les résultats scolaires des élèves de niveau socioéconomique élevé et ceux de niveau socioéconomique moins élevé se creusent à mesure que l’on grimpe dans les années d’études, la FWB étant membre du club des champions de l’inégalité scolaire. Juste derrière la Hongrie. Un système de relégation, où la hiérarchie en cascade est couplée à une descente de l’indice socioéconomique des élèves. Sur les 11.000 jeunes quittant annuellement l’enseignement secondaire sans l’obtention d’un diplôme, 80% d’entre eux sont issus du qualifiant6 .

Et quand la professeure Cécile questionne ses élèves sur les raisons de leur inscription dans le qualifiant, il lui est souvent répondu: «J’échouais dans le général. On m’a renvoyé en me disant qu’ils avaient besoin de locomotives, pas de wagons »... C’est dans ce contexte que le gouvernement entend faire du qualifiant une «filière d’excellence». Une intention en porte-à-faux avec le réel, comme nous l’expliquent les auteurs du livre Le Salut par l’alternance: «Du point de vue de l’organisation de l’institution scolaire, il faut moins d’aptitudes, et non pas d’autres aptitudes, pour poursuivre sa formation dans l’enseignement qualifiant. Le jour où un élève passera dans l’enseignement général après avoir échoué dans l’enseignement qualifiant, nous pourrons réellement affirmer que ces études ne sont plus une voie de relégation. Parler de filière de relégation, c’est établir une photographie objective de la situation. Cela n’a rien de méprisant. Le vrai mépris, c’est de penser que certains élèves sont par nature incapables d’apprendre ce que les autres apprennent. »  

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Sans changer les conditions de travail auxquelles se destinent les élèves, poursuivent les auteurs, la revalorisation du qualifiant ne sera que cosmétique. Cette domination de l’enseignement général de transition sur l’enseignement qualifiant reflète la hiérarchie qui existe dans le monde du travail entre des postes de décision (vers lesquels mène majoritairement l’enseignement général) et des postes d’exécution (vers lesquels mène principalement le qualifiant): «L’opposition entre métiers manuels et métiers intellectuels recouvre en réalité une opposition entre des professions hiérarchisées du point de vue de leur valeur sociale. Elles n’ont pas le même prestige, elles n’offrent pas le même niveau de rémunération, la même autonomie dans le travail. Les métiers dits manuels renvoient ainsi pour l’essentiel à des positions subalternes dans l’organisation du travail».

« Sans changer les conditions de travail auxquelles se destinent les élèves, la revalorisation du qualifiant ne sera que cosmétique »

Lutter contre le chômage

L’un des moteurs de cette nouvelle impulsion politique est la lutte contre le chômage. Or la Belgique fait face à une équation complexe sur son marché du travail. D'un côté, 505.485 demandeurs d'emploi. De l'autre, 184.431 postes non pourvus, selon les chiffres publiés par L'Écho en janvier 20247 . Un déséquilibre qui frappe particulièrement les moins qualifiés: leur taux d'emploi plafonne à 49,2%, contre 86,6% pour les plus diplômés8 . Ces chiffres témoignent davantage de la concurrence accrue pour l’emploi que de leur faible niveau d’études. «Il faudrait préférer parler de pénurie d'emploi plutôt que d’emplois en pénurie», indique le sociologue du travail Orianne.
Le problème est analysé sous un autre angle par Philippe Hambye et Jean-Louis Siroux: «Cette idée qu’il suffirait d’aligner les études sur les métiers en pénurie, c’est penser que les personnes ne trouvent pas de travail parce qu’elles n’ont pas suffisamment de compétences ou de qualifications. Or, pour toute une série de métiers en pénurie, le problème découle moins du niveau de qualification insuffisant des demandeurs d’emploi que des conditions de travail peu attractives qui sont proposées.»
«Par ailleurs, un enjeu important réside dans le fait de présenter les stages en entreprise uniquement comme un temps de formation et non comme, aussi, un temps de travail durant lequel on produit de la richesse. Ne présenter les choses que sous un angle pédagogique occulte une série de questions d’ordre politique: est-ce souhaitable que des jeunes en âge d’obligation scolaire travaillent 24 heures par semaine (et parfois plus en comptabilisant les heures supplémentaires) en entreprise? Quels effets cela peut-il avoir sur le marché de l’emploi, étant donné que ces jeunes stagiaires sont en concurrence avec de “vrais” travailleurs? Cette lecture ne conduit-elle pas aussi à justifier les bas salaires, la précarité des conditions d’emploi, etc.? »

Et si la «formation» en entreprise est selon les deux chercheurs également du «travail», rappelons, à l’inverse, que les entreprises ne sont pas des institutions de formation. Leur mission première n’est pas de former, mais de produire des biens ou des services de qualité. Les personnes qui y encadrent les stagiaires n’ont ainsi pas toujours les compétences ou le temps de se consacrer à un travail de formation initiale.

Mais, in fine, toute la question ne repose-t-elle pas sur les circonstances de l’orientation des individus? Ont-ils le choix de leurs études et de leur profession? Ont-ils un bagage intellectuel suffisant pour acquérir une certaine polyvalence et être capables plus tard de se reconvertir professionnellement en suivant une formation? Ont-ils la possibilité d’accéder à des formations qualifiantes pour évoluer dans leur métier et améliorer leur situation sociale? C’est à ces questions qu’il convient de porter notre attention.

Pour aller plus loin

Dans Le Salut par l’alternance, un ouvrage rédigé à quatre mains, la problématique de l’enseignement en alternance est disséquée au scalpel. L’ouvrage combine l’enquête ethnographique à l’analyse des discours politiques et médiatiques pour problématiser cette forme d’enseignement. Précis, méticuleux et agréable à lire, Le Salut par l’alternance ouvre une série de réflexions sur les enjeux des transformations du système scolaire et des rapports de travail. Politique sans être militant, à partir d’un sujet qui pourrait paraître isolé, cet ouvrage invite à interroger les certitudes ambiantes qui entravent le champ des possibles.

HAMBYE P. et SIROUX J-P. Le Salut par l’alternance, La Dispute, 2018.

 

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