Déconfinement: vers une explosion des signalements pour maltraitance infantile?

Lundi 25 mai 2020

Alors que les appels à l’aide pour violences conjugales se sont multipliés pendant le confinement, les signalements pour violences faites aux enfants n’ont pas augmenté, ils auraient même diminué. Et c’est loin d’être une bonne nouvelle…

Aurore Dachy travaille à l’ONE[1] et accompagne le travail des quatorze équipes SOS Enfants qui œuvrent à Bruxelles et en Wallonie. Les équipes, multidisciplinaires, interviennent dans des situations de maltraitance infantile. «On est très inquiet, nous dit-elle, depuis la mise en place du confinement, il n’y a pas plus de signalements, et dans certains centres, parfois moitié moins que d’habitude, alors que l’enfant a besoin d’un porte-parole». Ces propos sont corroborés dans le journal Le Soir, par Guy De Clercq, conseiller au Service de l’Aide à la Jeunesse (SAJ) de Mons: «on craint une vague de signalements de détresse psychosociale qui nous arriverait au moment du déconfinement»[2] . Pour Aurore Dachy, «cette absence de signalement ne nous étonne pas, car les signalements émanent de professionnels, et si les enfants ne vont pas à l’école, c’est tout un secteur qui ne relaie pas les situations auprès des équipes. C’est pareil pour les signalements effectués par la famille ou l’entourage. Par exemple, une grand-mère inquiète pour son petit-fils peut toujours relayer ses inquiétudes mais n’a plus accès à la famille». À SOS Enfants, habituellement, 53 % des signalements émanent de professionnel·le·s[3], et 46 % de non professionnel·le·s (52% par la mère et 19% par un membre de la famille)[4].

Les types de violence faites aux enfants

L’ONE divise les violences en différentes catégories: violences sexuelles, physiques, psychologiques, institutionnelles[5], négligence grave[6], violences en lien avec les conflits ou violences conjugales. Le rapport d’activité 2018 met en exergue le fait que «la catégorie ‘violences conjugales et conflits conjugaux exacerbés’ constitue la maltraitance la plus diagnostiquée (plus d’un tiers des prises en charge)». Cette catégorie englobe les enfants spectateurs des violences conjugales. «La maltraitance psychologique est diagnostiquée dans un quart des prises en charge. La maltraitance sexuelle, la maltraitance physique et la négligence grave sont chacune diagnostiquées dans environ un cas sur six». Par rapport au genre, les garçons sont légèrement plus impactés par la violence physique (46% - 54%), et les filles beaucoup plus sujettes aux violences sexuelles (67% - 33%). Pour les autres types de violences, les chiffres sont plus ou moins les mêmes. Concernant les auteur·trices de violences, 59% des violences physiques, 51% des violences psychologiques et 90% des sévices sexuels (le chiffre est sans appel) sont perpétrés par des hommes. En outre, 54% des négligences graves sont perpétrées par des femmes, ce qui s’explique par le fait qu’il y a, statistiquement, plus de femmes qui s’occupent des enfants, donc plus de risques de négligences[7].

Recrudescence des violences intrafamiliales pendant le confinement

Selon plusieurs sources[8], lors du déconfinement chinois, une augmentation massive de la violence domestique envers les femmes et les enfants a été constatée. Ainsi, le contexte de confinement créerait un climat propice aux violences. Les propos d’Aurore Dachy vont en ce sens, «ce huis clos imposé dans des familles où il y a déjà énormément de tensions risque de renforcer les violences». Par ailleurs, la psychologue Caroline Maison explique: «le confinement a contraint les parents à devoir assumer tant leur rôle de parent que leurs obligations professionnelles, et ce sans plus aucune ressource, que ce soit l’école, la crèche, les grands-parents, le sport ou les loisirs pour décompresser… tout en maintenant les exigences professionnelles: deadlines, performances... Ceci augmente le stress, les contraintes familiales, comme devoir travailler ET ‘faire école’, assumer son ménage sans plus aucun aide extérieure, avoir 24h/24 son bébé près de soi au lieu de pouvoir le déposer en crèche». Un article de Slate[9] donnait dernièrement la parole à des jeunes, confinés avec leurs parents. Laurie, 16 ans, expliquait: «mes parents me traitent depuis toujours d’incapable, de ‘sous-merde’... Depuis quelques jours, leurs paroles deviennent de plus en plus violentes. Pour le moment, ils ne m’ont jamais frappée. Mais mon père avoue désormais qu’il en a envie. J’ai vraiment peur». De son coté, Julie, lycéenne, confiait que «le plus difficile est de ne pas pouvoir fuir mes parents qui me maltraitent psychologiquement, en me rabaissant et m’humiliant constamment. Ils m’ont toujours fait comprendre que je n’étais pas désirée. J’ai fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, pour anorexie ou tentative de suicide. J’étais bien là-bas, sans eux. Avec le confinement c’est pire que tout, être bloquée avec mes parents 24 heures sur 24. Ne pas voir mon copain. Ils me privent de téléphone, d’ordinateur. J’ai de la haine envers eux. Il y a deux jours, j’ai eu envie de me scarifier. Je ne supporte plus cette atmosphère. Le confinement fait ressurgir des idées noires...» Selon Martine Brousse, présidente de l’association La Voix de l’enfant, interviewée dans ce même article, «dans certaines familles qui ne présentent aucun risque de violence, des comportements maltraitants peuvent apparaître à cause du confinement». Dans un contexte déjà tendu, Aurore Dachy explique qu’il y a, en plus, «des familles qui sont juste dans la gestion économique, qui se posent la question de ‘ce qu’on va manger demain’». Ainsi, l’urgence est parfois d’abord d’ordre alimentaire.

Augmentation des violences conjugales

Le 31 mars, pour la RTBF, Aurélie Jonkers, avocate spécialisée en droit de la famille expliquait: «Je suis dévastée par l’accroissement du nombre d’appels de femmes victimes. Elles m’appellent en me disant qu’elles ne savent pas quoi faire. Qu’elles ne peuvent pas partir, qu’elles sont bloquées». De même, selon les travailleur·se·s de la ligne d’écoute gratuite: 0800/30.030 (numéro belge pour les violences conjugales), «Il y a une augmentation des appels, c’est un fait. (…) On doit gérer des états de panique et d’angoisse importante au téléphone». Alors que l’ONE considère que les enfants dont la mère est victime de violence conjugale sont aussi victimes de ces violences, nul doute, qu’il y aura, lors du déconfinement, une augmentation de violences diagnostiquées d’enfants victimes de violences domestiques. A ce sujet Caroline Maison raconte: «les enfants témoins de violences conjugales sont tout aussi victimes que s’ils étaient frappés ou maltraités eux-mêmes. Il est intolérable de voir un être d’attachement (souvent la mère) battue par l’autre figure d’attachement (le père dans cet exemple): ces enfants souhaitent protéger leur mère mais ne savent plus quoi penser. Souvent, petits, ils ne comprennent pas ce qui passent, ne peuvent s’expliquer de tels comportement, et leur cerveau «bugge» littéralement. Ils peuvent alors se replier sur eux-mêmes afin de se faire oublier, ou au contraire devenir de vrais petits diables pour tenter d’attirer l’attention sur eux au lieu de sur leur maman».

Au lieu de se découvrir et de découvrir le monde, l’enfant sera obligé d’assurer sa survie et sa sécurité. Il passera son temps à observer les comportements de son ou ses agresseur(s) pour anticiper les violences et les éviter.»

La vulnérabilité des enfants face aux violences

Face à toute forme de violence, les enfants sont en première ligne. Selon le Délégué Général aux Droits de l’enfant, Bernard Devos, «face à la violence, les enfants fonctionnent comme des éponges, en terme de stress, d’angoisse, d’agressivité». La psychiatre Muriel Salmona explique: «L’enfant va être obligé de se construire comme il peut dans un univers violent et incohérent où il est constamment en insécurité. Au lieu de se découvrir et de découvrir le monde, il sera obligé d’assurer sa survie et sa sécurité. Il passera son temps à observer les comportements de son ou ses agresseur(s) pour anticiper les violences et les éviter. Pour que l’enfant se sente en sécurité, il est essentiel que l’agresseur se sente bien, ne soit pas contrarié, cette tâche de survie devient la plus importante et passe bien avant ce qui devrait être les besoins primordiaux, les désirs et intérêts de l’enfant, ce fonctionnement explique en grande partie le syndrome de Stockholm. Il sera aussi bien obligé d’intégrer tout un système de règles délirantes imposées par la tyrannie domestique, système en contradiction avec le système extérieur»[10].

Les conséquences pour les enfants

Pour Aurore Dachy, «l’ambiance est vraiment anxiogène, certains vont l’exprimer, transformer cela en stress, en agressivité, d’autres vont prendre sur eux. On peut craindre que des décompensations surgiront si la situation perdure, si on ne peut pas revenir à une vie à peu près normale». Toujours selon Muriel Salmona, «dans le cas de traumatismes, l’enfant devra survivre face aux violences qu’il subit mais il devra aussi survivre face à des troubles psycho traumatiques très importants qui se seront installés de façon chronique. Il ne pourra pas grandir normalement et il présentera, tant qu’il ne sera pas protégé et libéré de la mémoire traumatique de tout ce qu’il a subi, d’importants troubles du développement et de la personnalité. Le formatage imposé par le tyran sur un enfant entraîne chez l’enfant devenu adulte une hyper adaptation aux moindres désirs d’autrui. Adulte, il reste essentiel de ne jamais contrarier quiconque au risque de se sentir en grand danger, par allumage d’une mémoire traumatique de violences exercées par le tyran de son enfance».

Déconfinement

Depuis 15 jours, date du début déconfinement, «il y a de plus en plus d’appels», nous dit le personnel de SOS Enfants Verviers. Les équipes nous disent craindre d’être submergées par une explosion des signalements surtout à partir de août et septembre, quand les enfants reprendront complètement leur vie sociale. En attendant, l’école recommence tout doucement, une décision que saluaient ce mardi 19 mai, 269 pédiatres, dans une carte blanche, car pour eux, «l’école, outre son rôle pédagogique et social, offre un environnement qui permet de détecter les signes de souffrance physique et psychologique de certains enfants»[11].

Juliette Bossé, secteur communication

 


SOMMAIRE DU DOSSIER: Maltraitance infantile et confinement


[1] Office de la naissance et de l’enfance. [2] Le Soir, 22/04/2020. [3] ONE, rapport d’activité 2018. [4] Le Service de l’Aide à la Jeunesse (SAJ) et le secteur «Service de Protection de la Jeunesse (SPJ), secteur judiciaire, police», représentent presque la moitié des signaleurs professionnels. [5] La maltraitance institutionnelle n’a été diagnostiquée que dans 1% des prises en charge (ce dernier type de maltraitance est rarement signalé auprès des équipes SOS Enfants). [6] La négligence est une absence de comportements bénéfiques à l’enfant, pour assurer sa sécurité, son développement et son bien-être. Les cas de négligence, souvent chroniques, se caractérisent par de l’incapacité, de l’ignorance, de l’indifférence affective, de la non-disponibilité des parents, etc. Intentionnelle ou non, la négligence se traduit sur différents plans: alimentation, habillement, surveillance, hygiène, éducation, stimulation, recours aux soins médicaux. [7] En 2019, 41% des enfants pris en charge vivaient principalement chez leur mère, et seulement 8% vivaient principalement chez leur père. ONE, rapport d’activité 2018. [8] Le Monde, 28/03/2020. [9] Slate, 07/04/2020. [10] Extraits de l’ouvrage Le Livre noir des violences sexuelles, Muriel Salmona, Dunod, 2013. [11] RTBF, 19/05/2020.

mai 2020

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