La science entre confinement et déconfinement

Lundi 4 mai 2020

François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences
Le confinement fonctionne-t-il ? Et peut-on prévoir ce qui se passera ensuite ? Fallait-il d’ailleurs confiner ? Le confinement ne sert-il qu’à sauver des “vieux” ? Voici quelques questions auxquelles on peut tenter d’apporter quelques réponses, mais il reste tant d’inconnues que l’avenir reste bien incertain.

Freiner un pétrolier avec un moteur de tondeuse à gazon

Rappelons que le but du confinement est de minimiser les contacts pour rendre la plus petite possible la valeur du R (le nombre moyen de personnes qu’un malade infecte à son tour). Plus R est proche de zéro, plus les courbes des admissions quotidiennes à l’hôpital et du nombre de décès quotidiens redescendent. Dans l’idéal théorique, un R = 0 conduit à une extinction complète de l’épidémie après un bon mois.

Il existe donc des retards de 12 et 24 jours entre une mesure et son effet sur les hospitalisations et les décès, respectivement.

Rappelons aussi que le délai moyen entre l’infection et l’entrée éventuelle à l’hôpital est de l’ordre de douze jours, et le nouveau délai entre l’entrée à l’hôpital et la guérison (ou le décès) est d’encore une douzaine de jours. Il existe donc des retards de 12 et 24 jours entre une mesure et son effet sur les hospitalisations et les décès, respectivement[1]. Toutes proportions gardées, gérer une épidémie avec de tels délais revient un peu à changer l’allure d’un pétrolier avec un moteur de tondeuse à gazon !

Le confinement a-t-il atteint son but ?

Les deux mesures principales datent du 14 (horeca) et 18 mars (confinement) – disons le 16 mars pour choisir une date moyenne. En vertu des “effets retard”, il fallait théoriquement attendre les environs du 28 mars (J+12) pour observer une baisse du nombre de nouvelles hospitalisations, et les environs du 9 avril (J+24) pour observer une baisse du nombre de décès quotidiens. Ces deux dates sont passées un peu inaperçues, mais elles étaient importantes pour observer l’efficacité du confinement. De façon remarquable, la courbe des hospitalisations et des décès a bien suivi ce scénario, ce qui est plutôt rassurant. Le confinement a donc porté ses fruits. Il faut cependant nuancer ce bilan en mentionnant d’abord que le R pendant ce confinement a été estimé à environ 0.8, ce qui est inférieur à 1, mais pas très proche de zéro. Le confinement était loin d’être strict comme en Chine. La décroissance des courbes d’hospitalisation et de décès est donc lente : au 20 avril, l’épidémie n’a pas du tout retrouvé son niveau du 16 mars. Ensuite, toujours à cause des effets retard, il n’est malheureusement pas impossible que le week-end de Pâques (suivi d’une semaine de vacances ensoleillée) se traduise par une nouvelle hausse des hospitalisations, et des décès début mai. En somme, la décroissance de l’épidémie se caractérise donc par une certaine fragilité.

Confinement, déconfinement, puis reconfinement ?

L’enjeu du déconfinement, quelle qu’en soit la date, est de maintenir un R proche de 1, afin que l’épidémie continue à traverser la population à un rythme constant et non exponentiel : par exemple, 200 nouvelles hospitalisations par jour, la cadence effective vers le 20 avril. Au bout d’un “certain temps” (combien ? - voir plus bas), la proportion de Belges ayant “fait la maladie” (et donc immunisé·e·s) atteint les fameux 60% à partir desquels l’immunité de groupe est théoriquement atteinte - l’épidémie ne se propage plus, la crise est terminée. C’est le sens du slogan “flatten the curve”[2]. Une vie normale (câlins, matchs de foot, voyages) ne pourra clairement pas reprendre. Un certain nombre de contraintes devront être adoptées : masque obligatoire, interdiction de voyages internationaux et même régionaux, rassemblements interdits au-dessus d’un certain nombre de personnes, etc. Ces mesure suffiront-elles à maintenir le R proche de 1 ? On l’espère, mais le fait que le R en confinement vaille 0.8 pourrait nous rendre pessimistes : il suffirait de très peu de contacts en plus pour passer au-dessus de la barre de 1, ce qui referait exploser l’épidémie ! Certaines simulations proposent ainsi un triste scénario : après quelques mois déconfinés, “rebond épidémique”, puis de nouveau deux mois de confinement, déconfinement suivi d’un nouveau rebond, etc. Et nous voilà partis pour plusieurs mois d’oscillation entre confinement et déconfinement, jusqu’au moment si attendu où 60% de la population serait immunisée contre la maladie[3]. Ce scénario peut nous paraître fou. Mais, aussi tard que le 10 mars, la perspective de ne pas bouger de chez nous pendant six semaines de printemps ne nous paraissait-elle pas folle ?

Des inconnues qui rendent optimistes… ou pas

Mais de très nombreuses inconnues empêchent les scientifiques, quels qu’ils soient, d’être trop sûrs d’eux, et donnent du grain à moudre aux optimistes comme aux pessimistes. Prenons un exemple. Les modèles mathématiques utilisés pour simuler l’épidémie partent généralement du principe que chaque personne croise aléatoirement x personnes par jour, qu’elle risque d’infecter avec une probabilité p. Or rien n’est plus faux. La plupart des gens restent dans un milieu social et géographique restreint (voyageant peu, fréquentant essentiellement quelques voisin·e·s et ami·e·s qui eux/elles-mêmes se fréquentent entre eux/elles en de petits cercles quasi fermés). A l’inverse, certains individus (qu’on appelle les “hubs”) croisent chaque semaine des milliers de personnes socialement et/ou géographiquement éloignées (commercial·e fréquentant trois pays par semaine et des salles de concerts le week-end, etc). Or les scientifiques savent qu’il suffit d’un très petit nombre (1 pour mille par exemple) de ces “hubs” agissant dans la masse des personnes normales pour disséminer très efficacement la maladie.

Si quelques dizaines de “hubs” cessent de propager la maladie (soit parce qu’on les force à l’immobilité, soit parce qu’ils ont eu la maladie et sont immunisés), l’épidémie ralentit.

Prendre en compte ce phénomène (ce qui est très difficile, car personne n’a jamais cartographié tous les liens entre individus !) fait appréhender la pandémie différemment. Par exemple, si quelques dizaines de “hubs” cessent de propager la maladie (soit parce qu’on les force à l’immobilité, soit parce qu’ils ont eu la maladie et sont immunisés), l’épidémie ralentit peut-être plus efficacement que si on empêche des milliers de gens normaux de pique-niquer avec leurs voisins. Par conséquent, il se peut que l’immobilisation ou l’immunisation des “hubs” contribue énormément au freinage de la maladie. L’immunité de groupe serait alors atteinte avant les 60% d’immunisé·e·s dont on parle habituellement. 58, 30 ou 45 % ? On ne sait pas. Parmi les inconnues également, il y a la proportion d’immunisé·e·s dans la population. Qui est vraiment protégé contre la maladie ? Peut-être beaucoup plus qu’on ne le croit (car on suppose que de nombreux porteurs asymptomatiques ne se sont même pas rendu compte qu’ils “faisaient un petit covid”), mais peut-être beaucoup moins (car faire un “petit covid à la gorge” n’immuniserait peut-être pas complètement contre un “gros covid dans les poumons”[4]). Autre inconnue encore, les mutations possibles du virus. “Faire un corona” en 2020 protège-t-il contre le virus qui pourrait revenir en 2021 sous une nouvelle forme ? Pas sûr, mais peut-être. Ces quelques exemples montrent que les simulations épidémiologiques ne doivent surtout pas être prises comme des “prévisions” fiables. Souvent, ils n’intègrent pas des paramètres qui, à l’heure actuelle, sont encore largement inconnus.

Fallait-il confiner : question sans réponse ?

Et si le confinement avait été la mauvaise solution ? Et si ces semaines (six, sept, ou plus ?) d’immobilité forcée avaient plus de conséquences négatives (pertes de revenus, femmes et enfants battus, troubles mentaux, hospitalisations reportées, dépistages de cancer manqués, suicides peut-être, donc des décès aussi) que de conséquences positives (vies sauvées, mais aussi pollution diminuée, accidents de la route évités) ? Peut-on tenter une comparaison avec, par exemple, l’autre stratégie (que les anglophones appellent “mitigation”) - n’isoler que les malades et les personnes à risques, et laisser vivre normalement les autres, dans le but d’atteindre rapidement l’immunité de groupe ? Il est sans doute quasi impossible de répondre à cette question. D’abord car peu de pays ont choisi la mitigation, ce qui empêche les comparaisons. Ensuite, que signifie “positif” ou “négatif” à l’échelle d’une société ? Comment mettre en balance deux décès de personnes âgées avec un suicide de père de famille ? Ces questions ne sont pas du ressort de la science. Néanmoins, on peut (et cela est fait avec des succès divers) estimer certaines conséquences du confinement : le nombre de vies sauvées, le nombre d’accidents de voiture et la pollution urbaine évités, le nombre de suicides, de faillites, de cas de maltraitance supplémentaires, de cancers non dépistés, etc. Mais tout rassembler en une vaste comptabilité paraît impossible si on ne quantifie pas, et une telle quantification contient nécessairement une part d’arbitraire (“un décès de grand-mère de 70 ans vaut-il plutôt 0.3 ou 2.1 enfants battus ?”).

Sachant que 90 % des décès covid concernent des personnes de plus de 65 ans (appelons-les les “retraités” pour simplifier, et nous appellerons “actifs” les plus jeunes), on serait tenté de dire : “le confinement est un immense sacrifice consentis pour les retraités".

Mitigation : place aux jeunes ?

En poussant le raisonnement précédent, et sachant que 90 % des décès covid concernent des personnes de plus de 65 ans (appelons-les les “retraités” pour simplifier, et nous appellerons “actifs” les plus jeunes), on serait tenté de dire : “le confinement est un immense sacrifice consentis pour les retraités : moins de qualité de vie et plus de décès chez les jeunes pour sauver la vie des vieux”. On pourrait donc, pour donner la priorité aux jeunes, privilégier la mitigation. L’épidémie passerait rapidement sur le pays jusqu’aux 60 %, les hôpitaux seraient brièvement (quelques mois) surchargés ; les actif·ve·s seraient globalement peu touchés, les retraité·e·s seraient frappé·e·s par des contagions inévitables, mais “pas trop” grâce à leur isolation. Au final, cette stratégie permettrait d’éviter les conséquence néfastes du confinement au prix de décès de quelques dizaines de milliers de retraité·e·s (en Belgique). Ainsi, la mitigation donnerait priorité à l’activité et à la santé des jeunes, là où le confinement serait essentiellement une stratégie de protection de la santé des vieux.

Erreur de calcul : le corona pas soigné tue aussi des actifs!

Il faut fortement nuancer ce propos, qui est basé sur une erreur de calcul. Car si 10 % des décès sont des “actif·ve·s”, ce qui n’est déjà pas rien, environ 40 % des personnes en réanimation sont des “actifs”, qui mourraient sans assistance respiratoire. Donc le covid tuerait beaucoup d’“actif·ve·s” s’ils/elles n’étaient pas soigné·e·s efficacement. Pour illustrer ceci, faisons un petit calcul, grossier certes, mais pour fixer les idées. Imaginons que le pays ait choisi la mitigation. Pas de confinement sauf pour les “vieux” et les malades : hôpitaux totalement débordés pendant quelques mois, une assez forte proportion des réanimations concernant des actif·ve·s. Par exemple, pour chaque lit de réanimation, cinq malades : deux retraité·e·s et trois actif·ve·s. De façon relativement évidente, les médecins feraient le terrible choix d’exclure les deux retraités. Mais il leur faudrait encore choisir lequel/laquelle des trois “actif·ve·s” sauver. Bilan pour ce lit : deux actif·ve·s et deux retraité·e·s décédé·e·s. Ce scénario se répèterait des dizaines de milliers de fois pendant le passage de l’épidémie. Le résultat ? Un mort sur deux a moins de 65 ans ! Donc : en cas de forte surcharge hospitalière, le covid ne serait plus une maladie “qui ne tue que les vieux”. Elle deviendrait, au contraire, une maladie qui tuerait peut-être autant d’actif·ve·s que de retraité·e·s. Il est donc en partie erronné de dire que “le confinement sert à préserver les vieux”.

Et la suite ?

A moins d’événements marquants (traitement efficace, disparition du virus avec l’été, autre catastrophe qui éclipserait l’épidémie), le scénario de progression de la maladie à cadence constante est l’option que la Belgique continue de poursuivre. Mais pour combien de temps ? Les sciences sont bien impuissantes à “prévoir ce qui va se passer” pendant le déconfinement : trop d’inconnues empêchent tout forme de prévision. Et puis, nous ne sommes pas des bactéries sous cloche, mais des humains ; notre avenir dépend de décisions personnelles et collectives.

François Chamaraux, docteur en physique, enseignant en sciences  

[1] Même si de légers effets peuvent être décelés après une semaine. [2] « Aplatissons la courbe », slogan que les autorités ont choisi de placarder dans aucune des langues officielles du pays. [3] https://www.imperial.ac.uk/mrc-global-infectious-disease-analysis/covid-19/report-9-impact-of-npis-on-covid-19/ consulté le 18 avril 2020. [4] https://laviedesidees.fr/Sortie-de-confinement-ou-la-somme-de-tous-les-dangers.html, consulté le 16 avril 2020.

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