Priorité numéro un » du nouveau gouvernement de la FWB, la lutte contre la pénurie d’enseignants: un tiers des professeur·es quitte l’enseignement dans les cinq ans qui suivent leur engagement et les inscriptions dans les filières pédagogiques sont au plus bas.
Comment y remédier? Analyse d’un problème complexe.
Le 1er septembre, le réveil de Wail ne l’a plus mené devant ses élèves. Il fait partie de ces 33,7% d’enseignant·es à avoir délaissé les salles de classe au cours des cinq premières années d’entrée en fonction. Titulaire d’un master en bio-ingénierie, c’est à la fin de ses cinq années d’études que «le plaisir à transmettre du savoir» s’est mué en «envie d’être prof». Comme beaucoup d’autres, il lui faudra moins d’une année pour en être dégoûté.
«Je me suis inscrit sur Primoweb, la plateforme de la FWB, et en une semaine je bossais», explique ce tout jeune retraité de l’éducation. Wail dispensait des cours de mathématiques et de sciences en 5e et 7e secondaire d’une école bruxelloise à indice socioéconomique faible. En l’absence de réelle préparation et de structure d’accompagnement, il nous témoigne avoir rapidement eu l’impression de ne pas faire ce qu’on attendait de lui: «Les collègues étaient eux-mêmes déjà débordés. Je comprends qu’ils n’aient pas pris le temps de m’aider à apprivoiser le métier.»
Il décrit ensuite sa précarité professionnelle, alors qu’il enchaînait les contrats de remplacement par blocs de deux mois: «Je vivais dans le suspens, en écoutant aux portes sur l’hypothétique fin de maladie de la personne que je remplaçais.» Trois mois après son entrée en fonction, il pensait déjà la quitter: «Tout était en tension. À mon premier conseil de classe, le directeur m’a appris que j’étais promu titulaire », se rappelle-t-il en plaisantant à moitié. Le 30 juin dernier, il a fini par rendre son tablier.
Pénurie aggravée en dix ans
«Ma feuille de route, c'est la lutte contre la pénurie d'enseignants». La bataille est lancée par Valérie Glatigny (MR), fraîchement nommée ministre de l’Éducation1
. Épinglée «priorité numéro un» de la Déclaration de politique communautaire (DPC) du nouveau gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), la lutte contre la pénurie sonne la rentrée politique et scolaire de l’année 2024-2025.
Et pour cause, comme le révèle l’enquête PISA 2022, 86% des directions d’établissements scolaires de la FWB estiment que le «manque de personnel enseignant» entrave leur capacité à fournir un enseignement de qualité. En 2015, elles étaient 56% à l’affirmer2
. «La situation s’est dégradée au cours des dix dernières années. La crise que nous traversons concerne de nombreux pays européens, même si elle est plus critique en FWB », contextualise Dominique Lafontaine, professeure émérite en sciences de l’éducation à l’Université de Liège et conférencière principale du colloque sur la pénurie d’enseignant·es organisé en avril 2024 à l’Université libre de Bruxelles.
Sur le podium européen de la pénurie, la FWB remporte la médaille d’or. Suivie de loin par le Royaume-Uni et la France. À l’échelle internationale, le Rapport mondial sur les enseignants publié en 2023 par l'UNESCO pointait le besoin de recruter 44 millions d'enseignant·es du primaire et du secondaire d'ici 2030. Un manque qui touche «autant les pays développés que les pays en développement».
Attirer et retenir
Un problème international qui se décline également au sein du tissu géoéconomique de la FWB. Dominique Lafontaine y pointe un élargissement social de la pénurie: «Alors qu’auparavant elle touchait majoritairement les écoles défavorisées, elle s’étend maintenant à l’ensemble des écoles.» Une mauvaise herbe qui se répand sur davantage de disciplines. «Alors que le manque de professeurs concernait essentiellement les langues étrangères et les mathématiques, il s’étend maintenant à pratiquement toutes les matières», avertit la chercheuse. Un constat qu’elle met en écho avec la baisse d’inscriptions dans les formations d’enseignement. Une chute de 22% pour la rentrée 2023-2024 par rapport à l’année 2022-2023. Cela concerne les formations qui mènent au diplôme de l’enseignement préscolaire, primaire et secondaire inférieur.
Sociologue de l’éducation à l’Université de Mons, Sandrine Lothaire inscrit ce phénomène dans un temps plus long: «Sur les vingt dernières années, tant en termes d’inscrits que de diplômés, nous avons connu des fluctuations, mais pas de baisse aussi significative. Cette dernière est probablement imputable à l’entrée en vigueur de la réforme de la formation initiale et, plus spécifiquement, aux incertitudes et aux questionnements qu’elle génère.»
La sociologue avance notamment la problématique de la rémunération, «la question du barème qui n’est toujours pas solutionnée». Et si les futur·es enseignant·es ne savent toujours pas à quelle sauce ils vont être payés, selon Sandrine Lothaire c’est aussi la question de la codiplomation avec des universités qui semble leur avoir coupé la faim: «Ce partenariat a fait peur à plus d’un étudiant. Certains s’inscrivent en hautes écoles après avoir échoué à l’université, tandis que d’autres les privilégient pour éviter de se frotter au monde académique. Pourtant les résultats aux cours dispensés par les universités sont positifs et encourageants. Certaines matières ont même été davantage réussies que celles proposées par les hautes écoles.»
La pénurie des enseignant·es est donc un problème à solutionner doublement: il faut à la fois attirer et retenir le personnel. Un serpent qui se mord la queue. Les conditions de travail sont mauvaises parce qu’il n’y a pas assez de professeur·es; il n’y a pas assez de professeur·es parce que les conditions de travail sont mauvaises.
Sentiment d’utilité sociale
Pourtant, les retours du terrain contrastent avec cette appréciation négative de la fonction. «D’après différentes enquêtes, une large majorité des enseignants sont satisfaits de leur métier, nous explique l’experte Dominique Lafontaine. Ils perçoivent dans leur profession une motivation sociale et un idéal à l’exercer. Les réponses à ces enquêtes nuancent les propos selon lesquels tout serait noir et où l’attractivité dépendrait essentiellement du salaire et des conditions de travail.»
De là à parler d’un métier de vocation? Notre enseignant Wail nous mettait en garde contre ce terme, qui selon lui risquerait de «naturaliser les problèmes rencontrés et à accepter certaines conditions de travail sans chercher à les modifier». L’enquête multidimensionnelle et systémique OASE7, menée par l’ULiège, l’UCLouvain et l’Assemblée Générale de l’enseignement en avril-mai 2022, posait frontalement la question à 818 équipes éducatives du fondamental et 991 du secondaire. Parmi les sondés, 77% choisiraient à nouveau d’exercer leur profession, si c’était à refaire.
«Par-dessus tout, ce que je préfère, c’est le contact avec les élèves. Le partage. Les anecdotes. Les voir évoluer», décrit Joséphine, enseignante de français dans une école secondaire bruxelloise. Avec émotion, elle nous transmet le «pincement au cœur à chaque fin d’année, quand on les regarde partir…». C’est le sentiment «d’utilité publique» qui l’aide à affronter les matins froids et les réveils noirs des longs mois d’hiver.
Décrochage précoce
Docteure en sociologie de l’éducation, Sandrine Lothaire élargit le discours de notre enseignante: «La problématique de la pénurie n’est pas à aller chercher du côté de la crise des vocations ou de la perte d’attractivité du métier. De tous les enseignants interrogés lors de la rédaction de ma thèse, les éléments communs qui les animaient au quotidien sont la relation entretenue avec les élèves et le sentiment de contribuer au façonnement des citoyens de demain.» Les enquêtes sur la satisfaction professionnelle des professeur·es touchent ainsi essentiellement ceux qui resteront en poste. Pour comprendre la pénurie, nos expert·es recommandent de nous pencher sur l’entrée en fonction, la période qui précède le seuil des cinq premières années.
Pourquoi un tiers des jeunes professeur·es raccrochent leurs crampons au cours de cette période? Grégory Voz, docteur en sciences de l’éducation et maitre-assistant à la Haute École Libre Mosane, nous répond en problématisant ce chiffre: «Si nous observons précisément ces 33,7% d’enseignants qui quittent le métier au cours de leurs cinq premières années, nous constatons qu’ils n’ont peu ou pas de formation pédagogique.» En d’autres mots: sans pour autant avoir été contraints d’aller au tableau, se retrouver dans les salles de classe n’était pas leur premier choix. «Le terme “abandonner” est utilisé alors qu’il faudrait lui préférer l’expression “se diriger vers une autre opportunité”. Les personnes ayant suivi des études pour devenir instituteur quittent très peu la profession».
Le choc de la réalité
Les raisons de quitter l’enseignement sont moins tangibles que celles d’y rester. Pour nous aider à mieux les appréhender, Grégory Voz revient sur sa thèse consacrée au début de carrière dans l’enseignement: «Tous les débutants suivis au long de mes recherches se plaignaient de difficultés pédagogiques et administratives. Celles-ci sont démultipliées par le nombre d’écoles où ils officient.» À la manière d’un protagoniste darwinien, les premières années sont marquées par des efforts d’adaptation: aux contraintes méthodologiques et structurelles que réclament les élèves et les institutions, à la rédaction des bulletins singulière à chaque école, aux trajets d’un établissement à l’autre, aux réunions de parents, aux conseils de classe.
Pour qualifier les premiers pas des enseignant·es, la sociologue Sandrine Lothaire parle d’un «choc de la réalité», du hiatus entre préparation et pratique, en précisant que «ce choc est également présent chez les titulaires d’un titre pédagogique. Ils expliquent que leur formation n’outille pas suffisamment à la complexité du métier». Lors des stages, les futur·es enseignant·es restent toujours accompagné·es des titulaires de classe qui peuvent reprendre le contrôle du groupe en cas de souci disciplinaire. «Beaucoup de jeunes enseignants sont également surpris par l’étendue de la charge administrative: plan de pilotage, travail collaboratif avec les collègues, etc.» Un poids qui s’additionne à la préparation des cours, généralement vierge lors de l’entrée en fonction.
Report de la précarité professionnelle
De fait, ce n’est pas un tapis rouge qui fut déroulé pour accueillir les premiers pas de Joséphine, mais des bouts de carpettes : «Deux mois de remplacement maladie par-ci, un mois et demi pour un congé maternité par-là, chaque fois dans un degré inférieur à mon diplôme», se rappelle l’enseignante. Pour décrire la situation, Sandrine Lothaire utilise l’expression de «report de la précarité professionnelle». Sans pour autant remettre en question le principe de nomination, la chercheuse analyse l’une de ses conséquences négatives: «La stabilité de l’emploi des enseignants nommés se fait au détriment des jeunes, engagés sur des temps partiels, des remplacements, des horaires en gruyère, contraints à multiplier les classes. Les jeunes enseignants sont une variable d’ajustement. La précarité professionnelle est reportée sur eux.»
Un constat précisé par le docteur en éducation Grégory Voz: «Pour différents motifs, certains enseignants ne travaillent plus dans leur classe. Ils sont détachés – officiant dans un ministère ou une association – ou absents pour des motifs d’ordre médical. Les conséquences sont importantes pour les jeunes travailleurs, car une fois nommés, les aînés ont la priorité à leur retour. La présence des jeunes est tributaire de leur absence.»
Formation initiale et accompagnement
Selon Sandrine Lothaire, l’un des axes principaux à améliorer se situe dans la préparation des enseignant·es: «Le plus gros du travail se concentre dans la formation initiale, où il est nécessaire de réfléchir à une meilleure préparation au métier pour réduire le choc de la réalité.» Une problématique prise en considération lors des réflexions sur la réforme de la formation initiale des enseignant·es entrée en vigueur en septembre 2023. Cette récente révision des contenus visant à outiller l’enseignant·e à la réalité du métier permet selon la sociologue de relativiser l’actuelle chute des inscriptions: «Même si la chute perdure, une meilleure adéquation entre la formation initiale et la réalité du métier devrait réduire significativement les taux de sorties précoces de la profession.»
L’accompagnement en début de carrière est le deuxième axe pointé par la sociologue pour lutter contre la pénurie. Cet écolage dans l’école nécessiterait l’accueil professionnel et social des jeunes professeur·es. Bien qu’encadré juridiquement par le mentorat, l’accompagnement lors des premiers jours reste, dans les faits, «très limité par crainte de trop s’immiscer dans la gestion des directions et des pouvoirs organisateurs. On leur demande de présenter l’équipe enseignante et de montrer les locaux, mais ça ne va pas réellement au-delà de la première journée». Les professeur·es interrogé·es tout au long de cette enquête confirment l’absence de réels efforts d’intégration lors de leurs premiers jours.
«Je me remettais trop en question, c’était de la flagellation. Personne n’était là pour accueillir mes retours, me conseiller ou me rassurer.» Notre enseignant Wail se rappelle du sentiment d’insatisfaction professionnelle qui résonnait dans la solitude de l’entre deux cours. Recruté en situation de pénurie, Wail n’avait pas de formation didactique. Cet isolement est encore plus délétère envers les personnes non détentrices d’une formation didactique, avides de conseils et de reconnaissance, dont le taux d’abandon est le plus élevé. Une catégorie d’enseignant·es, recruté·es en situation de pénurie plus encore que les autres, victimes du mécanisme de report de la précarité professionnelle.
De la salle de classe à la salle des profs
«Soit les collègues n’ont pas le temps, soit ils disent que tout le monde passe par là, que c’est l’école de la vie.» Joséphine se rappelle l’accompagnement glacial de ses premières heures de cours. Dimension majeure de sa thèse, Grégory Voz insiste sur l’importance «d’un espace, même informel, pour s’échanger des “trucs”, des solutions, mais aussi relativiser ses échecs, inéluctables, y compris pour des enseignants chevronnés. L’isolement qui accompagne certains professeurs renforce le sentiment de “ne pas être fait pour ça”». Le docteur en sciences de l’éducation fait de l’ancrage humain au sein de la fonction un point cardinal de l’après-pénurie: «Tant qu’il n’y a pas de reconnaissance mutuelle entre un enseignant et une communauté professionnelle, il aura tendance à quitter le métier.» Ainsi, un des enjeux centraux ne réside pas tant dans la salle de classe que dans la salle des profs…
- 1https://prof.cfwb.be/article/ma-feuille-de-route-cest-la-lutte-contre-l…
- 2LAFONTAINE D., DUPONT V., QUITTRE V. La pénurie d’enseignants: mise en perspective, 2024. https://hdl.handle.net/2268/317890